Don Juan

Chapitre 39CONCLUSION DE L’AVENTURE DE LA DUCHESSE ET DE LA RIBAUDE

Ce soir-là, donc, nous retrouvons don Juan,après le souper, dans une jolie salle de l’hôtel de Runes, sorte deboudoir aimé de la duchesse. Et c’était l’heure où il devaitprendre congé, sous peine de s’entendre dire par la duchesseelle-même qu’il était temps pour lui de se retirer… la chose luiétait arrivée une fois déjà.

En cette soirée qui devait être la dernière etau cours de laquelle don Juan s’était juré de triompher, Adélaïdese montra pour son hôte ce qu’elle n’avait cessé d’être depuis lepremier instant : affectueuse et reconnaissante, charmantepour la délicatesse et l’empressement des attentions, mais don Juanput se convaincre que jamais il n’entrerait dans son cœur pour ytrouver autre chose qu’une fraternelle amitié. Le plus sévèremoraliste n’eût rien pu reprocher à Adélaïde, sinon, peut-être, des’être un peu divertie aux flamboyantes déclarations de don Juan etde les avoir écoutées avec un enjouement qui semblait exclure lasévérité. Tenorio était trop expert pour s’y tromper ; ilsavait à n’en pas douter que l’amour de la duchesse pour son mariétait inébranlable. Mais il était ainsi fait que même convaincu del’inanité de sa tentative, même dans cette minute où il se levapour prendre congé et où tout semblait fini, il gardait encore unefoi robuste en son étoile, et il s’affirmait qu’il était tout prèsde la victoire.

La duchesse était debout, devant lui, un peuémue d’avoir à dire adieu pour toujours à ce charmant compagnon quil’avait sauvée d’une mort à peu près certaine, qui, à part sa lubieamoureuse, s’était montré spirituel et brillant causeur, généreuxen ses attitudes de pensée, raffiné gentilhomme en ses façons, fortdélicat en ses discours, en somme un parfait cavalier.

Don juan vit très bien cette émotion, et seramassa pour l’effort suprême. Et lui-même éprouva ce choc d’amourréel qui, parfois, ébranlait sa sentimentalité, ce ne fut pasl’élan d’une passion, ce fut une véritable expansion d’amourcapable d’aller jusqu’au dévouement…

– Ainsi, vous partez ? disait laduchesse. Ne pouvez-vous attendre deux jours ?M. de Runes sera assurément de retour ; ce serait unvrai bonheur pour lui de vous témoigner sa reconnaissance.

– Je pars demain, madame, dit don Juand’une voix altérée. C’est ici mon dernier adieu.

– Oh ! le dernier… vous reviendrez àParis…

– Non, madame, l’importante affaire quim’appelle en Espagne m’y retiendra sans doute plusieurs années… etpuis… et puis… ah ! laissez-moi vous le dire… je hais ce Parisoù je vous ai aimée pour mon malheur. Si je meurs bientôt, tantmieux. Mais s’il faut que je vive, jamais je ne reverrai les lieuxoù j’ai tant souffert.

Il pâlit. Son regard s’embua. Il sembla seraidir contre l’excès de sa souffrance… il fut sincère ; danscette minute, il crut vraiment que loin d’Adélaïde il ne luirestait qu’à mourir. Et la duchesse, du fond de son cœur, leplaignit ; elle ressentit elle-même un profond chagrin d’êtrela cause de cette douleur qu’elle voyait, et d’une voix qu’elles’efforçait de rendre enjouée, mais qui tremblait un peu :

– Allons, je veux croire, j’espère, jesouhaite ardemment que bientôt le charmant cavalier, le parfaitgentilhomme que vous êtes trouve la noble jeune fille digne de lui,le cœur capable de le comprendre…

Il secouait la tête, et ellecontinuait :

– Cela sera, croyez-le. Si jeune, sigénéreux, si accessible aux plus beaux sentiments, si séduisant parle charme de la personne et du discours, vous inspirerezcertainement un pur amour que vous partagerez… alors j’aimeraicomme une sœur celle que vous aurez choisie… tous deux vousviendrez vous asseoir à ma table, et nous rirons ensemble desfolies que vous m’avez débitées…

Très bas, il répondit :

– C’est impossible. Ce cœur qui n’acommencé à vivre que du jour où je vous ai connue cessera de battrelorsque je serai loin de vous. Adieu, madame…

Elle tendit sa main. Il fit non de la tête etmurmura :

– Quoi ! Pour tant d’amour, vous neme laisserez pas au moins quelque radieux souvenir avec quoi jepuisse vivre et tromper ma douleur ?… Quoi ! Votre mainseulement ? Quoi ! Pas même un baiser… un seul ?… unpur et chaste baiser fraternel que j’emporterai sur mes lèvrescomme le joyau de ma pauvre vie, la suprême consolation de mamort ?…

Il se rapprocha vivement, la figurebouleversée, ruisselante de larmes, il ouvrit ses bras, elle voulutreculer… il était trop tard… tremblante de pitié, certainequ’aucune pensée mauvaise ne pouvait se lever dans le cœur de cethomme qui pleurait, elle parut près de consentir ce baiser, de leconsentir comme un acte de reconnaissance et de compassion… danscet instant même, en un grand miroir placé en face d’elle sur lacheminée, elle vit… ah ! elle vit la porte s’ouvrir, et dansl’encadrement de cette porte apparaître le duc de Runes… lemari !

Coupable, Adélaïde eût certainement trouvé legeste immédiat qui l’eût sauvée peut-être.

Innocente, elle demeura inerte.

La stupeur et l’horreur la paralysèrent.

Elle eut seulement un soupir d’épouvante.

Cela dura deux secondes pendant lesquelles donJuan, certainque la duchesse enfin succombait, murmura deschoses ardentes qu’elle n’entendit point… cela dura les deuxsecondes que la fatalité avait voulues… les deux horribles secondesqu’il fallait pour que François de Runes fût convaincu de latrahison… et quand, d’un violent recul de tout son être, avec undéchirant cri de désespoir, elle s’arracha aux bras de don Juan quiallaient se refermer sur elle, il était trop tard… le duc venait àelle.

Don Juan le vit alors seulement, et se recula,effaré, comprenant soudain que quelque chose de terribles’accomplissait et il eut la soudaine sensation qu’il venaitd’assassiner ces deux êtres charmants qui semblaient créés pourtoute une vie de bonheur… le duc et la duchesse de Runes.

Le duc ne parut pas l’apercevoir.

Il s’arrêta devant Adélaïde.

Il tremblait de tous ses membres comme sitoutes les forces vitales se fussent effondrées en lui d’un seulcoup, et sa figure toute blanche se marbrait de taches pluslivides.

Aucune colère visible en son attitude. Onn’eût pu dire non plus qu’il éprouvât une douleur quelconque. Ilparaissait en proie à un prodigieux étonnement qui l’accablait,l’écrasait. Sa parole fut presque inintelligible quand ilprononça :

– C’est toi Adélaïde ?… C’est bientoi ?… toi !… toi, dis-je !… toi !…

Elle cria :

– Que crois-tu, François ?Dis-le ! Dis-le tout de suite ! Que crois-tu !…

Ce fut un hurlement, un jaillissement de saprotestation, la clameur de son innocence. L’accent eût suffit pourconvaincre le duc si, malheureusement pour lui et Adélaïde, iln’eût vu, l’instant d’avant, vu de ses yeux, absolument vu sa femmeaux bras de don Juan : la preuve, l’indiscutablepreuve de sa trahison…

Au cri de la duchesse, il eut un haussementd’épaules, le geste de dédain, de mépris qui signifie l’inutilitéabsolue de toute explication. Il se détourna d’elle, et, face à donJuan :

– Demain matin, à huit heures, dans lePré-aux-Clercs…

Tenorio s’inclina et dit :

– J’y serai. Mais…

Il allait entreprendre une explication,protester, jurer sur Dieu et l’honneur que la duchesse étaitparfaitement innocente, il se tut soudain ; ce visageflamboyant sur qui il levait les yeux lui fit peur. Il comprit ques’il osait parler il était un homme mort, et que le duc, en ne sejetant pas sur lui, à l’instant, le poignard au poing,accomplissait sur lui-même un rude effort. Avec fermeté don Juanrépéta :

– À huit heures du matin, dans lePré-aux-Clercs.

Et il s’en alla…

Adélaïde alors marcha sur son mari,l’atteignit malgré qu’il se reculât, le saisit dans ses bras malgréqu’il la repoussât, le prit par la tête, se cramponna à son cou,et, farouche, terrible dans cette suprême défense de son bonheur,cria :

– François, il faut que tu saches !François, je veux que tu saches ! François !François ! Tu m’entendras ! François !François ! Tu me laisseras parler, ou je jure Dieu que je neme tue devant toi !…

Que dit-elle ? Que put-elle dire ?Quels accents trouva-t-elle ? C’est un fait, un sinistre faitque la vérité est aussi difficile à prouver que le mensonge. Biensouvent plus difficile. Plus libre, plus aisé en ses tours etdétours, le mensonge trouve des arguments irréfutables là où lavérité demeure impuissante. Tout gêne la vérité, jusqu’à laconscience qu’elle a de soi-même, et jusqu’au dégoût d’être forcéeà se défendre. Que dit-elle, cette malheureuse Adélaïde, à qui uncenseur implacable pourra sans doute reprocher cet instinctifmouvement de pitié qu’elle eut pour don Juan, à qui les femmes denotre temps plus rigoriste, peu au fait des mœurs d’une époque oùla vie sociale comportait d’autres libertés d’allure pourrontreprocher peut-être d’avoir écouté quinze jours durant d’amoureuxdiscours ?

Il est bien probable qu’avec du temps, ellefût parvenue à convaincre son mari et à effacer dans son espritjusqu’au souvenir de l’affreuse vision. Mais il est bien probableaussi que frappé dans son orgueil, dans son amour, dans sa parfaiteconfiance, le duc, cette nuit-là, à toutes les affirmations de lavérité, opposa la preuve, l’irréfutable preuve : j’aivu ! vu de mes yeux ! J’ai vu !…

Quelle nuit ils durent passer, ces malheureuxqui, du parfait état de bonheur, étaient précipités à l’extrêmemisère !

Un peu avant huit heures du matin, dans lebrouillard qui estompait les vastes bâtiments de l’abbaye deSaint-Germain, sur l’herbe rare du pré si souvent foulé par lesduellistes ou les émeutiers, le duc de Runes et don Juan setrouvèrent en présence. Le duc avait amené trois de ses amis, maisJuan Tenorio était seul. Les deux ennemis, sur la demande du duc,se défirent de leurs habits, afin de se battre le torse nu.

Runes, un instant, considéra avec une sombrecuriosité cet homme qui avait détruit deux existences. Don Juandétourna les yeux : peut-être avait-il vaguement conscience ducrime qu’il avait commis : crime, il est vrai, absous d’avancepar les conventions sociales.

Le premier coup de huit heures tinta àl’abbaye, lorsque les deux épées se choquèrent, et ce futfoudroyant : le huitième coup tristement résonnait dans l’airouaté de brumes, lorsque l’un des deux adversaires s’abattit,rendant le sang à flots par la bouche, tandis que la blessure qui,presque imperceptiblement, trouait le côté gauche de la poitrine,saignait à peine.

C’était le duc de Runes.

La pointe de Juan Tenorio lui avait crevé lecœur.

Il n’eut pas un spasme, pas un frisson, ildemeura inerte à jamais.

C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-trois anspérit Henri-François, septième duc de Runes, vrai gentilhomme parl’esprit et le cœur, en pleine jeunesse, en pleine beauté, enpleine félicité.

Il périt uniquement parce que don Juan Tenorios’était avisé que la duchesse de Runes était une fort jolie femme,d’autant plus précieuse à conquérir qu’elle adorait son mari duplus pur, du plus sincère amour.

Au nombre des morts mentionnées au registredes dames oblates en décembre 1541, nous trouvons celle deJulie-Adélaïde de Fontenac, duchesse de Runes, en religion sœurSainte-Claire, décédée à la suite d’une maladie de langueur.

Lorsque le duc de Runes fut tombé, don Juan,la pointe de l’épée baissée, attendit une minute qu’il plût à l’undes amis de son adversaire de continuer le combat, comme c’étaitassez l’habitude. Mais les trois gentilshommes, d’un signe, luifirent comprendre que tout était fini.

Alors il s’habilla, se dirigea vers le chevalque son laquais lui tenait en main à cent pas de là, se mit enselle, rentra dans Paris et, vers dix heures, atteignit l’aubergede la Devinière. Quelques minutes plus tard, il en ressortait àpied, affairé, empressé comme toujours, maugréant on ne saitquelles imprécations contre l’injustice du sort.

Don Juan se dirigeait vers l’hôtel deLoraydan.

Par des ruelles détournées, il évita la partiede la rue du Temple où se trouvait la demeure des Runes. Ill’évita, non par crainte de quelque rencontre désagréable, maispour s’éviter une émotion qu’il déclarait inutile. Et déjà, danscet esprit où la vie ne se reflétait qu’en fugitives empreintes,l’image d’Adélaïde s’effaçait. Il faut dire qu’une minute, il avaiteu cette pensée d’aller trouver la duchesse, et, à ses pieds,repentant, soumis, tenter quelque impossible consolation. Une lueurde bon sens lui montra ce qu’il y aurait d’odieux en cettedémarche.

Il déboucha dans la rue du Temple, tout prèsdu cabaret du Bel-Argentqu’il atteignit bientôt. Et alorsil s’arrêta, évoquant soudain la mièvre et petite figure de laribaude qui ne possédait rien au monde, pas même de nom,puisqu’elle s’appelait tout bonnement la Blonde…

Et don Juan commença de seplaindre.

Il se plaignit. Il jugea qu’il était victimede fatalités acharnées.

Il éprouva le désir de verser quelques pleurs.L’attendrissement le gagna, et, en fin de compte, il décréta que siquelqu’un au monde avait besoin de consolation, c’était lui.

La consolation… cette ribaude ?

Qu’importait, en somme ? Ribaude ouprincesse, la femme qui le tiendrait dans ses bras, à qui ilpourrait dire combien malheureux il était, qu’il pourrait émouvoirde sa propre émotion, chez laquelle il pourrait provoquer une doucecompassion, oui, la femme qui, en cette heure, mêlerait ses larmesaux siennes serait la digne consolation de sa peine qui seulecomptait… Il eut un sourire.

De son pas rapide et léger, il marcha vers leperron du pauvre cabaret, et il s’arrêta court : quatre hommesvêtus de noir en sortaient, quatre porteurs de la prévôté, de ceuxque le prévôt envoyait d’office pour enlever les morts trop pauvrespour payer leur enterrement.

Sur leurs épaules, ils portaient un cercueilcouvert d’un mauvais drap élimé et troué.

Ils n’étaient que quatre.

Et certes ils suffisaient à la besogne, simaigre, si légère, si fluide était la pauvre créature qui s’enallait de ce monde vers un autre qui, si mauvais, si horrible setrouvât-il, lui serait toujours moins affreux que celui-ci…

C’était la ribaude… c’était laBlonde !…

 

Étant revenu vers le soir au cabaret duBel-Argent, poussé par quelque curiosité, et voulantconnaître comment était morte la Blonde, voici ce que don Juanapprit. Ces détails, il les eut dans une conversation avec Améliela Borgnesse qu’il interrogea :

– Monseigneur, lui dit cette filleénormément flattée de l’entretien, lorsque Brisard, le laquais dece monseigneur comte d’à côté est venu me chercher, vous m’avezdonné deux soufflets parce que je n’étais point princesse…

– Oui-da, fit don Juan, et je vais t’endonner autant si tu ne te hâtes de me parler de la Blonde.

– Oui, monseigneur, et vous me donnâtesaussi deux pièces d’or, c’était pour en arriver là. Car justement,la petite Blonde en avait aussi de ces pièces d’or. Maintenant, jecomprends. C’était vous qui les lui aviez données. Vous en donnezdonc à tout le monde ?

Elle sourit largement. Et don Juan luidit :

– Il te manque trois dents. Prends gardeque tout à l’heure il ne t’en manque six.

Elle toisa don Juan, le soupesa du regard, eutun haussement d’épaules, et dit :

– Oh ! Vous n’avez pas les poings deLancelot. N’importe. Voici donc comment la chose s’est faite. Lapetite Blonde, monseigneur, est morte comme nous mourons toutes.Elle a eu un petit soupir, et c’est tout. J’étais là, je puis vousjurer que c’est la pure vérité. Elle me devait beaucoup d’argent,et pourtant je lui ai laissé sa chemise quand on l’a mise dans labière, tout le monde vous le dira.

– Et les pièces d’or ? gronda donJuan. N’étaient-elles pas suffisantes pour te payer ?

– Les pièces d’or ? fit-elleétonnée. Mais elle les a emportées.

– Emportées ?

– C’est sûr. Emportées, je vous dis. Jene peux pas mieux dire, pourtant.

– Emportées où ? Vilaine ribaude,veux-tu t’expliquer ?

– Emportées dans la boîte, dans lecercueil. Ah ! vous savez, monseigneur, vous savez donner del’or et des soufflets comme s’il en pleuvait, mais vous êtes long àcomprendre. Tout le monde comprend cela, voyons : la Blonde,en mourant, a emporté ses belles pièces d’or avec elle, dans lafosse, c’est bien simple. Car elle a été à la fosse, la petiteBlonde. Vous devez pourtant savoir que la paroisse est riche etpossède un cimetière. Ce n’est pas comme Saint-Médard, par exemple,une paroisse de gueux qui n’a qu’un charnier.

Don Juan, une minute, médita sur cette sombreexplication où intervenaient des fosses et des charniers,puis :

– Je veux savoir pourquoi elle a emportécet or…

– C’est elle qui a voulu, monseigneur.Dix minutes avant de tourner de l’œil, elle nous a dit :« Si je meurs, je veux qu’on me laisse ces bellesmédailles qu’il m’a données. » Elle l’a dit tel que jevous le dis, monseigneur. Nous lui avons donc laissé l’or,puisqu’elle l’avait voulu.

– Et quand elle a été morte, vous n’avezpas eu la pensée de lui prendre ces pièces ?

– Tiens ! Est-ce qu’on est desTurcs ? On est des chrétiens. Elle avait dit : « Jeveux mes belles médailles. » C’est sacré. Par exemple,monseigneur, elle y perd. Mais ces petites filles ont des lubiessans prévoir si ça leur fera du bien ou du mal. Elle y perd, laBlonde !

– Et qu’y perd-elle, voyons ? fitdon Juan étonné.

– Dame, si elle n’avait pas vouluemporter cet or, voyez tout ce qu’elle aurait pu avoir avec :d’abord, au lieu de la chemise rapiécée que je lui ai laissée pourqu’elle n’ait tout de même pas trop froid dans la boîte, un beaudrap blanc tout neuf. Ensuite une belle et bonne messe, ensuite desporteurs à ses gages, et précédés de la croix, avec des prièrestout le long du chemin jusqu’à son dernier gîte. Sans compter quesi elle avait pu avoir un porteur de croix et un diacre pour lesprières, nous aurions pu la suivre, tandis que personne n’a osél’accompagner, crainte d’être mal vu des voisins, et qu’elle a dûs’en aller toute seule. Je vous dis qu’elle y a perdu à vouloirgarder ses médailles.

Don Juan, sur ces explications, eut unedeuxième méditation, puis, repoussant les sinistres pensées quil’assaillaient :

– Mais enfin, pourquoi a-t-elle voulu lesemporter, ces carolus ?

– Ces carolus ? C’étaient donc descarolus ?… Qu’est-ce que c’est, des carolus ?…

– Les médailles qu’elle avait. Pourquoia-t-elle voulu les avoir dans son cercueil ?

– Ah !… Une idée de petite fille,monseigneur. Pas de prévoyance. Pas de sagesse, monseigneur. Il y ade cela une quinzaine, voilà que je vois revenir la Blonde qui, surmes bons conseils, s’en était allée faire un tour dans la rue. Elleétait joyeuse et triste. Elle pensait des choses. Elle s’enferme.Je l’entends chanter, et puis rire, et puis pleurer, et puisj’entends le bruit de l’or. J’entre. Elle me dit :« Demain sera un beau jour pour moi… »

– Elle a dit cela ? tressaillit donJuan.

– Cela et bien d’autres sornettes :« Crois-tu qu’un grand seigneur puisse aimer une pauvre fillecomme moi ?… » Et puis encore : « Est-ce que jesuis vraiment jolie ?… » Et puis encore :« Après tout, quel mal ai-je fait jusqu’ici ?… » Etpuis encore : « Qui sait s’il ne m’aimera pas ! Quelbonheur ! Quel bonheur ! Saints anges du paradis, si jepouvais vivre dans l’honnêteté ! L’aimer ! L’aimertoujours !… » Et la voilà qui se mettait à genoux,monseigneur, à genoux devant le bénitier, et la voilà quicommençait à supplier la Vierge, et cela finissait par dessanglots, et puis là-dessus elle se reprenait à chanter… Ycomprenez-vous quelque chose ?

– Dis toujours, et ne t’inquiète pas decomprendre.

– Eh bien, donc, elle attendait lelendemain qui devait être un beau jour. Mais va te fairelanlaire, le lendemain a été pareil aux autres jours. Et les joursse sont passés. Elle disait chaque soir : « C’estpour demain !… » Elle a tout le temps refusé desortir malgré mes bons conseils. Elle me répondait : « Ilm’a défendu de retourner dans la rue jusqu’à ce qu’il vienne mevoir. » – Qui ça ? que je lui demandais. Elle nerépondait pas. En fin de compte, elle toussait de plus en plus.Elle se levait tout de même. Et, chaque matin, il fallait la voirse laver, se peigner, se bichonner ! Jusqu’au dernier jour,monseigneur ! Jusqu’à hier matin, où elle a encoreessayé ! où elle m’a demandé le petit bout de miroir que nousavons pour se regarder. Et, alors tout à coup, elle a vu la mort.Elle m’a défendu de lui enlever ses médailles et elle est morte enles regardant. C’est à n’y rien comprendre…

Voilà ce que don Juan Tenorio dans laconversation qu’il eut avec Amélie la Borgnesse apprit, au cabaretdu Bel-Argent, le soir du jour où fut enterrée laBlonde…

Nous avons voulu relater tout de suite lespauvres circonstances qui entourèrent la mort de la petite ribaude.Nous reprenons maintenant don Juan au point où nous l’avons laissé,c’est-à-dire au moment même où se dirigeant vers la porte ducabaret du Bel-Argent, il en vit sortir le cercueil surles épaules des quatre porteurs de la prévôté.

Don Juan, voyant sortir ce cercueil que nuln’escortait, le laissa passer, le suivit un instant des yeux, puisentra dans le cabaret et demanda qu’on fit venir la Blonde.

– La Blonde ! fit l’hôtesse en sesignant. Elle vient de s’en aller et ne reviendra plus jamais.

– Ce cercueil ? tressaillit JuanTenorio.

– Mon Dieu, oui, mon prince, ditl’hôtesse.

– Quoi ! Elle est morte ?

– Dame… à force de tousser…

Don Juan baissa la tête. Puis il revint auseuil du cabaret, se pencha, et là-bas au loin, entrevit les quatreporteurs qui se hâtaient, en un balancement rythmique de la marche.Son cœur se serra. Ce cercueil… tout seul… quoi !personne ? personne ?… Il se tourna brusquement versl’intérieur :

– Cette malheureuse enfant n’avait doncni parents, ni amis, ni rien au monde ?

– Des parents ? Des amis ?Pourquoi cela, monseigneur ?

– Pourquoi s’en va-t-elle seule, touteseule ?

– Ah ! c’est ça ? fitl’hôtesse. C’est mal vu, monseigneur, une ribaude. Un enterrementsans croix… on ne sait pas ce que les voisins penseraient etdiraient de voir…

Don Juan n’entendit pas la fin de la nébuleuseexplication entreprise par l’hôtesse du Bel-Argent. Ilsortit, plus empressé que jamais… il se mit à courir…

En trois minutes, il rejoignit lesporteurs.

Et il ôta sa toque.

Et, nu-tête, il se mit à marcher derrière lecercueil de la ribaude.

Et les gens étonnés eurent cet étrangespectacle d’un jeune seigneur au fastueux costume qui, trèsgravement, très bravement aussi, la toque à la main, escortait lapauvresse sans nom qui s’en allait vers son dernier gîte… Il marchajusqu’au cimetière et demeura immobile au bord de la fosse jusqu’àce qu’elle eût été comblée de terre, et quand il s’en alla il donnaune pièce d’or au fossoyeur pour que la ribaude eût une croix sursa tombe[1].

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