Don Juan

Chapitre 15LA MÉMORABLE BATAILLE QUE SE LIVRÈRENT MAÎTRE FAIRÉOL ET DONJUAN

Don Juan s’approcha et, ouvrant lui-mêmel’escarcelle de cuir que Jacquemin portait à la ceinture, y glissal’un après l’autre les douze carolus.

– Corentin, dit-il, ce que don LuisTenorio a donné pour toi, don Juan Tenorio ne peut pas lereprendre. Tout ce que je peux faire pour hausser ma générosité àl’égal de la tienne, c’est de te promettre que si jamais je metrouve acculé à une de ces impasses où on ne peut en appeler qu’àla bourse d’un véritable ami, eh bien, c’est à toi que jem’adresserai…

– Je crois que monsieur vient de dire« un ami » ! fit Corentin d’une voix qui trembla unpeu.

– Et pourquoi pas, animal !faquin ! bélître ! Vas-tu maintenant éplucher mes parolescomme tu le fais de mes actes ? Le diable soit de tes airsétonnés !

– Monsieur, dit résolument Corentin,puisque je vous vois en belle humeur, je veux me hasarder à vousprier de me faire aussi une autre promesse. Mais vous ne voudrezpas.

– Comment le sauras-tu, si tu ne me faista demande ?

– C’est pourtant vrai. Eh bien,promettez-moi de ne plus me donner la bastonnade quand vous serezen colère.

– Soit. Je te le promets. Je ne tebattrai plus.

– Merci, monsieur, je sais que pour cegenre de promesses, vous tenez parole. Mais puisque vous ne vouscroyez pas dans cette impasse dont vous parliez, puisque vous nevoulez pas de ma bourse, comment payerez-vous ?

– Encore ?… T’ai-je pas répété queje ne le sais pas ? Mais voici qu’on vient. Tiens ta mauvaiselangue.

Et s’en allant tambouriner des doigts à lafenêtre, don Juan, d’un ton bizarre, murmura :

– Ah ! le cuissot de chevreuil est àpoint ? Ah ! ah !… nous disons : le cuissot dechevreuil… il y a cinq chances sur dix…

Une servante, cependant, entra et s’activa àdisposer le couvert, puis, sur une gracieuse et brève révérence,disparut. Quand elle fut partie, don Juan se retourna et prit placeà table, servi par Jacquemin qui prenait les plats à mesure qu’onles montait jusqu’à la porte : manège qui confirma maîtreFairéol dans cette opinion que son hôte ne pouvait être qu’un fortaristocratique personnage : en quoi il ne se trompaitnullement.

– Ainsi le duc de… et le prince de… audiable leurs noms qui font rougir mes oreilles… ne veulent êtreservis à table que par leurs propres valets. Mais si dans Périgueuxon savait que mes oreilles… oh !…

– Monsieur, disait Jacquemin, c’est unpâté de foie gras, avec des truffes. Il n’y a qu’à Périgueux qu’onen fait de pareils. C’était du moins l’opinion de maître Grégoire,le tavernier de la Devinière en la rue Saint-Denis, le seul endroitdu monde où l’on mange… la France ! Je ne veux pas médire dela noble Espagne, mais on n’y mange pas, on s’y nourrit, voilàtout. Mais, monsieur, seriez-vous malade ?

– Et toi, serais-tu fol ?… Pourquoiserais-je malade ?

– C’est que, pas une fois, vous n’avezjeté l’œil sur la servante…

– Est-ce que je regarde lesservantes ! fit don Juan qui haussa les épaules.

– Oh ! Et celle de Bergerac qui vousattend pour que vous l’épousiez ? Et celle de Marmande quevous ne pûtes fuir qu’en jurant que vous alliez lui chercher uncarrosse pour l’emmener à Paris ? et celle de Dax avec quivous échangeâtes…

– Que chantes-tu là ? interrompitdon Juan. Ce n’étaient pas des servantes : c’étaient de joliesfemmes, je veux dire des princesses ayant droit au tributd’admiration d’un homme de bon sens. De ce que le sort, par erreurou méchanceté, les oblige à servir à l’auberge, elles n’en sont pasmoins reines…

– Alors, pourquoi ne vous êtes-vous pasjeté aux pieds de la princesse que le sort obligea, tout à l’heure,à dresser cette table où vous mangez ? Pourquoi ne luiavez-vous pas baisé les mains en l’assurant que rien n’éteindravotre flamme et en lui jurant de l’épouser… demain ?

– Eh ! celle-ci n’est point uneprincesse. C’est une servante. N’as-tu pas vu qu’elle est un vrailaideron ?

– Mais vous ne l’avez seulement pasregardée !

– En est-il besoin pour distinguer unebeauté d’un vilain museau ? Je l’ai assez vue, va.

– Monsieur, voici maintenant unebrochette d’ortolans et mauviettes qui me paraît des plusconvenables. Vous ne me croirez pas, sans doute, mais elle m’a toutle temps fixé.

– Cette brochette t’a fixé ?

– Non, monsieur : la servante. Ellen’avait des yeux que pour moi.

– Eh bien, il fallait l’embrasser toutd’abord.

– Monsieur sait bien que cela m’estimpossible…

– Ah oui… à cause de ton impayablevertu !…

– Non, monsieur : à cause de mon neztrop long. Je n’ai jamais pu atteindre une joue avec mes lèvres.J’ai pourtant essayé en plaçant mon nez dans toutes les positionsque j’ai pu. Même à Séville, je m’étais exercé sur un sac de toileempli de son et figurant une tête. Eh bien, monsieur, avec lapointe de mon nez j’ai percé le sac, mais je n’ai pas réussi àl’embrasser. C’est pourquoi je me suis voué au célibat.

Jacquemin loucha tristement sur son nez.

– C’est bien fait, dit don Juan. Je t’aimaintes fois proposé de t’en couper la moitié, tu n’as pas acceptésous le prétexte que cela t’empêcherait de te moucher… Ainsi, tu nete marieras jamais ?

– Jamais, monsieur, vous pouvez m’encroire.

– Ainsi, tu es sûr de n’avoir jamais étémarié ?

– Comment, si j’en suis sûr !…

Don Juan considéra un instant Jacquemin, puis,se renversant au dossier de son fauteuil, partit d’un fou rire quiparut des plus étranges au fidèle serviteur et qui leconsterna.

– Ho ! songea-t-il tout enremplissant le verre de son maître, quelle diantre de questionest-ce là ? Si j’en suis sûr de n’avoir jamais étémarié ? Tiens ! Il est bien trop sûr de l’avoir été,lui ! Oh ! ce rire finira par m’obscurcir la cervelle…Monsieur, dit-il, voici maintenant le fameux cuissot dechevreuil !

– Superbe ! dit don Juan qui repritaussitôt son sang-froid… Qu’est-ce que je risque si je metrompe ? murmura-t-il… Il y a bien sept chances sur dix…

– Eh bien ? Qu’en ditMonseigneur ? s’écria maître Fairéol, qui avait tenu àescorter la maîtresse pièce du dîner.

– Magnifique. Asseyez-vous, maître, et mefaites raison avec ce verre de vernat.

– Tout comme le prince de… et le duc de…il n’y a que ces grands seigneurs pour mettre les gens à leur aise,et sans les oreilles… Monseigneur me comble, dit l’hôte ens’asseyant à distance respectueuse. Quant au chevreuil, il est enpleine chair et tué d’avant-hier. Je le ramenai dans ma carriole àonze heures du soir.

– Neuf chances sur dix ! tressaillitdon Juan. Je voudrais bien voir la tête, dit-il.

– Oh ! c’est jeune et tendre, ça ale bois en dague, Monseigneur va voir ! dit maître Fairéol quise précipita et cria un ordre.

On apporta sur un grand plat d’étain la têtedu chevreuil dont les bois, en effet, n’avaient pas une pointe.

– Un brocart, fit don Juan contemplatif.Le chasseur qui a tiré cette bête est un fin connaisseur.

Maître Fairéol sourit avec modestie et clignade l’œil. Don Juan l’étudiait comme le chat, de loin, lasouris.

– C’est vous ? dit-il. Permettez queje vous félicite. À votre santé, mon hôte, et à votreadresse !

– Monseigneur est trop bon…

– Non pas !… Je gagerais bien quevous l’avez tué dans cette forêt qui… vous savez bien ?…

– La forêt de Saint-Laurent, monseigneur,dit maître Fairéol qui cligna encore de l’œil.

– C’est justement cela. J’y chassai l’andernier. La forêt de Saint-Laurent !… Beau domaine royal, surma foi !

Et don Juan attendit sa réponse. Le digne hôtese mit à rire.

– Ma foi oui ! dit-il. Beau domaineroyal, qui ne vaut pas cependant la grande hêtraie de Villamblardoù, par les nuits de lune, on peut saluer de loin quelque beaucerf…

– Vous m’emplissez d’admiration, monhôte. Aussi bien me disais-je : voici une bête qui est tropjolie pour n’avoir pas été empruntée aux forêts du roi…

– Oh ! s’écria en lui-même Jacqueminqui, tout à coup, eut la révélation de la manœuvre, et se sentitrougir.

Quant au bon Fairéol, il éclata de rire.

– Emprunté ! fit-il en clignant plusque jamais de l’œil. Le mot est plus joli que la bête !Emprunté !…

– Aux forêts du roi ! s’éclata donJuan, riant encore plus fort que le digne hôte.

– Aux forêts de Sa Majesté ! répétacelui-ci en s’essuyant les yeux.

– Dix chances sur dix ! dit donJuan. J’ai gagné !

– Gagné ?… Dix chances ?…s’étonna Fairéol.

– Quinze ! Vingt ! ! Centsur dix ! Ah ! mon cher, vous êtes bien l’hôte le plusfacétieux que j’aie vu. Vous m’avez fait passer un bien douxmoment. Et quant au cuissot, vous pouvez l’emporter. Sur mon âme,je n’y toucherai pas.

– Monseigneur a bien tort, c’est…

– Je sais, oui, oui, c’est jeune, c’esttendre, mais vous ne me ferez pas succomber à la tentation.Emportez…

– Mais pourquoi ? s’inquiéta Fairéolqui, vaguement, commença à comprendre.

– Complicité de braconnage ! dit donJuan. Peste ! C’est la prison !…

– Qui le saura ? dit Fairéol,cessant de sourire. Le prince de… et le duc de… mangent de mongibier, sachant d’où il vient. Et M. le gouverneur lui-même –ici Fairéol ne mentait plus – daigne parfois accepter…

– Qui le saura ? dit don Juan,cessant de rire lui aussi. Ma conscience !

– Sa conscience ! grogna Corentin,qui suait à grosses gouttes à suivre les péripéties de ce duel.

– Que votre hôtellerie soit fermée,continua don Juan, vos meubles vendus, et vous-même jeté en uncachot, c’est affaire à vous. Mais moi, je ne puis me risquer enpareille algarade…

Maître Fairéol se sentait défaillir. On saitcombien étaient féroces les règlements de chasse, encore si pleinsde morgue et d’insolence, même aujourd’hui.

– Au moins, bégaya-t-il, au moins j’oseespérer que Monseigneur…

– Quoi ? fit don Juan avec un regardglacial.

– Rien, monseigneur, rien…

– Si fait !… Dieu me damne, je croisque vous alliez me prier de ne pas vous dénoncer ! Allez,bonhomme, allez, eussiez-vous massacré tout ce qu’il y a de cerfs,de daims et de sangliers dans les forêts royales, apprenez que jene suis pas capable d’une action aussi basse… Unedénonciation !… moi !…

C’était une indignation réelle, et déjà donJuan considérait l’oreille de maître Fairéol d’un œil quin’annonçait rien de bon. L’hôte jugea que le moment était venu debattre en retraite. En fait, il était rassuré, d’ailleurs, quant auprincipal. Tout en se maudissant d’avoir trop parlé – mais quel estle chasseur qui résiste au plaisir de se vanter ? – il sedisait qu’il n’avait pas à redouter une dénonciation de cegentilhomme si pointilleux. Saisissant donc et le plat quicontenait le malencontreux cuissot et celui sur lequel reposait latête du chevreuil, il saluait déjà :

– Non ! fit tranquillement don Juan.Laissez la tête. Je veux qu’elle reste sur cette table tant que jeserai en cette hôtellerie. Vous pouvez vous retirer, Maître. Ettoi, Corentin, qu’attends-tu ?

– Moi ? Mais j’attends que monsieurait fini de dîner pour… à mon tour…

– T’ai-je pas dit d’aller informer monami Montpezan que je suis arrivé ?

– J’y vais, dit Corentin, j’yvais !

Et il se contenta de changer de place. L’hôtequi s’en allait revint vivement après avoir fermé la porte. Ilrecommençait à trembler.

– Mais, monseigneur, cette tête… là… surla table !…

– Eh bien ? La tête est là, et nuln’y touchera. Quoi ? Ah ! oui, vous avez peur queMontpezan ne la voie ? Mais il peut fort bien ne pas la voir.En tout cas, ce n’est pas moi qui la lui montrerai… Et puis, quoid’étonnant à voir une tête de chevreuil dans unehôtellerie ?

– Ah ! s’écria l’hôte désespéré.Monseigneur sait bien que quand nous achetons la bête, on nous lavend sans la tête !… La tête ! La tête ici ! C’estla preuve, justement…

– C’est vous qui perdez la tête, monhôte. Buvez pour vous remettre. Et toi, Corentin…

– J’y cours ! dit Corentin quichangea encore de place.

– M. le gouverneur est absent !cria Fairéol éperdu.

– Oh ! fit don Juan. Sûrement il esten son hôtel, puisque c’est lui-même qui m’a écrit de venirl’attendre, ce jour, en cette hôtellerie, pour m’y apporter cescent écus d’or qu’il me doit… bon ! que vais-je raconterlà !… Hâte-toi, Corentin, car je veux repartir tout à l’heure,étant fort pressé.

– Est-il donc descendu si bas ! sedit Corentin. J’y cours, monsieur, j’y vole ! Saconscience ! Sa conscience !

– Restez, monsieur de Corentin,restez ! bégaya l’hôtelier. En lui-même, il fit un promptcalcul et mit en balance les cent écus d’or avec la certitude de laprison et de la ruine : il n’y avait pas d’hésitationpossible. Et, tout d’une traite :

– Au nom du ciel, renoncez à faire venirM. le gouverneur qui n’aura rien de plus pressé que de manderici le louvetier royal, lequel fera venir les gardes ! Puisquevous devez repartir sans délai, daignez me permettre de mesubstituer à M. de Montpezan pour ces cent écus d’or.Vous me les rendrez à votre prochain passage…

– Soit, dit don Juan. Je veux bien vousrendre ce service, car vous me paraissez honnête homme.

– La peste soit du truand d’enfer !murmura Corentin. Ô don Luis Tenorio, où êtes-vous !…

Maître Fairéol s’était précipité. Dix minutesplus tard il rentrait, porteur d’un sac, et sans un soupir, maisl’œil hagard et le teint blême, il comptait sur la table les centécus d’or qui, à coup sûr, représentaient son bénéfice d’uneannée.

– C’est un mauvais rêve, je vaism’éveiller, se disait-il. Puis-je emporter la tête ? fit-iltimidement.

– Eh ! dit don Juan, il y a uneheure que je vous prie d’en débarrasser ma table ! Non,non : laissez-moi le cuissot ! Je n’y ai pas encoretouché !

– Mais, monseigneur avait dit… lacomplicité… la tête…

– Oui bien, je vous ai répété d’emporterla tête et de laisser le cuissot. Allez. Maître, faites bassinervotre lit et vous y glissez sans retard, car vous me semblez mal enpoint.

Et il attaque le cuissot, pendant que l’hôtese retirait, emportant la fameuse tête, et disant :

– Puisque monseigneur nous quitte, jevais préparer la note… Don Juan approuva d’un signe. Corentin,étourdi par cette scène, se taisait et méditait, perché sur seslongues jambes, les yeux fixés sur la quadruple pile de piècesd’or.

Une bonne heure se passa.

Puis maître Fairéol reparut, solennel, et surson plat d’argent, présenta sa note. Don Juan y jeta un coup d’œilà peine ; mais ce coup d’œil lui suffit. Il sourit :

– Total : cent écus d’or.Eh bien, ce n’est pas trop cher. Payez-vous !

– Cent écus d’or ! s’exclama enlui-même Corentin. Oh ! le digne hôte ! C’est bien fait,seigneur Juan ! Vous trouvez votre maître !… Et la têten’est plus là !

– C’est un trait de génie, dit doucementdon Juan. Je m’en souviendrai longtemps.

Maître Fairéol s’inclinait, clignait de l’œil,souriait, et en somme faisait la roue. Avec une lenteur savammentcalculée, il remettait les écus dans le sac, un à un, pendant quedon Juan ravi, comme extasié, avec des exclamations admiratives,lisait et détaillait la note à haute voix.

– Il y gagne son dîner, le mien etl’avoine des chevaux, songeait Corentin. Tant de mensonge et defourberie pour si peu ! Ô mon maître !…

– Ce qu’il y a d’admirable, disait donJuan, c’est que vous avez bien compris que je ne pourrais rien direcontre ces prix que vous me faites… Vous vous êtes bien douté queje ne tiens pas à attirer l’attention et que je me laisseraisécorcher tout vif, sans crier… Monsieur Fairéol, vous êtes un grandhomme !

Fairéol s’inclina modestement… Il n’avait pasdit un mot depuis sa triomphale entrée… Il se retirait à reculons,multipliant les salutations… Il atteignit la porte, son sac sous lebras…

– Mais, dit tout à coup don Juan, vousavez oublié une chose fort importante… Oh ! oh ! je tiensà tout payer, moi !… Venez ici, maître, et complétez votrenote. Corentin, une plume et de l’encre, vite !

– Qu’est-ce ?… balbutia l’hôte en serapprochant.

– Asseyez-vous… Là… Maintenantécrivez : Pour avoir tiré les oreilles de maîtreFairéol… six livres !…

– Monseigneur, dit Fairéol tout pâle, jene fais jamais payer cet article-là !

– Corentin, ne m’as-tu pas dit qu’il terestait un écu de six livres ? Donne-le à notre hôte…là !… Maintenant, écrivez… je tiens à payer, moi. Je ne suispas de ces insolents qui tirent les oreilles aux gens sans payer…Écrivez !

À la manière dont ces mots furent dits,Fairéol comprit qu’il n’y avait pas de résistance possible. Etpuis, que risquait-il ? Qui lirait jamais cette note ?…Il écrivit !

– Vous voilà satisfait… et moiaussi ! dit-il avec un sourire goguenard.

Et, content d’avoir sauvé ses cent écus d’or –une petite fortune ! – content d’avoir montré plus d’esprit etde finesse que cet orgueilleux gentilhomme – un gentilhomme degrand chemin, songeait-il – maître Fairéol regagna la porte, saluaune dernière fois, et sortit en fermant. À ce moment, il entenditdon Juan qui, distinctement, disait :

– Corentin, va donc me chercher le crieurpublic de la ville et me l’amènes ici…

– Qu’est-ce à dire ? murmura Fairéolqui s’arrêta court.

Et il rouvrit la porte !…

– J’y vais ! dit Corentin. Maisc’est fatigant. Vous m’avez fait aller trois ou quatre fois chez legouverneur, déjà…

– Monseigneur, commença Fairéol, lecrieur…

– Non, non ! s’écria don Juan, quiéclata de rire. Ne le dites pas ! Le crieur public est entournée, en voyage, je sais, je sais ! Mais il n’en viendrapas moins ici ! Il n’en recevra pas moins, au prix ordinaire,mon ordre, qui est de crier cette note de porte en porte, la noteentière, par toute la ville, dût le cri durer huit jours ! Jeveux qu’on sache qu’il n’en coûte que six livres pour vous tirerles oreilles. Va, Corentin, va donc !

Sans rien dire, maître Fairéol, morne etcourbé, Fairéol tremblant et livide, Fairéol vaincu, s’approcha dela table et y déposa son sac. Et à côté du sac, il laissa tomber lepauvre écu de six livres.

– Maître, dit don Juan, je vous rendraicette note quand vous viendrez tout à l’heure, m’offrir le coup del’étrier. En attendant, reprenez ces six livres, et vite :vous les avez bien gagnées !

Chose étrange et qui montre bien que les plusfermes caractères ont leur moment de faiblesse, maître Fairéolsaisit, avec une sorte d’âpreté, le malheureux écu, et l’enfouitdans sa poche en disant :

– C’est toujours cela que je luireprends !

Une heure plus tard, lorsque Corentin eut, àson tour, dîné à la cuisine, lorsque don Juan eut distribué dansl’hôtellerie de nombreuses et riches gratifications qui luivalurent d’enthousiastes acclamations, il monta à cheval, et l’hôtevint lui donner le coup de l’étrier. En lui rendant le gobelet devermeil, don Juan glissa à maître Fairéol la note en question.Puis, saluant de la main les gens de l’hôtellerie assemblés, ils’éloigna, suivi de Jacquemin Corentin.

Au moment de tourner le coin, Corentin seretourna vers la Tour de Vesone, et, sur le perron, il vit maîtreFairéol qui, par poignées, s’arrachait les cheveux, au grandébahissement de ses gens.

– Tu vois bien, disait don Juan. Tut’affoles toujours pour un rien. J’ai payé, largement payé. Etl’hôte est venu en personne au coup de l’étrier. Et tu as cent écusd’or dans la fonte !

– Nonante et huit, monsieur ; vousen distribuâtes deux que vous me fîtes convertir en piècesblanches.

– Déjà ? Eh bien, je t’engage àdevenir plus ménager de mes deniers. À propos, dès que nous auronsregagné Séville, tu me rappelleras que j’ai à faire tenir deuxcents écus d’or à maître Fairéol, hôtelier de la Tour deVesone en Périgueux.

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