Don Juan

Chapitre 7LA CHAPELLE DU COUVENT DES FRANCISCAINS

C’était le septième jour après l’événement –Canniedo, Zafra, Veladar et Girenna étaient encore en plein délire– c’était donc un matin, le septième jour après la mort de Christad’Ulloa.

Dans une cour du palais, deux solides écuyers,fortement armés, montés sur de vigoureux chevaux, attendaient,entourés d’officiers dont chacun donnait une dernière instruction,apportait une suprême recommandation.

– Bon, bon, disaient les deux braves,nous en répondons sur notre vie, et nous avons fait l’Artois etl’Italie !

– Gare à qui s’approche ! Bonsoir,camarade : la pointe de nos rapières à la disposicion deusted !

Un valet d’écurie tenait en bride un de cesfins et nerveux jinietesandalous que si fort, en France,on appréciait sous le nom de genêts. Ce cheval portait une sellemunie d’une corne d’arçon et d’un unique étrier : c’était laselle de dame – usitée encore telle quelle par la modernechasseresse – qui ne fut introduit chez nous que par Catherine deMédicis, mais qui, dès la fin du quinzième siècle, avait supplanté,en Espagne et en Italie, l’antique et peu gracieuse sambue. Unhomme d’armes inspectait et vérifiait toutes les pièces de ceharnachement.

Toutes les têtes, soudain, sedécouvrirent : sur un perron apparut Léonor d’Ulloa, escortéede l’intendant du logis, de duègnes et d’officiers. Elle portaitune robe de velours gris, jupe longue, corsage serré à la taille,en somme une amazone : à l’inverse de l’habillement masculinqui a été bouleversé, il est curieux de constater combien peu s’estmodifié le costume féminin ; on retrouverait dans les âgespassés le type de chaque nouvelle mode, et les Angevines portentencore le hennin d’Isabeau de Bavière.

Mais à la ceinture de Léonor luisait lefourreau d’une dague courte et acérée, vraie arme de bataille.

Elle descendait le perron, achevant de passerà ses mains des gants en peau de chamois qui lui montaient auxcoudes. Et sa démarche était empreinte d’une si jolie résolution.Il y avait une si naturelle fierté en ses souples attitudes, sapâleur mettait à son cher visage un peu maigri une si touchanteexpression que les larmes en venaient aux yeux des serviteursassemblés, et que les gens d’armes en grommelaient tout bas desjurons par quoi ils tâchaient d’exprimer leur vénérationadmirative.

– Je vous prie tous, tremblaitl’intendant, je vous supplie de vous souvenir que c’est malgré moi,malgré même la volonté de monseigneur le sénéchal.

– Calmez-vous, dit Léonor avec douceur.Ce n’est ni par lettre ni par messager que le Commandeur d’Ulloadoit être informé. Il faut que moi-même… Dieu puisse me dicter lesparoles capables, sans le tuer, d’apprendre à mon père…

Son sein se gonfla. La voix lui manqua…

– Mais au moins,au nom du ciel ! qu’une suffisante escorte…

– Je dois aller vite. Soyez rassurés,tous. La bravoure de ces deux compagnons m’est connue – et j’ai monvaillant Moreno, dit-elle en flattant le front du genêt. Ah !Reno, ce n’est plus d’une galopade aux bords du Guadalquivir qu’ils’agit !… Allons, maintenant, attendez-moi ici ; venez,Elvira…

Elle se dirigea vers une issue donnant sur lechemin de los Anjeles, qui séparait le palais du couvent desfranciscains. Les têtes se courbèrent. Les cœurs murmurèrent :Sembla una reyna hermosa…

Il n’y avait qu’à traverser ce chemin presquetoujours désert, et on pénétrait dans la chapelle deSaint-François.

La symbolique ogivale y régnait, mais separaît de l’étincelante robe arabesque. Le gothique était bien soninspiration, mais s’y drapait d’une capricieuse décoration qu’oneût dite empruntée à l’Alhambra : elle était d’un temps oùl’art chrétien consentait encore à fraterniser avec l’art arabe,ayant été bâtie vers 1406. C’est en suite d’un vœu que don RuyMelchior d’Ulloa l’avait édifiée – sous condition que lui et sesdescendants y auraient leur tombeau.

Elle se dressait au flanc oriental del’enceinte, et son portail regardait une avenue intérieure dumonastère ; mais par une entrée de côté qui restait ouverte desix heures du matin à midi, elle permettait à tout venant d’yentendre la messe ou d’y faire ses dévotions : les pèrespossédaient dans le cloître une deuxième chapelle plus humble, poury remplir les devoirs que leur imposait la règle de leur ordre.

Elvira s’arrêta devant le chœur et seprosterna.

Léonor franchit la balustrade et contournal’autel.

Là, sous l’abside, s’étendait le souterrain oùreposaient les Ulloa. L’entrée en était couverte par une grandiosedalle de granit au chevet de laquelle veillait un chevalier demarbre, la tête nue, son casque à ses pieds, les deux ganteletsappuyés à la croix de son épée. Sur cette pierre, l’un au-dessousde l’autre, avec la date, l’âge, une brève formule résumant chaqueexistence, funèbres annales, se suivaient les noms de ceux quidormaient dans ce caveau, depuis don Ruy Melchior jusqu’àMaria-Elisabeth, épouse du Commandeur don Sanche. On avait commencéà graver une inscription dernière… mais elle n’était pas terminée,et les ciseaux restés là attendaient que l’ouvrier vînt finir designifier qu’encore un être était descendu dans la nuit… Onlisait :

L’an 1539, le 19e jour de novembre

en sa vingtième année

très pure et très pieuse

Reyna-Chris

Et ce fut la vue de ces outils épars sur ladalle, cette inscription inachevée, ce nom tronqué comme une viequi se brise, ce fut cela qui provoqua la crise de douleur. Léonortomba à genoux et, la tête enfouie dans ses bras, éperdument, semit à sangloter.

Debout à quelques pas derrière elle, don JuanTenorio la contemplait…

 

Le coup d’épouvante l’avait terrassé d’abord,comme les quatre. Sa force d’expansion vitale et, peut-être sonirréductible scepticisme, lui avaient épargné les longs pourparlersavec le délire ; le quatrième jour, la fièvre avait abandonnéle champ de bataille ; le sixième il était debout. Mais,l’esprit encore assiégé de ce qu’il croyait des fantasmes, il setint au logis, tendit sa volonté à ordonner ses souvenirs etdéblayer son imagination.

Du méthodique et lucide travail auquel il sesoumit, il résulta que Canniedo, Zafra, Girenna, Veladar avaientrésolu sa mort parce qu’ils avaient appris des choses qui,sûrement, d’après tant de précautions qu’il avait prises, eussentdû leur rester à jamais inconnues. Son véritable tourment futd’établir comment il avait pu se tromper au point que cesprécautions vraiment très fortes fussent restées illusoires.

Cet obscur problème le retint deux heures etc’était beaucoup ; car, dès longtemps, il s’était imposéd’accepter les événements accomplis en écartant avec vigueur touteenvie de rechercher leur origine… à quoi bon poser lepourquoi ? Le fait était ou n’était pas. Voici la solutionqu’il adopta :

Le fait était que les quatre avaient voulu letuer… Eh bien, il nia le fait ! Il le nia sans appel. Il lebiffa. Mais alors… quoi ? Eh bien, le xérès et l’alicanteexpliquaient l’aventure ! Dans la réalité, les quatren’avaient pas dit un mot de Silvia, ni de Christa, ni de Laura, nide Rosa. Comme d’ordinaire, après une de leurs ivresses, il lesavait quittés joyeux et paisibles, pas très sûr ni du lieu ni del’heure. Il était rentré chez lui, sans trop savoir. Pour une causeignorée, indifférente d’ailleurs, la fièvre l’avait saisi. Lafièvre ! C’est la fièvre qui avait inventé les quatrepoignards luisants et tremblotants, la pointe dans la table, et lesinsouciants bons amis s’érigeant en justiciers, en bourreaux, etcette formidable vision, preuve définitive de l’inanité de toute lascène : la table se dressant, marchant sur lui, prise defolie ! Est-ce qu’une table peut marcher toute seule ailleursque dans les rêves ? Est-ce qu’une table peut devenirfolle ?… C’était une suggestion des vins trompeurs, donc toutle reste…

Très bien.

Restait ceci : Christa avait dû venirdans la chapelle de Saint-François. Que pouvait penserChrista ? Et que lui pourrait-il dire, lui ? Cettequestion, il l’écarta, tout simplement. Il refusa de se mettre enquête de l’explication qu’il fournirait. Recherche inutile. Jamaisil n’avait consenti d’avance à adopter un plan – c’est une chaîneaux mains, un boulet aux pieds. Mais sur l’instant, dans un éclairde génie, créer la manœuvre nécessaire ! Inspiré parl’événement, lancer le mot définitif ! D’une pensée libre desentraves de la préméditation, laisser jaillir, étincelant,irrésistible, vainqueur du doute, le mensonge sauveur, le sublimemensonge plus vrai que la vérité, l’unique mensonge qui estcelui-là même qu’on n’eût pas trouvé si on l’eûtcherché !…

Donc, ni l’heure abolie, aussi heureuse outerrible qu’elle eût été, ni l’heure à venir, aussi espérée ouredoutée qu’elle pût être, ne sollicitaient ni cette tête ni cecœur : seule la minute présente avait droit à son effort.

Satisfait d’avoir ainsi balayé les scories quilui encombraient la cervelle, il s’endormit d’un bon sommeil exemptde songes, et, dès le point du jour, plein de force et de gaieté,sûr de lui, sûr de sa chance au jeu de la vie, s’en vint rôderautour du palais Ulloa.

Pour la dixième fois, il parcourait la ruellede l’Escrimidor et entrait dans le chemin de los Anjeles, patient,certain que l’occasion se présenterait d’elle-même de parler àChrista… Christa ! Mais c’est à peine si ce nom se présentaitencore à son esprit ! Christa ! Mais tout ce préparatifd’un mariage glissait, fuyait de son souvenir, s’évanouissait enune lointaine reculée !… Pourtant, c’est bien pour Christaqu’il était là. Il le disait. Il se l’affirmait… Tout à coup, ilvit Léonor.

Il ne la connaissait pas. Mais, sanshésitation, il la reconnut… C’était elle !

Le temps de s’avancer en s’imposant une marcheindifférente qui le faisait grelotter, et il fut dans lachapelle.

Pourquoi ? Quelle raison ? Pasd’autre que celle-ci : Léonor y était.

L’infaillible, le prompt coup d’œil du maîtrejugea la situation. Personne dans la nef – si ce n’est, là-bas,tout au fond, une forme noire écroulée sur un prie-Dieu :quelque veuve, sans doute ; cela ne comptait pas. Seule, laduègne, devant le chœur, était à éviter. Le glissement de don Juanvers l’autel, derrière lequel sûrement se trouvait Léonor, fut unchef-d’œuvre. Était-il ce pilier ? Était-il ce saint depierre ? Était-il cette chaise ? Il fut tout cela. Et ilfut le silence. Il passa, insaisissable. Au point le plus éloignéde dona Elvira, preste, souple, il enjamba la barrière… La seconded’après, son regard avide s’abattait sur Léonor… Ilbalbutia :

– Quoi ! Tant de charme en savirginale attitude !… Quoi ! Tant de grâce en lasplendeur de ce corps harmonieux !… Quoi ! Si belle, siau delà de la beauté supposée par ma misérable imagination !…Est-ce moi qui, à d’autres qu’elle, est-ce moi qui ai pudire : Je t’aime !… Non, non, mes lèvres ont menti, mabouche a blasphémé, car voici, oh ! voici enfin ! voicicelle que cherchait mon inquiet amour ! La voici ! C’estelle ! Et je l’aime ! Et jamais je n’ai cessé del’adorer !…

Il ne voyait pas que Léonor pleurait…

Elle pleurait doucement, la crise apaisée. Detoute l’ardeur de sa confiance, elle récitait les prières que samère, jadis, lui avait apprises ; mais tandis que s’égrenaitle murmure des mots latins dont le sens, parfois, lui échappait,son cœur parlait à la morte…

La sensation qu’elle était épiée, soudain,l’oppressa.

Le malaise qu’elle en éprouva la fit seretourner : aussitôt elle fut debout… et lui, doucements’agenouilla !

Elle le regarda…

Ébloui, il ferma les yeux – et dans l’instantles rouvrit, buvant à longs traits le délice de sa contemplation.Elle eut un mouvement de retraite… mais non ! Que pas un motne frappât cet homme et ne le marquât d’infamie, cela lui sembla unnouvel outrage au nom d’Ulloa ! La révolte de sa douleurmettait une flamme dans son regard, une flamme qui le brûlait, lui,et dont il se délectait. Et elle, amèrement, se concentrait enChrista… Christa abusée, flétrie, assassinée. Son fronts’empourprait. Et lui, se jurait que jamais incarnat plus suaven’avait coloré plus pur visage. Elle cherchait, ah !vainement, dans sa tête où s’entrechoquaient les pensées, ellecherchait la parole qui fût capable de traduire cet atroceressentiment dont elle vibrait tout entière comme une lyre troptendue… impulsivement, elle fit un pas… Il tendit lesbras !

Elle vit cela !…

Et ce geste fut le déclenchement. Ce geste,par une obscure association d’idées, elle l’interpréta comme lasupplication d’un condamné qui, dans les affres dernières,tente d’implorer sa grâce… Un condamné à mort ! Ceterme s’érigea dans son esprit sans qu’elle l’eût appelé, vraimentcomme s’il y eût été mis par une volonté qui n’était pas la sienne…et elle parla.

Ce fut étrange. Rigoureusement, elle parlasans savoir ce qu’elle disait. Ses propres paroles ne furent pourelle que des sons. Confusément, il lui parut que ses lèvres étaientdevenues le docile instrument d’une intelligence qui échappait àson contrôle. Mais cette impression veillait au plus profond de sonêtre que ces mots, avec une suprême exactitude, énonçaient cequ’elle aurait voulu exprimer.

Voici ce qu’elle disait :

« Juan Tenorio, vous êtes condamné.Désespéré, maudit, c’est sous la main d’Ulloa que vous succomberez…sous la main glacée du père de Christa… sous l’étreinte ducommandeur… »

Elle se détourna alors et se retira ; et,certes, jamais souverain juge ayant édicté la sentence de hautejustice n’avait pu atteindre à pareille noblesse de maintien etd’allure.

Don Juan, relevé d’un bond, s’élançait…Quelqu’un le saisit violemment au poignet… la forme noire entrevueau fond de la chapelle… Silvia !… L’épouse !

L’imprécation qui gronda sur ses lèvres sebrisa net, et un imperceptible tressaillement témoigna seul de sonétonnement à reconnaître, en telle minute, l’épouse légitime qu’ilcroyait à Grenade. Avec douceur, il dégagea son poignet, se penchasur la main de Silvia et longuement la baisa : on eût dit unamant qui retrouve une maîtresse adorée. Et tout de suite, d’unmouvement de caresse, il souleva le voile, le lui arrangea enarrière.

– Laisse-moi te voir. Laisse-moit’admirer. Dire que c’est toi ! Quelle hâte, Seigneur, j’avaisde rentrer à Grenade ! Maudite soit cette mission qui me futconfiée de par l’ordre de l’empereur, puisque si longtemps elle m’aséparé de toi ! Comment as-tu su mon arrivée à Séville ?Et comment savent-elles toujours où est celui qui les adore ?Elles savent, voilà tout ! Ah ! j’ai dû parcourirCastille et Navarre, Estramadoure et Aragon… Silvia est la plusbelle, Silvia reste souveraine en mon âme ! Mais… mais…pourquoi ces crêpes ? Oh ! pourquoi ce deuil ?

– Le deuil de ton amour, Juan !

Il pâlit. Mais reprenant vite sa gaietétempérée d’émotion :

– Que dis-tu ! Mon amour, par leciel, mon amour est vivant dans ce cœur qui, loin de toi, ne batqu’à peine, et à ton seul aspect… Ah ! pose la main sur lui etvois comme il se remet à palpiter !

Elle se tint toute droite, sans un geste.

– Quand finiras-tu, dit-elle, quandfiniras-tu ta carrière d’imposture ? De quel front parles-tuainsi, et comment espères-tu que je puisse te croire ?Malheureuse, je t’aime encore ! Malheureuse ! Levoudrais-je, que je ne pourrais arracher de moi cet amour que je tegarde tel que je te le jurai ! Mais ne pense pas que je soisvenue implorer une affection dont je te délie. Ce qui m’enchaîne àtoi, c’est ma volonté de te sauver, Juan, cette heure estsolennelle, et Dieu nous entend. Écoute une pauvre femme dont latriste beauté effacée ne peut plus rien sur toi, mais dont l’âmechrétienne ose espérer et tenter de délivrer la tienne. Sois-ensûr : tu me trouveras entre tes victimes et toi. Tant que jevivrai, autant qu’il sera en mon pouvoir, je t’épargnerai denouveaux crimes… Tais-toi, tais-toi ! tes mensonges en un tellieu briseraient peut-être le ténu lien de miséricorde qui retientsur ta tête la justice du ciel ! Je te suivrai. Partout où tuseras, je serai ! Tu doutes ? Sache donc que, depuis sixmois, je t’ai enveloppé d’un réseau de surveillance. Tes trahisons,je les connais toutes, et chacune d’elles m’a poignardée.Longtemps, j’ai pu espérer que toi-même, à la fin, tu te feraishorreur. Maintenant, c’en est trop. C’est moi qui ai prévenuChrista d’Ulloa ! Prévenu Veladar ! Prévenu Zafra !Prévenu Canniedo ! C’est moi ! Mon seul tourment estd’avoir trop tardé à commencer, mais je dois continuer. Tu es aubord de l’abîme, je t’empêcherai d’y rouler, et par là même, jesauverai tant d’infortunées que tu condamnes au désespoir !Frappe-moi donc du coup mortel, si tu veux te libérer de moi !Ou, si tu m’épargnes, arrête, Juan, arrête ! Et renonce àmeurtrir un cœur qui ne sait plus où trouver la force de souffrirencore !

Il avait écouté tête baissée, tantôt livided’une vague terreur, tantôt rose d’une sorte de plaisir, parfoistout souriant et parfois agité d’un frisson glacial.

Mais quand elle se tut, il éclata d’un rirefrais et sonore.

Puis, d’un accent de sensibilitésincère :

– Moi te frapper ? Moi !frapper une femme ! Et quelle ? Silvia, ma Silviaelle-même ! Tu ne le penses pas, chère âme ! Et cela seulsuffit à me prouver que tu ne crois pas un mot de ce tissu decalomnies qu’on t’aura présentées pour exciter ta jalousie. C’estégal. Penser que ma Silvia m’a suivi jusque dans cette jolieéglise…

– Tu te trompes ! dit-elle enl’interrompant d’un geste de désespoir farouche. Ce n’est pas toique je cherchais ici ! Tous les matins, depuis trois joursqu’on l’a mise là, j’y viens pour supplier Christa…

Un tressaillement le secoua.

– Supplier Christa ?…Ici ?…

– Pardonnez-lui, Christa !Pardonnez-lui comme je lui pardonne !

– Tu dis cela ?… À Christa ?…Ici ?…

Elle le reprit par le poignet, l’entraîna,éperdu, jusque devant la dalle du tombeau, et elle dit :

– Christa est ici !…

Il n’eut pas un mot, ne baissa pas la tête,demeura debout, raidi contre le choc ; mais sans qu’il y prîtgarde, ses bras retombèrent au long de son corps ; et de sesyeux rivés à ce nom inachevé, deux larmes roulèrent, hommagesuprême à la mort, suprême insulte à la vivante, puis deux autres,et d’autres encore, sans arrêt, silencieusement. Elle s’étaitreculée, elle regardait pleurer don Juan !

Et il lui sembla que ces larmes… ah ! ceslarmes que, sans même essayer de les cacher, il donnait à uneautre, c’étaient des gouttes d’un poison corrosif tombant sur soncœur, à elle, son pauvre cœur de femme, d’amante trahie, d’épousedélaissée ! Et ce spectacle, aveu désormais irrévocable de latrahison, lui devint une mortelle torture ; elle éprouvaqu’elle défaillait, elle en eut honte, et alors elle s’en alla,forme noire toute courbée, qui se traîna dans la nef déserte, elles’en alla de son pas morne et découragé, comme si elle s’en fûtallée de sa dernière espérance…

Longtemps après, Juan Tenorio, à son tour,sortit de la chapelle de Saint-François.

Il se dirigea, courant presque, vers lagrand’porte du palais Ulloa.

Quoi ? Que voulait-il ? Tenterquelque audacieuse folie ? Non, non. Il voulait… Oh ! ill’avait juré à Christa ! Il voulait se jeter aux pieds deLéonor ! crier son repentir ! implorer humblement lepardon régénérateur !

L’officier à qui il s’adressa en disant quelui, comte d’Oritza, sollicitait, pour affaire d’importance,l’honneur d’être reçu par la fille du commandeur, réponditrespectueusement – car Oritza était un nom de grandesse – que donaLéonor était partie pour un long voyage et que depuis près de deuxheures déjà elle avait franchi la Macarena (l’une des quinze portesde Séville, celle qui était située au nord)…

Une minute, Juan demeura immobile… À quoipouvait-il bien songer ?

Et tout à coup, sans transition, le sang montaà ses joues, un éclair jaillit de ses yeux, un sourire illumina safigure. Il leva la tête, aspirant longuement. Dans un de ces cielspresque indigo des automnes andalous, voguaient de légers nuagesd’un blanc d’argent. Une fraîche brise venue des lointaines sierrasmettait dans l’air une exquise gaieté… Dans ce rayonnement de vieet d’amour, don Juan évoquait une image qui le faisait frémir… Etc’était la vision d’une hardie cavalière, étincelante de sa jeunebeauté, infiniment gracieuse en son amazone de velours,chevauchant, vaillante et sans peur, et lui faisant signe, et lemettant au défi…

– Par le ciel !… murmura-t-il,haletant.

Il rêva un instant.

– Où va-t-elle ?… Eh ! parDieu, elle va en France ! Ah ! la brave enfant qui courtcontre Juan Tenorio armer la vengeance du vieux Commandeur !Quelle riche nature ! Et quelle candeur ! Quelcourage ! Et quel cœur ! C’en est fait, ma destinéem’attache à elle. Je t’aime, Léonor ! Je t’aime et suis à toipour toujours !

Ces mots le firent sourire : il lesreconnaissait au passage, il les connaissait trop, tant de fois ilsavaient servi déjà ! Mais son léger haussement d’épaulessignifia qu’il n’était pas besoin d’en chercher d’autres et que cesont ces mêmes mots qu’éternellement elles veulent toutes…

En hâte, il prit le chemin de son logis.

Il se glissait dans la foule, jetant uneœillade au balcon dont une main fine soulevait le vélum pourpre,offrant l’admiration de son regard aussi bien à l’Espagnole auxyeux de feu, vêtue d’éclatantes couleurs qu’à la Moresque au pascraintif, timide, gazelle, se retournant pour la bourgeoiserichement attifée, ou pour la suivante au pied mutin, portant lemissel de sa maîtresse, dans lequel, peut-être, elle vient deglisser le billet d’un galant ; et Séville lui semblait toutentière vibrante sous le soleil, c’était Séville. Séville éveillée,rieuse, pimpante, la prestigieuse Séville alors dans sa gloire,c’était la joie de vivre et d’aimer, c’était la vie quienveloppait, portait, soulevait don Juan charmé, enivré.

Dans cette paroisse de Santiago el Mayor oùdevait naître Bartholoméo Esteban Murillo, il habitait une maisoncélèbre pour son élégance raffinée.

Dans sa chambre, il ouvrit une cassetted’acier ciselé qu’il sortit d’un coffre.

Il la vida sur une table et comptasoigneusement les pièces d’or qu’elle contenait.

– Oh ! fit-il, le viatique me sembleun peu maigre… mais je n’ai pas le temps de le renforcer…Bast ! pour une expédition d’un mois ou deux, ceci pourrasuffire… Jacquemin ! Holà, Jacquemin Corentin !…

Un grand efflanqué de valet se montra aussitôtet tendit à son maître un billet cacheté, en disant :

– C’est d’une senora qui est venue voicidix minutes. Encore une ! ajouta-t-il en aparté. Si j’avaisseulement autant de ducats que j’ai tenu dans les mains de ceslettres ! Quelle rage d’écritoire possède donc lesfemmes ?

Don Juan avait coupé le fil du cachet. Sessourcils se froncèrent. Sa main trembla légèrement.

L’écriture était de Silvia. Voici ce quedisait le papier :

« Arrête, Juan ! Ne parspas ! Renonce à Léonor ! Si tu passes outre à ce suprêmeavis, souviens-toi qu’elle-même t’a dit : DÉSESPÈRE, MAUDIT,C’EST SOUS LA MAIN D’ULLOA QUE VOUS SUCCOMBEREZ, SOUS LA MAINGLACÉE DU PÈRE DE CHRISTA, SOUS L’ÉTREINTE DUCOMMANDEUR… »

Une minute, don Juan demeura songeur, lestraits contractés. Puis il releva la tête, éclata de rire, et unéclair de défi jaillit de ses yeux.

– Donne-moi une cire allumée, dit-il, unpeu pâle. Jacquemin Corentin se hâta d’obéir. Don Juan, à laflamme, présenta la lettre qui, bientôt, ne fut plus qu’une mincefeuille de cendre sur laquelle, un instant, serpentèrent desscintillements.

– Jacquemin, dit-il alors, mes habits devoyage. Mon manteau. Ma longue rapière. Les chevaux. Etvite !

– Nous partons ? fit le valet avecune familiarité naïve mais non exempte de respect. Et oùallons-nous, cette fois ?

– Au diable !…

– Monsieur, je vous crois. Mais par quelchemin ?

– Ne t’en inquiète pas, dit don Juan.Nous serons conduits par un ange !

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