Don Juan

Chapitre 24DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR NE POURRA JAMAIS ÉTOUFFER DON JUAN!

Don Sanche d’Ulloa parut instantanément secalmer. Sa haute taille voûtée se redressa. La pâleur de son visagedisparut, et ses joues prirent une teinte rosée. Ces éclairs quiparfois, tout à l’heure, fulguraient dans ses yeux, s’éteignirent,et même il y eut sur ses lèvres quelque chose comme un joyeuxsourire. Il prit la main de sa fille, et, d’une voixpaisible :

– Mon enfant, il faut monter à tonappartement. Va, ma chère, et repose sans souci…

– Non, mon père, dit Léonor avec fermeté.Je veux rester…

Le Commandeur ne s’étonna pas. Il ne songeapas à réprimer ces paroles comme, en toute autre occasion, il n’eûtpas manqué de le faire. Il regarda sa fille un instant, et eut unrire étrange.

– Tu veux ? dit-il du même tonpaisible. Eh bien, par saint François, je ne vois pas pourquoi jet’en empêcherais. Reste donc, ma chère enfant !

Léonor se recula de quelques pas.

Tout cela était d’un calme formidable. DonJuan qui s’était attendu à quelque véhémente apostrophe sentit unrapide frisson lui parcourir l’échine. Mais il jeta un regard surLéonor. Et, dans le même instant, il n’y eut plus en lui que lavolonté de la conquérir. L’amour se déchaîna dans son cœur. Encette seconde, il choisit l’attitude qu’il devait prendre.

Le Commandeur d’Ulloa marcha tranquillementjusqu’à don Juan et le regarda…

Lentement, don Juan s’inclina, se courba…lentement, il se mit à genoux… et alors, levant vers le Commandeurdes yeux où éclatait toute la douleur humaine, d’une voix d’infiniedouceur, d’un accent de tristesse ineffable, il dit :

– Père, maudissez-moi comme vous avezmaudit Christa… Père, pardonnez-moi d’être entré ici en vousdemandant compte de votre outrage… Père, dites que je suis unlâche, si tel est votre bon plaisir… Père, outragez-moi,frappez-moi, tuez-moi, mais daignez me permettre de vous ouvrir moncœur… Père, je vous supplie de me laisser parler !…

– Debout ! dit rudement leCommandeur.

Juan Tenorio obéit. Et quand il fut debout,son attitude fut celle d’un prodigieux créateur d’émotion :son humilité rayonnait de fierté ; son orgueil était couvertde modestie. Il était impossible de ne pas voir en lui un bravecapable de toutes les audaces, mais qui se prosterne volontairementdevant un seul homme au monde : le père de celle qu’ilaime.

Devant cette attitude, une sombre, uneardente, une farouche curiosité se saisit de Sanche d’Ulloa. Encette minute, ce géant accomplit un tour de force : il parvintà dominer l’effrayante fureur qui se déchaînait en lui ; ilparvint à se dompter, ordonna à ses poings redoutables de ne pass’abattre sur le crâne du séducteur, à ses doigts de ne pas lesaisir à la gorge… Il râla :

– Vous avez à me parler ?

– Oui, monseigneur, dit don Juan. Et vousme tuerez après.

Et vers Léonor, il glissa la mince coulée deson regard, et il frémit de rage à la voir telle qu’il l’avait déjàvue en chacune de ses rencontres avec elle : suprêmementindifférente…

– Parlez, dit le Commandeur.

Chose étrange, il ne songea nullement à luidemander comment il était entré dans l’hôtel. Il le dévorait desyeux. Il se disait : Voici devant mes yeux le vivantdéshonneur de mon nom, et je ne l’ai pas encore tué !…

Non ! Il ne l’avait pas encore tué !Don Juan venait de réussir la manœuvre qui a sauvé tant d’hommesaux instants critiques, – tant d’hommes, tant d’empiresaussi :

Gagner du temps !

Gagner une minute, c’est quelquefois sauver savie, c’est parfois la possibilité de passer tout à coup du malheurau bonheur. Gagner une heure ! Gagner quelques jours !Gagner un mois !… Que d’êtres aux abois ont dû leur salut àcette difficile manœuvre !

Et c’est ce qu’il y eut d’admirable dansl’attitude de don Juan.

Logiquement, il eût dû déjà être mort. Ilétait vivant. Et il avait permission de parler !…

Il parla. Et tout ce que la voix humaine peutcontenir de charme, d’attendrissement, de douceur et de loyauté, etde douleur… tout cela, il le mit dans sa voix.

– Monseigneur, Christa ne fut pointcoupable ! Monseigneur, vous n’aviez pas le droit de lamaudire ! Monseigneur, Christa ne fut jamais pour moi qu’uneamie… une sœur à qui je confiai le secret de mon cœur et qui daignam’entendre !…

– Oh ! murmura Léonor frémissante.Que dit-il ?…

Ulloa jeta un long regard sur sa fille. Etdéjà, il y avait un doute dans son esprit ! Déjà il sedemandait si Léonor ne s’était pas trompée en lui faisant sonterrible récit…

– Si j’hésite, songeait don Juan, je suisperdu. Mon mensonge est sacré puisqu’il nous sauve tous,peut-être ! – Monseigneur, continua-t-il avec une émotioncontenue, Christa est morte pure, et moi, oh ! moi, je seraismort plutôt que de lui dire un seul mot d’amour ! Ah !vous me croirez, oui, par le ciel, par le Dieu vivant, vous mecroirez quand je vous aurai dit : Monseigneur, je ne pouvaispoint parler d’amour à Christa puisqu’elle était la confidente demon amour pour Léonor !…

Le Commandeur eut un mouvement. Léonor allaits’élancer pour crier son indignation. Don Juan s’inclinait pourdissimuler son sourire de triomphe…

– IL MENT ! dit une voix.

Ce fut une voix très distincte bien quevoilée. Juan Tenorio sursauta et frémit. Léonor se contint, sûredésormais que l’imposteur serait démasqué. Ulloa regarda autour delui.

Mais il ne vit personne !…

Il ne vit personne… et il fut convaincu qu’ilvenait d’avoir une hallucination…

Pendant quelques longues secondes, don Juanattendit l’apparition qui, selon lui, devait suivre aussitôtl’intervention de la voix. Mais rien ne se montra.

Il était très pâle. Et sa parole fut moinsassurée. Ce fut d’un accent contraint, comme s’il eût douté delui-même, qu’il continua :

– De quoi est morte Christa,monseigneur ? C’est ce que je ne puis expliquer.

– Mais, continua-t-il, à diversesreprises, je l’ai entendue se plaindre de soudains étouffements, etd’étranges élancements au cœur. Mon cher et noble seigneur,ah ! laissez-moi vous dire la pensée qui me hanta dès quej’eus l’immense honneur de parler à Christa : cet ange n’étaitpas pour la terre ! Dieu ne pouvait permettre que cette puretésuave demeurât longtemps éloignée du ciel ! Christa,monseigneur, c’était une fleur précieuse… Son parfum s’est évanouisoudain… Christa, c’était un inestimable diamant… et ce diamantétait sans doute destiné à prendre place sur la couronne de laVierge… Ne cherchons pas pourquoi Christa est morte,monseigneur ! Étonnons-nous plutôt qu’elle ait pu si longtempshabiter la terre !…

Et don Juan éclata en sanglots… en sincèressanglots. Il se prenait à son émotion. Il en était victime, et sonmensonge, en son esprit chaotique, s’érigeait comme une étincelantevérité.

Le Commandeur frémissait et songeait : ôma Christa !… Serait-il possible !…

Léonor s’était mise en prières, et sedéfendait d’écouter, d’entendre même cet homme… elle attendait quela foudre tombât sur l’effroyable imposteur.

Et don Juan, dans un mouvement passionné, lesmains tendues vers le Commandeur :

– Oh ! Laissez-moi vous appeler monpère, comme Christa m’avait permis de l’appeler sa sœur !Oh ! daignez me permettre de vous révéler mon cœur comme jel’avais révélé à l’ange qui n’est plus ! La vérité, ladélicieuse et sublime vérité, la voici : j’aime,monseigneur ! J’aime celle qui nous écoute ici ! J’aimede toute mon âme votre fille Léonor, et jamais je n’ai aimé qu’elleau monde, et je vous supplie humblement de me permettre del’adorer !…

À ce moment, la voix répéta :

– IL MENT !…

Et cette voix, ah ! cette fois, la voixvenait de retentir derrière Juan Tenorio ! Et cette fois, donSanche d’Ulloa vit la porte s’ouvrir. Il vit une femme s’avancer,une femme vêtue de deuil, pareille à quelque sombre fantôme. Et,cette fois, Léonor, d’une voix éclatante, prononça :

– L’épouse ! Voici l’épouse de donJuan Tenorio !…

– Silvia ! hurla don Juan, haletant,l’œil en feu, l’écume aux lèvres.

– Silvia ! dit l’épouse avec unetranquillité sinistre. Sanche d’Ulloa, cet homme ment. Sanched’Ulloa, je suis Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio !Sanche d’Ulloa, ta fille Christa est morte de honte la veille dujour où secrètement elle devait épouser mon époux… Épouser monépoux ! Entends-tu cela, Sanche d’Ulloa ! Ta filleChrista est morte parce que ce jour-là, moi, Silvia d’Oritza, jesuis venue lui dire : « Vous ne pouvez épouser JuanTenorio parce qu’il est déjà mon époux !… » Juan, je t’aijuré que toujours tu me verrais dressée entre tes victimes et toi,Juan, le ciel est las de tes crimes et de tes impostures. Christaest morte, mais je sauverai sa sœur Léonor que tu poursuis depuisSéville. Et toi, écoute, tu le sais, Juan ! Tu as été prévenudans la chapelle du couvent des franciscains : C’est sousla main d’Ulloa que tu succomberas… sous la main du père deChrista… sous l’étreinte du Commandeur… Sanche d’Ulloa, faitesvotre devoir. Accomplissez l’ordre qui vous fut dicté par Dieu dansla chapelle où repose votre fille. Sanche d’Ulloa, de votre mainpuissante, étouffez l’imposteur !…

Silvia s’inclina devant le Commandeur, et sansjeter un regard à don Juan, se retira, de son pas majestueux,funèbre apparition qui semblait rentrer à la tombe.

L’instant d’après, elle avait disparu sans queSanche d’Ulloa eût eu la pensée de lui parler, de lui poser uneseule question. Et que lui eût-il demandé ? Elle avait toutdit ! Seulement, telle était alors la puissance du décorum etde l’étiquette que, même en cette terrible minute, le vieux Sanche,hidalgo de pur sang, ne put oublier son devoir d’hôte ; etjusqu’à la porte de la salle, il escorta Silvia d’Oritza, épouse deJuan Tenorio.

Quand elle fut sortie, il referma laporte : il la ferma à clef, et marcha sur don Juan.

Don Juan éclata de rire, et tout en riant, ildisait :

– L’étreinte du Commandeur ! Voicivenir l’étreinte du Commandeur !

Sanche d’Ulloa, gravement, secoua latête, et dit :

– Mes mains ne se souilleront pas. C’estpar le fer que tu vas mourir !

– Mourir par le fer ! cria don Juan,dans son rire inextinguible. Ah ! don Juan, traître, imposteuret parjure, voici donc ici la fin de ta carrière ! Accourez,pères, maris, fiancés de toutes celles qui m’ont aimé. Venez voircomment meurt don Juan Tenorio !

Le Commandeur tira son épée, sa lourde, saformidable épée, et il ajouta :

– Si tu sais une prière, dis-la. Homme,je te réprouve et te méprise et te hais. Chrétien, je veux telaisser la possibilité de sauver ton âme. Donc, si parmi lesprières que t’enseigna ta mère, une seule a pu rester dans tamémoire et ton cœur, dis-la. Car, par saint François, tu vasmourir !

– Merci, Commandeur ! dit JuanTenorio – et son rire frénétique s’éteignit soudain, et sa voixs’attendrit. – Une prière ? Oui, par le Dieu vivant, il enreste une dans mon cœur, comme dans le vase qui se brise demeureencore un subtil atome du parfum qu’il contint. Une prière !Je vais la dire ! Et la voici : Ô vous que j’adore, ôvous qui êtes toute la beauté, toute la splendeur, tout l’amour,toute la vie, ô vous qui, seule, parmi tant de femmes adorables,avez su d’un seul regard enchaîner à jamais don Juan Tenorio, jevous bénis, ô Léonor !…

– Par le ciel ! gronda leCommandeur, l’épée haute. Défends-toi ! Défends-toi !

Don Juan se croisa les bras.

– Homme, chrétien ! Tu m’as laisséle suprême loisir de la prière. Tiens ta parole ! La prière dumourant, vous l’entendrez, Léonor ! Vous saurez que jamaisflamme plus pure ne s’alluma dans un cœur d’homme. Ô Léonor, vousêtes la noble rose du jardin des rêves d’amour, que dis-je !Vous êtes tout le rêve qui hante mon esprit, vous êtes le gracieuxsourire de Dieu sur mon âme, vous êtes celle que je veux emporterd’un coup d’aile aux sublimes régions des cieux lointains. Léonor,Léonor, vous m’aimerez ! Je le jure ! Rien au monde,aucune puissance divine ou infernale ne pourra faire qu’enfintouchée, enfin brûlée vous-même par le feu de l’amour, vous neveniez à moi pour me dire : « Don Juan, je vous aime etje suis à vous !… »

Il s’était tourné vers Léonor, les mainsjointes, et maintenant, pas à pas, il s’avançait vers elle,transfiguré, transposé vraiment en une chimérique situation,oubliant que Silvia son épouse venait de le dénoncer, oublianttout, jusqu’à la présence du Commandeur… Une poigne, tout à coup,rudement le saisit et violemment le ramena au milieu de lasalle.

Le visage du Commandeur était convulsé. Sesmains tremblaient. Ses yeux étaient vitreux, comme si l’afflux dela haine les eût voilés. Il grogna :

– Vous défendez-vous ?

– Non ! dit Tenorio. Tuez-moi !Je ne me battrai pas contre le père de Léonor !

– Je vais donc te tuer. Maissache-le : après ta mort, là-bas, dans Séville, dans toutel’Andalousie, je ferai proclamer par des hérauts d’armes que moi,Sanche d’Ulloa, j’ai été forcé de tuer Juan Tenorio, fils de donLuis Tenorio, à coups de dague ; que j’ai été obligé del’égorger comme un vil mouton, parce qu’il fut trop lâche pouraccepter le combat…

– Par le ciel ! rugit Tenorio, lamain à la poignée de l’épée.

– Trop lâche ! répéta le Commandeur.Et qu’avant de l’égorger, j’ai dû le souffleter de la main quevoici !

Et la main se leva.

– Enfer ! râla Tenorio.

D’un bond en arrière, il se mit hors deportée. La main du Commandeur s’abaissa.

– Le soufflet, râla Tenorio, je le tienspour valable. En garde, Commandeur ! Et que Satan juge entrenous !

En même temps, il tira sa rapière.

La fine rapière, arme de parade et de luxe, aupremier contact se brisa contre la forte épée de bataille. Don Juanjeta son épée inutile. Le Commandeur laissa tomber la sienne, gestede haute générosité qui révélait la noblesse d’une âme. Dans lemême instant, les deux adversaires se trouvèrent face à face, ladague au poing. La même haine les animait. Tous deux, ils avaientles mêmes visages convulsés de fureur, les mêmes éclairs aux yeux,le même silence terrible, et soudain, sans daigner prendre lamoindre précaution, Sanche d’Ulloa leva son poignard sur lapoitrine de don Juan…

Et dans la même seconde, le Commandeur Ulloas’abattit comme une masse, tué raide, la gorge béante… le même coupqui, là-bas, dans les landes du Périgord, avait abattu JeanPoterne !

Le Commandeur tomba et, quelques secondes, sedébattit dans le flot de sang qui coulait à gros bouillons… Livide,les cheveux hérissés, don Juan recula de trois pas ; d’ungeste d’horreur, loin de lui, il jeta son poignard rouge, et ilbégaya :

– Qu’ai-je fait !… Qu’ai-jefait !…

L’affreuse vision, comme à travers une triplegaze qu’estompait ces choses, se dessina dans ses yeux hagards… leCommandeur don Sanche d’Ulloa, soudain immobile, entré au néantsans avoir pu dire un mot… et près du cadavre, agenouillé dans lesang, une forme d’où il lui sembla que montaient des crisinarticulés.

C’était Léonor…

Léonor qui avait soulevé la tête de son père,la tenait dans ses bras, et parlait, sans que Juan pût saisir lesens de ses paroles d’épouvante et de douleur.

Il voulut fuir, il recula encore…

Mais, soudain, ce voile qui s’interposaitentre lui et les choses parut se déchirer… il connut que leCommandeur était mort, et que cette femme agenouillée, c’étaitLéonor.

Elle lui apparut d’une fulgurante beauté.

Tout s’évanouit dans son esprit ; il n’yeut plus de duel, il n’y eut plus de Sanche d’Ulloa, il n’y eutplus de sang, plus de cadavre… il n’y eut que la beauté de Léonor.Et du sang tiède, de cette mare rouge qui s’élargissait, ce fut unebouffée d’amour qui monta à son cerveau, le grisa, l’affola…rapidement, il s’avança, se pencha vers elle ! Son cœurbattait à se briser. Une flamme brûlait ses yeux. Un cercle de ferle serrait aux tempes. Il haletait. La nécessité lui apparut d’unesuprême victoire, d’une effroyable victoire d’amour… il vit Léonorvaincue, là, près du père mort… la hideuse bête se déchaîna… samain s’abattit sur l’épaule de la vierge… elle leva vers lui sonvisage !

Et il bondit en arrière…

Jamais don Juan n’avait vu la douleur dans cequ’elle a d’auguste et de terrible.

Ce visage de vierge lui montra cela…

Ce visage lui fit peur : il connut lapeur. Il sut ce que c’est que l’épouvante…

Lentement, vers la porte, il recula, tandisque Léonor parlait.

De l’anathème qui jaillissait de ces lèvres,il ne perçut presque rien – les derniers mots seuls le frappèrentviolemment au cerveau, et ces mots, c’étaient :

– L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR !

Il se retrouva dehors, dans le jardin, dans lanuit glacée, immobile, courbé, écoutant encore la voix d’anathème…puis, à pas vacillants, il s’en fut vers la grille, qu’il franchitsans savoir comment, et ce fut seulement quand il se trouva dans lechemin de la Corderie, seul, bien seul, loin du cadavre, loin deLéonor, ce fut là seulement que, peu à peu, il reprit toute salucidité – et il s’admonesta :

– Est-ce bien toi, don Juan ? Sibelle était l’occasion, si facile la victoire ! Est-ce bientoi qui as fui, parce qu’un peu de sang et quelques larmes ontcoulé ? Du sang ? Combien de fois, en mes rencontres avecdes furieux, ivres de jalousie, j’en ai fait boire à laterre ! Des larmes ? Que de belles ont pleuré devant moi,sans que mon cœur se soit ému ! Et j’ai fui ! Par leciel, peut-être est-il temps encore ? Non, non, les cris deLéonor ont dû, dans la salle, attirer la tourbe des serviteurs.Remettons à plus tard ! En tout cas…

Il eut un mince sourire de triomphe.

– En tout cas, le Commandeur est mort… cen’est pas sous sa main que je mourrai !

Il baissa soudain la tête, pensif, etmurmura :

– Dans ses mains pâles, elle tenait latête ensanglantée de son père, et elle me parlait, et, Dieu medamne, j’ai entendu ses derniers mots : L’étreinte duCommandeur ! qu’a-t-elle voulu dire ?

Il se secoua, huma l’air glacé de lanuit :

– Un peu de trouble dans la cervelle dela pauvre enfant. Tu es mort, Commandeur !… Mort !… oui,certes ! de la main que voici ! Il est mort, par tous lesdiables d’enfer !… DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR, JAMAIS, NEPOURRA ÉTOUFFER DON JUAN !

Quelques instants plus tard, empressé, léger,se déchargeant déjà de l’inutile fardeau des sombres pensées qui,parfois, sont bien capables de conduire au remords, Juan Tenorioreprenait le chemin de la rue Saint-Denis pour rentrer en l’aubergede la Devinière où il avait établi ses quartiers, et où, étantentré non sans force coups de poing à la porte, vu l’heure tardive,il trouva Jacquemin Corentin assis devant une extraordinaire rangéede flacons vides, qui se leva en le voyant, vint à lui en titubantcomme le satyre antique, et, louchant avec effarement sur la pointede son nez, lui dit d’une voix pâteuse :

– Ah ! monsieur, vous arrivezbien ! J’ai une bien étrange nouvelle à vousannoncer !

 

En ce qui concerne la soudaine entrée de Silvad’Oritza, épouse de Juan Tenorio, dans la salle d’honneur del’hôtel d’Arronces, et la façon dont elle avait pu s’introduiredans l’hôtel – car nous ne pouvions supposer qu’elle eût, comme donJuan, escaladé la grille – voici ce que nous avons puétablir :

L’entrée de Silvia dans l’hôtel fut unévénement très simple, mais aussi très inexplicable.

Le fait, en soi, est des plus naturels.

Les circonstances qui entourent le fait sontparfaitement mystérieuses.

Voici donc, d’après les recherches ques’étaient imposées notre curiosité, comment se passa lachose :

L’intendant de l’hôtel d’Arronces, choisi parM. de Bassignac lui-même, s’appelait Jacques Aubriot.C’était un homme entre deux âges, plutôt robuste, un esprit froid,peu enclin aux rêveries, peu capable de terreur panique, tout justeassez croyant pour ne pas trop sentir le fagot, – un homme positif,assez dur à lui-même et à ses subordonnés, d’ailleurs incapabled’un mensonge inutile, c’est-à-dire ne déformant guère la véritéque dans l’établissement de ses comptes.

Ce Jacques Aubriot donc, a raconté, sous lafoi du serment :

1° Qu’il avait vu entrer dans le vestibule deson maître le Commandeur d’Ulloa immédiatement suivi du seigneurJuan Tenorio que, vu son attitude et sa physionomie espagnole, ilavait pris pour un proche parent dudit Commandeur.

2° Que, sur l’injonction du seigneur JuanTenorio, lui, Jacques Aubriot, s’était retiré dans l’intention des’aller coucher, car il se faisait tard, et la grosse horloge duTemple avait déjà sonné neuf heures.

3° Qu’il était donc monté à sa chambre, situéedans les combles de l’hôtel, et que, fort tranquillement, il avaitcommencé de défaire ses aiguillettes en songeant à cette pesantetristesse qui, toute la journée, avait accablé son nouveau maître,M. d’Ulloa, lequel, dit-il, ne semblait être entré pour lapremière fois, ce jour-là, dans l’hôtel d’Arronces que pour ypleurer et s’y lamenter en compagnie de sa fille.

4° Que, tout en songeant à ces choses et enbâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de sonpourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissementlointain ; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucuneraison valable, il avait conclu : Il y a quelqu’un quipleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut quej’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’étaitprécipitamment rhabillé.

5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte deterreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamaisressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueurfroide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que cegémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, etqu’il s’était dit aussitôt : « Aille à la grille quivoudra ; moi, je ne bouge pas. »

6° Qu’ayant pris cette résolution de ne passortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgrélui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie deprononcer ces paroles : « Il faut aller ouvrir àcelle qui attend à la grille de l’hôtel… »

7° Qu’il était descendu, avait longé en toutehâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avaitvu une femme et lui avait demandé : « Est-ce vous,madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi ? » Et quecette dame lui avait répondu : « Non, ce n’est pas moi.Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici,ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instantauprès de Léonor d’Ulloa. »

8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sansessayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue lamoindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût étéparfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marchédevant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit,en lui montrant la porte de la salle d’honneur :« Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un deleurs proches parents qui vient d’arriver… » Sur quoi, ilétait remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’ymettre en prières.

Tel est le récit que, sous la foi du serment,a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces.Et nous n’avons rien à y ajouter.

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