Don Juan

Chapitre 22LE COMMANDEUR

C’était vraiment une de ces somptueuses misesen scène d’où débordait l’amour de l’art, où éclatait le sensd’élégance et de splendeur de ces âges où l’on fouillait chaquepierre de cathédrale pour en faire un chef-d’œuvre, où une serruredevenait un travail d’orfèvrerie, où les velours et la soie enleurs plus chatoyantes couleurs concouraient à vêtir les hommes, oùl’inutile enfin primait l’utile, où le rêve écrasait laréalité…

C’était Nancey à la tête des gardes, c’étaitle grand-prévôt suivi de ses archers, c’étaient les Suisses de lagarde du roi, à pied, et puis les hérauts d’armes.

Alors, traînée sur un char tout vêtu d’étoffed’or, venait la statue d’Hercule offerte à l’empereur par la Villede Paris ; elle avait six pieds de haut et était en argentmassif.

Puis, les sergents de ville en robe de livrée,portant sur le bras, le symbolique navire d’argent. Défilaientalors en bon ordre, les crieurs, les vendeurs, courtiers,déchargeurs, mesureurs, briseurs, porteurs de sel, mouleurs debois, mesureurs de charbon et de blé, tous en robe mi-partie bleuet rouge, et à pied.

Voici alors les cent arquebusiers de la Ville,précédés de leurs trompettes, clairons et tambours, et enseignesdéployées. Ils étaient suivis de l’éblouissante apparition dessoixante arbalétriers en satin blanc, sur des chevaux bardés derouge, et des quatre-vingt-quatre nobles en casaques de veloursbrodées et passementées d’or, le pourpoint orné d’une profusion depierreries.

Et puis les huit sergents précédant le prévôtdes marchands et les échevins en robe cramoisie, et le receveur ensatin, et les conseillers en soie jaune, et les seize quarteniersen satin tanné, et les audienciers, nu-tête, escortant la haquenéeblanche caparaçonnée d’or qui portait le coffre où se trouvaientenfermés les sceaux de l’État.

Deux cents gentilshommes passèrent, chargés dediamants et rubis à leurs toques et à leurs pourpoints, troupesomptueuse qui précédait le grand écuyer de l’empereur et le grandchambellan du roi (le duc de Guise). Autre troupe non moinssomptueuse, mais plus grave, flamboyante et presque sinistre :douze cardinaux ouvrant la marche au seigneur de Montmorency,connétable et grand-maître de France, tout seul, l’épée nue, dansun large espace.

Et enfin, l’empereur !…

Il était à cheval sous un immense dais develours porté par vingt-quatre élus des corps de métiers :draperie, mercerie, pelleterie, épicerie, boutonnerie,orfèvrerie…

Charles-Quint, vêtu de noir, sombre tache dansl’éblouissement de l’ambiance, tout raide, tout pâle, ne semblaitrien entendre des acclamations de ce Paris hospitalier, ne rienvoir des splendides tapisseries appendues à toutes les maisons, quisemblaient, elles aussi, s’être vêtues de magnificence pour lesaluer au passage.

Sur ces foules hérissées de gestesaccueillants, il jetait son glacial et perçant regard de vautourhabitué à juger la proie, et il était la formidable et vainefiguration de l’Orgueil… il était l’Empereur.

À sa droite, il avait le dauphin de France, àsa gauche, le duc d’Orléans.

Derrière le dais, venaient Nevers, Vendôme,Lorraine, Albe, Egmont, puis le Commandeur don Sanche d’Ulloa, puisune foule de seigneurs français entourant et fêtant de leur mieuxles seigneurs espagnols de l’escorte.

À droite du Commandeur Ulloa, chevauchaitAmauri, comte de Loraydan…

Nous l’avons vu, ce personnage, nous l’avonsvu sortir de Paris pour se rendre à Poitiers, et suivre pas à pasClother de Ponthus jusqu’au castel situé aux abords deBrantôme…

Nous avons assisté au marché conclu avec lesdeux sacripants de grande route : Jean Poterne etBel-Argent…

Qu’avait fait Amauri de Loraydan depuis laminute où il paya douze cents livres ces deux braves qui s’étaientchargés d’occire en douceur et sans trop le faire crier, le sireClother de Ponthus ?

Loraydan avait de la bravoure. Pauvre, il sefût battu avec Clother jusqu’à ce qu’il le tuât ou en fût tué… MaisLoraydan était devenu riche ! Loraydan avait reçu cent millelivres de Turquand ! Loraydan avait reçu de FrançoisIer formelle promesse d’une haute charge à la cour…peut-être celle de Montmorency lui-même… la charge degrand-maître ! Loraydan voyait s’ouvrir devant lui une vie deluxe, de puissance et de splendeur !…

Il résultait de tout cela que Loraydan voulaitvivre !

Vivre pour être admiré !

Vivre pour dominer !

Vivre pour posséder Bérengère !…

Richesse, gloire, amour… les pôles magnétiquesvers quoi se tendent les espoirs de l’homme !

Ayant payé douze cents livres le meurtre deClother, Loraydan voulut s’assurer que les deux malandrins étaientd’honnêtes gens capables de gagner scrupuleusement leur argent. Ils’éloigna, revint, repartit pour revenir encore, – bref, pendantdeux jours, il rôda autour de la seigneurie des Ponthus.

Le soir du deuxième jour, sur la route, devantl’auberge même où avait eu lieu l’attaque, il rencontra JeanPoterne. D’un sombre regard, il interrogea le truand. Simplement,Jean Poterne répondit :

– C’est fait, monseigneur !

Loraydan tressaillit et pâlit un peu.Peut-être était-ce le remords, ou peut-être la joie d’êtredébarrassé à jamais de cet homme qu’il haïssait de toute son âmehaineuse et qui lui avait prouvé à l’hôtel d’Arronces qu’il luiserait un redoutable adversaire. Il murmura :

– Donc, ce jeune gentilhomme…

– Clother, sire de Ponthus estmort ! dit Jean Poterne.

Loraydan demeura pensif une minute, puisdemanda :

– Comment cela s’est-il fait ?

Poterne haussa les épaules, et d’un gesteinconsciemment tragique montra sa dague… sa dague non essuyée… sadague tachée de plaques brunes :

– Voici le sang de Ponthus… que vousfaut-il de plus ?

Loraydan détourna la tête, et dit :

– Donc… il est mort ?

– Très mort. Il est impossible d’êtreplus mort. Le pauvre sire a déguerpi de ce monde sans avoir eu letemps de dire amen, vu que du premier coup la dague quevoici l’a mordu au cœur.

– Qu’avez-vous fait du cadavre ?

Poterne, encore, haussa les épaules.Vaguement, il désigna une lande :

– Il dort… par là… Exactement où ?Je ne sais trop… Il faisait nuit noire.

Et rudement, Poterne tendit sa main danslaquelle Amauri de Loraydan laissa tomber quelques pièces d’argent,ce qui était une façon de témoigner sa satisfaction.

Puis ils se séparèrent, – Loraydan prenant unebonne fois la route de Poitiers, et Poterne s’en allant retrouverson compagnon Bel-Argent pour combiner quelque nouvel affût.

On sait ce qu’il advint plus tard de JeanPoterne qui eut le tort de se heurter à l’épée de don Juan Tenorio.On sait ce qu’il advint de Clother de Ponthus qui se trouva, toutcompte fait, un peu moins mort que ne l’avait prétendu Poterne. Onsait ce qu’il advint de Bel-Argent qui, de truand, se fit tout àcoup honnête homme, croyant peut-être, au fond, que c’est un métierplus lucratif.

Quant au comte de Loraydan, il parvint sansencombre en la bonne ville de Poitiers et s’installa tranquillementpour y attendre la venue de Charles-Quint et entreprendre auprès duCommandeur d’Ulloa la besogne dont l’avait chargé le roi FrançoisIer.

Loraydan ignorait le remords : c’étaitune de ces âmes fortement trempées qui se refusent aux sentimentsinutiles. Il pensait bien parfois à Clother, mais c’était pour sedire :

– Quand je verrai Bérengère, je luiapprendrai tout d’abord la mort de cet homme. Elle saura aussi quetout ce qui fait obstacle à un Loraydan est condamné. ParDieu ! Ce misérable aimait celle que j’aime !… Tantpis !… C’était un rude jouteur… Il m’eût tué…

Et à chaque fois qu’il songeait à ce duel duclos d’Arronces, où Clother, par deux fois, l’avait tenu à samerci, Loraydan poussait un soupir de soulagement.

Plus jamais il ne reverrait la pointe del’épée de Ponthus ! Plus jamais il ne retrouverait ce Clotheraux abords du logis Turquand ! Pour toujours, il s’en étaitdébarrassé !…

Mais alors, sur ce sombre esprit, s’érigeaitl’image de l’autre rival… de celui qu’il ne pourrait ni tuer, nifaire tuer moyennant douze cents livres… de celui qui pouvait d’unsigne l’écraser, lui, le faire jeter dans un cachot ou le livrer aubourreau… l’autre rival ! le roi François !…

Et alors Amauri grinçait des dents, alors lajalousie le torturait, alors des plans insensés s’échafaudaientdans sa pensée pour s’écrouler d’eux-mêmes, comme ces nuages detempête qui escaladent un pan de ciel et retombent.

– S’il le faut, je le tuerai !… Oui,par l’enfer, je tuerai ce roi fourbe, ce roi félon, s’il ose…

S’il le faut !…

Pour faire tuer Clother, Loraydan n’avait pasdit : S’il le faut ! Il avait donné l’ordre, il avaitpayé, c’est tout !

– Celui-là, du moins, est pour toujourshors de mon chemin !

 

Charles-Quint, de même que dans toutes lesvilles où il s’arrêta, fut reçu en grande pompe. Il y eut des fêtesd’un luxe éblouissant, il y eut des dîners somptueux, donts’étonnaient ces braves Espagnols habitués à de plus sobres chères,il y eut une belle passe d’armes. Amauri de Loraydan s’attacha auCommandeur d’Ulloa, et il faut lui rendre cette justice qu’ilexécuta si soigneusement les ordres du roi que le vieux Sanchefinit par ne plus ne pouvoir se passer de lui, et un beau soir,comme on avait quitté Poitiers depuis plusieurs jours, et qu’onapprochait de Paris :

– Eh bien, oui, mon cher comte, dit leCommandeur, je suis de votre avis : le Milanais doit faireretour à la couronne de France !

Un flot de joie puissante monta au cerveau deLoraydan.

– Si je réussis dans cette mission,songea-t-il, la reconnaissance du roi sera telle que je pourrai luidemander de renoncer à Bérengère ! Monseigneur, dit-il,puisque telle est votre conviction, me promettez-vous de l’exposerà Sa Majesté l’empereur ?

– Sans aucun doute, répondit paisiblementUlloa. Au premier conseil qui se tiendra à Paris, je dirai toutfranc à Sa Majesté qu’il doit rendre le duché de Milan au roiFrançois. C’est un devoir pour moi de parler ainsi.

– Vous ferez cela à Paris ?

– À Paris, oui, mon brave ami !

– Dès le premier conseil ?

– Dès le premier conseil, je vous endonne l’assurance.

– Monseigneur, murmura Loraydan enivré,si vous faites cela, vous pourrez me demander ma vie !

Le Commandeur serra Loraydan dans ses brasavec un attendrissement tout paternel.

– Comme il aime son roi !songea-t-il. Comme il se dévoue pour les intérêts de sonpays ! Quel noble cœur ! Et comme ma Léonor sera heureuseauprès d’un tel époux !

Le digne Commandeur, ce même soir, rappela àCharles-Quint la promesse que celui-ci lui avait faite de doterLéonor et d’arranger son mariage avec le comte de Loraydan. Cettepromesse, l’empereur la renouvela en termes formels.

Il va sans dire que le Commandeur avaitprésenté Loraydan à Charles-Quint. Celui-ci avait eu plus d’unentretien avec l’envoyé de François Ier, et n’avait pastardé à le prendre en haute estime.

– Ce Loraydan, songeait Charles-Quint,est un homme de proie. Je dois me l’attacher. Je crois qu’ilsuffira d’y mettre le prix pour qu’il devienne ma créature à lacour de France…

Telle était la disposition d’esprit de cesdivers personnages le matin du Ier janvier, jour où lecortège impérial fit son entrée dans Paris.

Loraydan, comme nous l’avons dit, chevauchaitprès du Commandeur d’Ulloa.

Il avait son attitude de froide insolence, lepoing sur la hanche, la tête haute, le regard lointain. Iléchafaudait ses rêves. Il songeait à tout ce qui l’attendaitd’orgueilleux bonheur. Et par un retour où se complaisait sonesprit pareil au naufragé qui, parvenu sur un sol hospitalier etriche, contemple avec ravissement la mer furieuse qui a faillil’engloutir, il se rappelait que, peu de jours auparavant, il avaitrésolu de se tuer faute de pouvoir payer une misérable dette dejeu. Il refaisait ce chemin vertigineux de sa rapide fortune. Ilrevoyait Turquand. Il revoyait Bérengère. Il assistait au duel quil’avait mis aux prises avec Clother de Ponthus. Il eut un sourireterrible en évoquant la rude image de Jean Poterne, et à hautevoix, sans savoir, il dit :

– Jamais plus ce Clother ne se retrouverasur mon chemin !…

– De qui et de quoi parlez-vous, cherami ? demanda en souriant don Sanche d’Ulloa.

Et le Commandeur jeta un amical regard surAmauri de Loraydan.

Ulloa tressaillit…

– Par le ciel ! murmura-t-il avecsollicitude, vous allez vous affaiblir, Amauri !Qu’avez-vous ! que se passe-t-il ?…

Loraydan s’était arrêté, laissant couler leflot des gentilshommes de l’escorte.

Il était livide. Ses lèvres blanchestremblaient. Son regard exorbité se fixait avec une sorted’épouvante sur un point de la foule massée au bord de la rue.

Et le Commandeur l’entendit quibégayait :

– Lui !… Lui vivant !…Là ! C’est lui !

Lui !… c’était Clother dePonthus !…

Amauri de Loraydan passa sur ses yeux une maintremblante, comme pour effacer quelque sinistre vision. Mais lavision ne s’effaça pas. Clother ! C’était Clother dePonthus ! Là, sur cette estrade, au premier rang de la foule,c’était Ponthus, vivant, bien vivant, et qui le regardaitfroidement comme pour lui dire :

– C’est moi ! Quand vous voudrez,nous reprendrons l’entretien commencé dans l’enclos de l’hôteld’Arronces !…

Il sembla à Loraydan que son rêve de fortune,d’amour et de bonheur, s’écroulait à grand fracas, et qu’une mainhostile, brusquement, le repoussait dans cet abîme de misère et dehonte dont Turquand l’avait tiré. Il balbutia :

– Le malheur est sur moi !

Puis, secouant la tête, il voulut se remettreen route. Mais, d’un geste paternel, le Commandeur d’Ulloa saisitla bride de son cheval, l’entraîna hors du flot des gentilshommeset se dirigea vers la plus proche estrade en disant :

– Vous souffrez, Amauri… Vous ne pouvezaller plus… Arrêtons un instant…

Loraydan eut un violent sursaut pour reculer…trop tard ! Déjà le Commandeur l’entraînait vers l’estrade…vers Clother de Ponthus !

Et ce fut ainsi !…

Oui, ce fut ainsi que Clother vit venir à luile Commandeur d’Ulloa !

Ce fut ainsi que s’opéra la conjonction dupère et de l’amant de Léonor !

Ponthus, à l’instant même, reconnut Sanched’Ulloa. Au même moment, Amauri de Loraydan, par un rude effort,reprenait tout son sang-froid. Il laissa tomber sur son adversaireun regard qui était une insulte et une provocation. Ce regard,Clother ne le vit pas. Clother ne voyait que le père de Léonor…Clother tremblait…

Il se découvrit, et prononça :

– Je crois, monsieur, que vous êtes bienle seigneur Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville ?

– Oui, mon jeune gentilhomme, dit Ulloasurpris. Et vous ?

– Clother de Ponthus… Ce nom ne vous ditrien, je le vois. J’ajoute donc simplement que je suis cegentilhomme que, dans une maison isolée, sur la route de Périgueuxà Angoulême, le soir du 30 novembre, vous avez sauvé de deuxtruands de grand chemin…

– Ha ! fit le seigneur espagnol toutjoyeux, je vous remets à présent !…

– Ô destin, voilà de tes misérablescoups ! gronda en lui-même Loraydan. C’est Sanche d’Ulloa quia sauvé Ponthus !

– Cher Amauri, continuait Ulloa, voici unjeune gentilhomme qu’en effet j’ai eu le bonheur de pouvoirsecourir à temps. Il me plaît, par la Vierge sainte ! Et jeserais heureux que vous devinssiez amis…

Clother demeura impassible. Loraydan eut unsourire méprisant.

– Seigneur d’Ulloa, dit alors Clother, jecrois qu’entre le comte de Loraydan et moi il n’y a pas d’amitiépossible… regardez-le plutôt.

– Dites que nous sommes mortels ennemis,gronda Loraydan.

– Eh quoi ! s’interposa leCommandeur. Deux jeunes gentilshommes beaux tous deux, loyaux etbraves tous deux… Qu’y a-t-il donc entre vous ?

– Monsieur le sait ! grinça Loraydanivre de rage, en se faisant plus méprisant encore.

– Presque rien, dit Clother : unsoufflet !

– Pour lequel j’aurai ton sang jusqu’à ladernière goutte ! Nous nous reverrons !

– Quand il vous plaira ! Si je vouseusse retrouvé à d’Arronces quand j’y revins avec les deuxlitières, nous eussions pu régler sur l’heure la question de savoirqui de nous deux fera couler le sang de l’autre. Mais vous n’étiezplus là, comte de Loraydan !…

– En route ! dit brusquement Sanched’Ulloa, qui fronça le sourcil. Nous devons rejoindre l’escorte.Monsieur de Ponthus, s’il vous plaît de venir me demander demain auchâteau du Louvre, je vous recevrai avec plaisir. Venez,Loraydan…

D’un geste, Clother retint le Commandeur, etd’une voix émue :

– Seigneur d’Ulloa, ce n’est pas demainque je dois vous parler. C’est à l’instant même !

– S’il s’agit de votre querelle avec monami le comte de Loraydan…

– Monseigneur, il ne s’agit ni demonsieur, ni de moi !…

– De qui s’agit-il donc ? Parlezvite, je suis pressé de rejoindre Sa Majesté.

– Monsieur le Commandeur, dit Clother, ils’agit de très haute et très noble dame Léonor d’Ulloa, laquelle adaigné me faire l’honneur de me charger pour vous d’un message quine souffre nul retard !

– Ma fille !

– Votre fille, monseigneur !

Le Commandeur devint livide. Instinctivement,il leva les yeux au ciel comme s’il se fût attendu à entendre lavoix… la voix morte qu’il avait entendue sur les rives de laBidassoa. Mais, se remettant aussitôt, d’un rapide mouvement devieux cavalier rompu à toute la gymnastique équestre, il mit pied àterre, remit la bride de son cheval à Loraydan, et, d’un tonbref :

– Comte, veuillez conduire mon cheval enmain. Si l’empereur me demande, vous lui direz que je le supplie depardonner à son vieux serviteur d’avoir quitté son rang, car il estquestion de vie ou de mort. N’est-ce pas, monsieur de Ponthus,continua-t-il d’une voix fébrile, c’est bien de vie ou de mortqu’il est question ?

– Je l’ignore, monseigneur ! Jecrois seulement qu’il n’est pour vous, en cette minute, plus hautservice au monde que celui qui vous appelle où je dois vousmener.

– Allez, comte, dit le Commandeur, d’unton d’exaltation terrible.

Amauri de Loraydan s’éloigna, tenant en bridela monture du Commandeur. Mais avant de partir, il jeta à sonadversaire un mortel regard.

Alors, dans cette foule énorme qui, après lepassage de l’escorte avait rompu les digues de hallebardiers etroulait au milieu de la chaussée, parmi les cris, les vivats, lesrires, les chants d’allégresse, alors disons-nous, Clother dePonthus et le Commandeur d’Ulloa se trouvèrent face à face.

– Vous venez au nom de ma fille ?prononça Ulloa d’une voix rauque.

– Au nom de votre fille !

– Vous arrivez donc deSéville ?…

– Non, monseigneur, votre noble fille està Paris.

Le Commandant frappa violemment ses deux mainsl’une contre l’autre. Encore, il leva les yeux au ciel. Son visagese convulsa. Et d’un accent de mortelle détresse :

– Léonor à Paris !… Ô ma chèreChrista, c’est ta voix que j’ai entendue sur la rive de laBidassoa ! C’est toi qui m’appelais ! Christa !Christa ! Tu es morte !…

Un sanglot râla dans sa gorge.

Mais bientôt, se raidissant contre cettefaiblesse, il saisit Clother par le bras.

– Venez, monsieur ! Conduisez-moi àma fille ! Où se trouve-t-elle ?

– Monseigneur, elle est descendue àl’auberge de la Devinière dont je connais l’hôtesse…

– Allons l’y chercher, dit fébrilement leCommandeur. Je veux aussitôt la conduire au logis que votre roi medonne à Paris, et qui, m’a-t-on assuré, est tout préparé pour merecevoir, car j’ignore par quel chemin on y arrive…

– Comment se nomme ce logis ?demanda Clother.

– L’hôtel d’Arronces…

Clother tressaillit violemment.

L’hôtel d’Arronces !…

C’est là qu’il se rendait lui même !C’est là que la lettre de Philippe de Ponthus l’envoyait !C’est là ! C’est dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces qu’ilallait trouver le nom de son vrai père et l’histoire de samère !…

Et, comme avait dit Loraydan, mais avec untout autre accent, il murmura :

– Ô destinée ! Ô Léonor ! C’estdonc vous-même qui deviez me conduire à la connaissance du secretde ma naissance et de ma vie !…

D’un pas plus rapide, ils s’étaient mis enroute. En quelques mots brefs, Clother disait sa rencontre avecLéonor d’Ulloa dans cette salle de l’auberge abandonnée où lui-mêmeavait été secouru par le Commandeur.

Et non loin derrière eux, du même pas rapideet ne les perdant pas des yeux, quelqu’un marchait.

Ce quelqu’un, c’était Juan Tenorio !

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