Don Juan

Chapitre 16LA GRAND’ROUTE

Ils allaient au pas, rênes flottantes, donnantdu repos à leurs bêtes qui venaient de fournir un rude temps detrot, et ils avaient Brantôme devant eux à plus d’une lieueencore.

Le soir venait. Au ciel s’échafaudaient et sedisloquaient de tragiques décors de nuées échevelées. Les bises dedécembre sifflaient au ras des bruyères et leurs folles rafalesdansaient sur ces arides plateaux du haut Périgord, coupés de vauxescarpés et, par places, couverts de châtaigneraies ou de bouquetsde bouleaux dont les fines ramures éployaient, gris sur gris, leursténues dentelles compliquées.

Don Juan était pensif. Jacquemin Corentinbavardait à tort et à travers.

– Monsieur, disait-il, voyez ces arbresdont les pieds sont jonchés de feuilles. Quelle ruse est laleur ! Et quelle intelligence ! Pouvez-vous me direpourquoi, l’été, ils se couvrent de feuillage, et pourquoi, l’hivervenu, ils s’en dépouillent et le laissent tomber ?… Vous nerépondez pas ?… Vous ne savez pas ! Je sais, moi. Etpourtant je n’étudie pas les livres comme vous. Les arbres,monsieur, madrés et retors plus qu’on ne pense, les arbres secouvrent de feuilles l’été, pour garantir leur tête des ardeurs dusoleil. L’hiver, ils ont froid aux pieds, et, du même feuillage, sefont une couverture pour les réchauffer… Il y a aussi une chose queje voudrais savoir…

– Tu m’ennuies. Parle à ton nez, s’ilfaut absolument que ta langue marche.

Corentin loucha sur son nez, d’un air aimable,comme pour le saluer, et reprit :

– Monsieur mon nez, je voudrais biensavoir pourquoi nous sommes partis de Périgueux, lespremiers ? Depuis Séville, nous ne perdions pas de vue lanoble demoiselle…

Don Juan tressaillit et regarda Corentin detravers. Celui-ci continua :

– Pourquoi, aujourd’hui, la laissons-nousen arrière ? C’est à vous que je parle, monsieur mon nez.Aurions-nous renoncé à cette poursuite indigne d’un vraigentilhomme ? Serions-nous touché enfin du courage et de lafermeté de cette malheureuse enfant ?

Don Juan poussa un long soupir etfrissonna…

– Répondez-moi, nez sans scrupule !Quand nous partîmes de Séville, cette vaillante fille d’Andalousieétait accompagnée de deux serviteurs. Lorsque nous traversâmes lesgorges de la Sierra-Morena, une nuit, vous vous éloignâtes seul…c’est à vous que je parle, mon nez ! Le lendemain, lademoiselle n’avait plus qu’un écuyer près d’elle. Pourquoi ?…Pourquoi ?…

– Corentin !…

– Taisez-vous, mon nez ! Et lorsquenous eûmes passé la Bidassoa, une fois encore, par un soir sanslune, vous me laissâtes seul. Quand nous entrâmes à Bayonne, lanoble demoiselle était seule ! Seule !… Pourquoi ?Pourquoi ? Ah ! pourquoi y avait-il du sang à notrerapière, à telles enseignes que je dus passer une heure à lafourbir et faire reluire comme devant ?

– Eh ! fit don Juan, Que de bruitpour deux malheureux coups d’épée !

– C’est à vous, à vous seul que je parle,mon nez ! Je ne vous reproche pas ces deux coups d’épée, carje vous connais : sous ce rapport, du moins, vous êtesincapable de traîtrise…

– Tu peux le croire ! Le combat futloyal. Et j’aurais pu les tuer : je me contentai de les mettrehors d’état de continuer leur route.

– Taisez-vous, nez scélérat ! Ladéloyauté de ces coups d’épée gît justement en ce que vous vouliezque la pauvre demoiselle fût seule ! Seule ! À votremerci !… Mais mal vous en prit, c’est de vous que je parle,mon nez !… Par trois fois, vous voulûtes aborder cette enfant…toute seule !… sur ces routes désertes !… Et il luisuffit de vous regarder de la tête aux pieds, comme ceci,lentement, sans même daigner montrer de la colère… elle vousregarda ! Et vous demeurâtes court, sur la routedéserte !… Ah ! mon nez, mon nez ! J’en risencore ! Comme vous vous êtes allongé ! Dieu saitpourtant que vous étiez déjà assez long ! Corentin louchajoyeusement sur la pointe de son nez.

– Hélas ! soupira don Juan. Tu asbien raison, va ! La cruelle n’eut point pitié de mes larmes.Elle s’obstina à ne point voir cet amour qui me consume. Ah !Léonor, lui eussé-je dit si elle eût daigné m’entendre… mais, parle Ciel, elle m’entendra ! Il le faut. Cela sera, et avantpeu, dussé-je…

– Monsieur, interrompit Corentin, ellevous entendra… c’est à vous, maintenant, que je m’adresse. Maispeut-être ne vous croira-t-elle pas !

– Et pourquoi, Corentin ?L’amour véritable trouve de sincères accents auxquels ne se trompejamais l’oreille d’une femme. Il faudrait un cœur de roche pour nepas écouter le cri de ma passion !

 

– Oui, mais elle ne vous croira pas sielle sait comment on vous appelle à Séville… et elle doit lesavoir.

– Eh ! Comment m’appelle-t-on ?Tu le sais donc, toi ?

– Sans doute. Comme tout le monde. Onvous nomme Don Juan el Burlador…

– Ciel ! Est-ce possible !Peut-on à ce point travestir la vérité ! Moi ! Untrompeur !… Arrête, Corentin ! Faisons un peu halte encet endroit… Mets pied à terre… Vois-tu cet arbre dont le tronc sehérisse de branches fines, presque jusqu’au sol ?… Là, au bordde ce ruisseau…

– Un peuplier, dit Corentin.

– Peu importe. Va, Corentin, va, et coupeune de ces branches.

Jacquemin obéit.

– Non, pas celle-là ; elle est tropmaigre… là ! tu y es… celle-ci fera l’affaire… élague-la unpeu… très bien !

– Voici, monsieur. Qu’en voulez-vousfaire ?

– Moi ? Qu’en ferais-je ? Elleest pour toi. Rosse-toi, Corentin, et de bon cœur donne-toi labastonnade.

– Quoi ! Vous voulez quemoi-même…

– Ne m’as-tu pas fait promettre de neplus te battre ? Qui châtiera donc ton crime, sinontoi-même ?

– Mon crime ? fit Corentin.

– Sans doute. Tu sais que je suis l’undes Vingt-Quatre de Séville. Tu as blasphémé l’un des Vingt-Quatreen l’appelant trompeur. C’est un crime que la justice andalousepunit de prison. Mais je te veux du bien et me contenterai d’unevingtaine de coups de bâton que tu vas t’appliquer d’une mainferme… Très bien ! Continue ! Hardi ! Oh ! necrie pas si fort, tu m’assourdis !

En effet, Jacquemin criait, et il en avaitbien le droit, car c’est en toute conscience qu’il obéissait,s’administrant à lui-même sur les jambes et les épaules une rudevolée de ce bois vert.

– Assez ! dit enfin don Juan.Pardonne-toi le reste, va, ne sois pas impitoyable.

– Monsieur, dit Jacquemin en geignant, jevous rends votre promesse. Une autre fois, j’aime mieux que ce soitvous qui me rossiez : vous frappez moins fort.

– Je le veux bien, puisque cela te rendservice. Maintenant, dis-moi, comment m’appelle-t-on àSéville ?

– C’est un nom bien connu, monsieur. Iln’y a qu’une voix. Toute l’Andalousie vous appelle don Juan leVéridique.

– Ha ! Tu vois bien ?… Tul’avais donc oublié ?

– Heu… oui ! Mais que je sois damnési votre vrai nom me sort plus de la tête !

Ils s’étaient remis en route, trottant dans levent.

Le chemin, défoncé par les pluies d’automne,se moirait de flaques frissonnantes.

Brusquement, il s’encaissa entre deux hautstalus aux flancs desquels rampaient des ronces.

Comme ils débouchaient sur une vaste lande,deux cavaliers débusquèrent du détour, l’un armé d’une lourde épée,l’autre d’une arquebuse et portant la mèche allumée toute prête. Lepremier leva le bras et cria :

– Halte ! La bourse ou la vie !Choisissez ! Et vite !

– Oh ! fit don Juan, laissez-nousune minute de réflexion !

– C’est ainsi ? Feu, Bel-Argent, feudonc !

Corentin s’aplatit sur l’encolure de soncheval. Don Juan tira sa rapière. La balle siffla et se perdit auloin. L’homme qui avait crié se rua. Il y eut un choc violent. Unevision de chevaux mêlés et cabrés, des éclairs d’acier, un sourdjuron. Et tout à coup, le malandrin se renversa sur la croupe de samonture qui s’emporta dans la lande et s’arrêta à cent pas… leblessé glissa, tomba lourdement sur le sol et demeura immobile –cela n’avait pas duré une minute. Don Juan s’avança vers le truandqui se mourait, et mit pied à terre, laissant Corentin face à faceavec l’homme à l’arquebuse qu’il avait jugé d’un coup d’œil.

Ce pauvre diable n’avait l’air ni méchant, nibien terrible ; il vous avait plutôt une de ces figuresnarquoises de bon drille toujours prêt à rire ; seulement, ilsemblait stupéfait, et pour le moment s’occupait uniquement àcontempler Corentin avec une attention soutenue.

– Je lui fais peur, pensa Jacquemin.Alors, dit-il, tu te nommes Bel-Argent ?

L’homme fit oui de la tête. Puis, sans douteenhardi tout à coup :

– Est-ce qu’il estvrai ? demanda-t-il.

– Quoi donc ? sursauta Corentin.

À ce moment revenait don Juan qui, ayant toiséle routier, lui dit :

– C’est fini. Tu peux allerl’enterrer.

– Jean Poterne est donc trépassé ?fit Bel-Argent, sans tressaillir. Eh bien, le voilà content, luiqui disait toujours qu’il aimait mieux périr dix fois d’un coup dedague ou d’épée en rase campagne qu’une seule fois avec une cravatede chanvre au cou. Je l’enterrerai, oui, et les corbeaux que voicin’en auront mie.

Telle fut l’oraison funèbre de celui quigisait sur la lande obscure, la gorge ouverte.

– Tu auras pour toi son cheval et sesdépouilles, reprit don Juan. Va, et, désormais, regardes-y à deuxfois avant de te jeter à la tête des gens, ou bien tâche d’êtreplus adroit de ton arquebuse.

Bel-Argent haussa les épaules, et après undernier coup d’œil à Corentin, se dirigea vers son compagnon étendulà-bas près du cheval… À dix pas, il se retourna :

– Alors, il estvrai ? répéta-t-il.

– Quoi ! cria furieusement Corentin.Quoi donc ?…

– Eh, l’ami ! dit soudain donJuan.

Il hésita, se débattit peut-être contre lapensée qui venait de surgir en lui, puis :

– Écoute ici… ou plutôt non, je vais àtoi, se reprit-il en jetant vers Corentin un étrange regard.

Il eut un geste rude et violent, JacqueminCorentin s’immobilisa.

– Oh ! songea-t-il. Pourquois’éloigne-t-il ? Pourquoi ne veut-il pas que jel’entende ? Il a cette figure de bête mauvaise et déchaînéeque je lui ai vue deux ou trois fois… Que médite-t-il ?…

Don Juan et le malandrin s’étaientécartés…

Ils s’arrêtèrent près du cadavre de JeanPoterne.

Sous le ciel tragique, dans l’obscuritéd’instant en instant plus dense, c’était un sombre et sinistregroupe – le cheval sans cavalier allongeant les naseaux vers le solen soufflant, puis brusquement, redressant la tête pour jeter auvent un hennissement semblable à une plainte stridente – le corpsimmobile, vague silhouette, pauvre tas de loques à peine visible –don Juan qui parlait d’une voix sourde, tout droit, tout raide,sans un geste – et le truand qui écoutait, drapé dans un manteaueffrangé…

Il se débattait là quelque hideux marché.

Cela ressemblait au prologue d’unguet-apens.

Peu à peu la nuit se faisait tout à fait noireet achevait d’engouffrer ces choses.

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