Don Juan

Chapitre 32LE LOGIS TURQUAND

Le lendemain, Amauri de Loraydan se rendit aulogis Turquand et eut avec le père de Bérengère un entretien où illui révéla les intentions du roi.

Turquand écouta fort tranquillement. Puis,lorsque le comte eut fini de parler, il le regarda longtemps ensilence.

– Que pensez-vous, messire ? finitpar demander nerveusement Amauri. Enfer ! Il semble que vousn’ayez pas compris ce que je viens de vous dire !

– C’est pourtant assez clair : leroi veut enlever ma fille, ce soir, entre dix heures et minuit, etpour l’aider en cette honorable besogne, il compte sur vous. C’estbien cela ?

– Sur moi ! sur Essé ! surSansac !

– Bref, tous ceux que j’ai aidés, sauvésde la ruine, de la mort peut-être.

– Oui. Eh bien, que pensez-vousfaire ? Vous avez entendu l’infernal projet et vous meregardez sans rien dire. Parlez donc, mort-Dieu ! Queferez-vous ?…

Turquand continuait à fixer Amauri de Loraydancomme s’il eût essayé de lire dans son âme.

– Notez, dit-il, que la question poséepar vous à moi, ce serait à moi de vous la faire. Comte, un hommeveut, ce soir, enlever votre fiancée pour en faire sa maîtresse.Que ferez-vous ?

Et le regard de Turquand se fit plus aigu, sonvisage se fit plus sombre.

Loraydan détourna la tête pour échapper àl’implacable interrogation. Il essuya machinalement son front et,en même temps qu’il croyait ainsi apaiser une impression debrûlure, il se sentait grelotter de froid. Le démon de la jalousiefaisait rage dans cette cervelle, non dans son cœur. Il finit parmurmurer :

– C’est le roi ! De par toutes lesdamnations, c’est le roi ! Mais, aussi vrai que mon nom estLoraydan, s’il persiste jusqu’au bout dans son projet, je le tue etme tue après !

C’est peut-être la parole la plus honorableque le comte de Loraydan ait prononcée dans sa vie.

Turquand tressaillit. Un peu de rouge apparutà ses joues. Il eut comme un sourire et saisit les deux mainsd’Amauri :

– Vous feriez cela ?…

– Oui. Je le ferais.

Loraydan prononça ces mots avec une sorte desimplicité tragique, et en même temps il se sentait défaillir deterreur à la seule pensée que quelqu’un avait pu l’entendreproférer un aussi formidable blasphème : tuer le roi !Toucher à cet être plus près de Dieu que des hommes !Concevoir le plus effroyable des crimes : le régicide !…Lui !… Un Loraydan !…

– Mon fils ! murmura Turquand.

Le comte repoussa rudement l’orfèvre…l’usurier. Hors de lui, furieusement, il bégaya :

– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ?Pourquoi me regardez-vous avec cette fixité quim’exaspère ?

– Je vous regardais, dit froidementTurquand, pour tâcher de savoir l’homme que vous êtes, et si jepouvais avoir confiance en vous. Eh bien, maintenant j’aiconfiance.

– Confiance ?… Pourquoiconfiance ?…

– Mon fils, dit Turquand avec sa sinistredouceur, autrefois, j’ai aimé, et j’ai été aimé… Celle quej’aimais, ajouta-t-il dans un soupir, c’était ma femme. Et mafemme, comte, c’était celle qui m’aimait. Vous entendez bien ?Nous nous aimions, nous étions l’un pour l’autre tout le bonheur,toute la vie. Un seigneur de haut parage entra dans mon existence,et l’édifice de ce double bonheur s’écroula dans la honte et lamort. Il plut à ce noble sire d’enlever nuitamment et par violencela femme qui était mienne et qui m’aimait : elle se tua…

Loraydan eut un geste. Turquandreprit :

– Tout cela parce que je n’avais prisaucune précaution contre les chacals et loups-cerviers qui rôdentde par le monde…

– Et lui ! Lui ! Qu’est-ildevenu ? demanda Loraydan profondément remué par cette sortede confession imprévue.

– Lui ? Le loup-cervier, voulez-vousdire ? Eh bien, il est mort ! fit Turquand avec unsingulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter…celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais cesprécautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme,instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille,au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenantque j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai faitcontre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vousvoir ?

– Oui ! dit Loraydan avec une sortede rudesse.

– Eh bien, venez !

Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit aurez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la ported’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur,courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement surl’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail.Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit etlivra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui,glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindrebruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.

– On ne peut plus passer, ditTurquand.

Amauri hocha silencieusement la tête en signed’admiration.

– C’est moi qui ai fait ce travail, ditTurquand avec une simplicité menaçante.

– Mais les fenêtres ? ditLoraydan.

– J’ai établi la même défense à toutesles fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles durez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreauxcomme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjonde la bastille Saint-Antoine.

Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre etvit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte,il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était unartiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussentdû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, lafaisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il yavait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique enles circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareilsà une dentelle.

Tout l’art de la Renaissance était venus’épanouir là.

Tout le génie de Turquand s’y était déployé enune volonté farouche et tendre.

– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.

Loraydan, prodigieusement intéressé et sentants’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père deBérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans uncouloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à lafois.

Au fond de ce couloir, il y avait uneporte.

Avant d’atteindre à cette porte, Turquanddéplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, uneespèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douzearquebuses massives et de fort calibre, en parfait étatd’entretien.

– Elles sont chargées, dit paisiblementTurquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’unemèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudreet d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic :cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit,la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencementdont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, déchargerl’une après l’autre ces douze arquebuses…

Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feuet l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Ilmurmura :

– Si vous vouliez montrer aux armuriersdu roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortuneserait faite…

– Ma fortune est faite ! ditTurquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je !Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de mafille…

Loraydan sentit son cœur battre à grandscoups.

– Mademoiselle Bérengère !murmura-t-il avec une sourde émotion.

Turquand refermait l’armoire aux arquebuses.Il se tourna alors vers Amauri :

– À supposer que l’entrée ou l’une desfenêtres soit forcée, dit-il avec ce même calme qui finissait parinspirer au comte une vague terreur, à supposer qu’on ait pumassacrer dans l’escalier mes huit serviteurs qui sont des hommes àmoi, qui m’appartiennent corps et âme, qui sont armés beaucoupmieux que des suisses ou des reîtres, qui sont des hommes,dis-je !… à supposer donc qu’on ait pu aboutir à ce couloir oùnous sommes, et qu’on veuille atteindre cette porte, c’est moiqu’on trouverait ici… moi !

Et Turquand redressa sa haute taille. Sonregard lança des flammes. Il ajouta :

– J’en tuerais une bonne douzaine avecmes arquebuses. J’aurais ensuite ma dague. C’est seulement quand jeserais mort que le félon, le ravisseur, quel qu’il soit, comte,duc, prince, roi, pourrait enfin ouvrir cette porte et entrer chezBérengère. Alors…

Turquand ouvrit brusquement la porte, etdit :

– Entrez, monsieur le comte !…

Loraydan eut comme une imperceptiblehésitation. Il se sentit pâlir. Puis, d’un geste qui ne manquait nide noblesse ni de grâce, Il se découvrit comme on se découvre auseuil d’un temple, et il entra…

D’un rapide regard, il inspecta la chambre etvit que Bérengère n’était pas là.

La chambre était somptueusement simple :peu de meubles, mais chacun de ces meubles était un chef-d’œuvre.Les murs étaient tendus d’une tapisserie claire et poétique, à filsd’argent, qui représentait des scènes champêtres. Le lit étaitinvisible, enveloppé qu’il était dans les larges plis d’une étoffesemblable à celle des tentures murales. Une table de travail, d’ungoût précieux et délicat, un prie-Dieu qui était une merveille dela sculpture sur bois, deux légers bahuts semblables à desdentelles d’une charmante finesse, deux fauteuils, voilà quelsétaient les ornements de cette chambre de jeune bourgeoise, queplus d’une princesse eût admirée et enviée. Seule, dans un angle,une sorte d’armoire assez semblable à nos modernes coffres-fortsdéparait cet ensemble d’où se dégageait une impression d’opulencepoétique et d’incomparable fraîcheur.

Cette armoire, Turquand l’ouvrit d’un simplegeste qui échappa au comte.

Et Loraydan, s’étant approché, vit qu’il yavait là l’entrée d’un étroit escalier de pierre qui semblaitménagé dans l’épaisseur même de la muraille.

Turquand ayant repoussé la porte de l’armoire,continua :

– Alors… c’est-à-dire, une fois la portede fer brisée, une fois mes serviteurs massacrés, une fois moi-mêmetué dans le couloir, si on entrait dans cette chambre, on latrouverait vide comme nous venons de la trouver… Bérengère auraitfui par là, refermant cette armoire, comme nous l’avons trouvéefermée… Pour ouvrir cette armoire elle-même, il faudrait d’abordensuite reconnaître le secret qui permet de l’ouvrir soit dudedans, soit du dehors… c’est-à-dire qu’il faudrait passer encoreau moins trois ou quatre heures à briser cette armoire qui vousparaît être de chêne et qui est en réalité de fer épais, recouvertd’une mince feuille de bois… car le secret, nul ne le connaît quemoi et Bérengère… je veux dire moi, Bérengère et vous !…Voyez…

Turquand appuya du doigt, légèrement, sur unetête de clou, et la porte se rouvrit.

– Il fallait, dit-il en souriant, ilfallait pour le doigt de Bérengère, un mécanisme sensible à lamoindre pression… c’est celui qui m’a demandé le plus de travail.Entrez, monsieur le comte.

Loraydan, la poitrine oppressée, la tête enfeu, la pensée en désordre, obéit sans dire un mot. Turquand lesuivit et tira à lui la porte de l’armoire.

Le comte vit alors qu’ils se trouvaient dansune sorte d’étroite cage de fer éclairée par une veilleuse quibrûlait aux pieds d’une statue de la Vierge.

L’escalier que nous avons signalé et quis’enfonçait en tournant pareil à quelque vis géante, commençaitlà.

– Voyez, continua Turquand. SupposonsBérengère entrée ici. Elle pousse tout simplement ce minusculeverrou comme ceci, de gauche à droite : dès lors, on peutappuyer, frapper sur la tête de clou que je vous ai montrée :le mécanisme ne fonctionne plus, l’armoire garde son secret…Supposons maintenant le danger écarté : sur un appel de moi,Bérengère veut rentrer dans la chambre ; elle n’a qu’à pousserce même petit verrou, comme ceci, de droite à gauche, vousvoyez…

Turquand, tout en parlant, venait d’exécuterla manœuvre indiquée ; l’armoire s’était à nouveau,d’elle-même, ouverte avec un léger bruit de déclic.

Les deux hommes rentrèrent dans lachambre.

Loraydan balbutia :

– Vous avez dit que Bérengère… sur unappel de vous… vous pourriez donc l’appeler ?… Messire !ah ! messire, tout ceci me confond, m’étonne, m’effraye… oùest-elle ? Oh ! dites-moi où est Bérengère en cemoment !…

Turquand sourit, et, de sa voixgrave :

– Remettez-vous, monsieur le comte,Bérengère est en ce moment là où elle doit être dès que je luisignale le danger… Elle est là où conduit cet escalier.

– Vous l’avez donc prévenue ?…

– Certes. Pour l’habituer à une prompteexécution, pour l’habituer surtout au sang-froid, au calmenécessaires, je lui fais, une fois ou deux par semaine, sansl’avertir du jour et de l’heure, exécuter toute la manœuvre, toutela marche… Elle a été tout à l’heure prévenue par moi qu’elle eût àchercher son refuge et à fuir sans hésitation : elle aobéi…

– Vous l’avez prévenue ! haletaLoraydan. Quand ?… Comment ?…

– Lorsque j’ai fait, devant vous,manœuvrer la porte de fer qui, tout d’abord, arrêtera lesassaillants à l’entrée du logis, au rez-de-chaussée. En même tempsque se déclenchait le mécanisme, un ressort mettait en mouvementcette clochette d’alarme que vous voyez ici – et Turquand, dudoigt, désigna une sonnette accrochée à un fil de fer dans un angledu plafond – Bérengère a entendu la clochette. Bérengère a fui dansl’escalier… Si je veux la rappeler, lui dire que tout danger adisparu, je n’ai qu’à tirer ce léger levier que vous voyez ici…Bérengère, à l’endroit même où elle se trouve en ce moment,entendra résonner une autre clochette pareille à celle-ci – et ellereviendra aussitôt.

En même temps, Turquand se dirigea vers leprie-Dieu, écarta le crucifix d’or qui le surmontait, et le levierdont il parlait apparut aux yeux de Loraydan.

D’un geste impulsif, Amauri allongea le brasvers ce levier, mais Turquand saisit ce bras au passage et secouanégativement la tête.

– Tout à l’heure, dit-il froidement.Commencez-vous à vous rassurer, monsieur le comte ?Commencez-vous à comprendre que Bérengère n’a rien à craindre ni devotre roi ni de qui que ce soit au monde ?…

Loraydan s’inclina avec un respect qui mit auxyeux de Turquand un éclair de joie et l’orgueil.

– Maître, dit le comte d’un accentd’étrange émotion, vous voyez que je suis confondu d’admiration.Ces travaux ont dû vous coûter…

– Des années pour l’étude, des annéespour l’exécution, dit simplement Turquand. Quant à l’argentdépensé, je l’estime à un million de livres – je ne parle pas desœuvres d’art, meubles, tapisseries, tableaux, statues, livresprécieux, que pour mon agrément, pour la joie de Bérengère, pourélever son cœur, ennoblir son âme, j’ai entassés dans ce logis.

Turquand, lentement, alla prendre place dansl’un des fauteuils.

Loraydan demeura debout devant lui,nu-tête…

– Lorsque mourut la femme que j’adorais,dit Turquand, lorsque j’eus compris qu’il n’y avait plus pour moid’amour et de bonheur en ce monde, Bérengère n’avait que quelquesmois. Je la vis grandir. Ses premiers sourires furent pour moi.C’est autour de mon cou que ses petites mains se serraient, commeautour du cou d’une mère. Un jour, je compris que je pouvais vivreencore, être heureux encore, aimer la mère dans la fille, jecompris que Bérengère était le seul être vivant dans mon cœur, etque dès lors, ma vie avait un but : le bonheur de mon enfant.Mais lorsqu’elle commença à grandir, lorsque se développa cettebeauté que plus d’une fois j’ai maudite en même temps que je labénissais, je regardai autour de moi : je vis qu’un bourgeoiscomme moi comptait pour peu de chose ; je vis que mon trésor,quelque jour, me serait arraché ; je vis qu’en plus d’unefamille on pleurait de rage et de désespoir parce qu’il avait plu àquelque prince, à quelque duc, de jeter dans ce foyer la honte etle déshonneur. Chez moi aussi, la honte était entrée un jour. Je mejurai que jamais plus il n’y aurait de déshonneur à mon foyer. Jejurai que Bérengère ne serait jamais la proie de quelque noblelarron, comme l’avait été sa mère. Je jurai qu’elle ne sortirait dema maison que pour entrer, tête haute et de bon cœur, dans lamaison de l’époux que je lui aurais choisi et qu’elle aurait agréé…Je veillai… Ah ! je veillai nuit et jour, je songeai àpréparer une suffisante défense, je construisis ce logis etl’agençai tel que vous venez de le voir… tel que seul devait levoir le futur époux de ma fille…

Turquand avait fait ce récit avec une sorted’affabilité souriante. Loraydan, pour la première fois de sa vie,se comprit, se sentit, se vit plus petit que l’homme qu’il avaitdevant lui. Jusqu’ici, sauf devant le roi et les princes, par sapensée, sa parole, son attitude, il s’était affirmé l’égal dequelques-uns et le supérieur de l’immense troupeau d’hommes à quile hasard avait refusé un titre à l’heure de leur naissance.

Celui-là, c’était un bourgeois, unartisan…

Peu de chose. Presque rien.

Loraydan se sentit écrasé. Pour la premièrefois de sa vie aussi, l’émotion qui le poignait au cœur se trouvapure de tout calcul…

Debout devant Turquand, il s’inclinait. Il yavait des larmes dans ses yeux. Son cœur battait. Il redevenaithomme. Les fuligineuses pensées d’orgueil qui l’avaient dominés’évanouissaient à l’heure où un chaud et vibrant rayon de soleilvient frapper les paupières closes du dormeur et le force às’éveiller à la bienfaisante réalité…

Loraydan haletait… Dans cette minute, sonamour pour Bérengère se purifia. Son respect, son admiration pourle père de Bérengère éclatèrent en son âme. Une irrésistibleimpulsion allait le jeter à genoux, les mains jointes, devant lepère de celle qui alors se dressait dans son âme avec la douce etpuissante autorité de l’innocence…

Ah ! pourquoi n’obéit-il pas à cetterégénératrice impulsion ?

Pourquoi, de ses lèvres brûlantes, nelaissa-t-il pas couler les salvatrices paroles d’amour pur quidébordaient de son cœur ?

– Père, criait ce cœur, ô père de mabien-aimée Bérengère, aidez-moi, sauvez-moi de moi-même. J’aime detoute mon âme qui jamais n’a aimé, j’aime cette fleur de candeur,cette chaste enfant qui est votre fille, et je sens que mon amour,purifié par la flamme de mes remords, peut faire de moi unhomme ! ô père, je fus méchant. Je fus cruel. Je ne savaispas. J’ignorais les joies suaves et profondes de la bonté, del’amour pur. Fuyons, ô ma bien-aimée ! Fuyons, ô père de mabien-aimée. Fuyons tous trois loin du crime, du mensonge, del’imposture, de la trahison ! Emmenez-moi, puisque vous avezdaigné me recueillir ! Allons-nous-en loin de Paris et de lacour ! Et à nous trois, vivons une vie de paix et de bonté,occupés à répandre autour de nous un peu de ce bonheur qui sera ennous, inquiets seulement de la tristesse qu’un de nous pourratémoigner, joyeux de sa joie, cherchant par le monde si d’autresque nous ne pleurent pas, ne souffrent pas, et venant à leursecours comme vous êtes venu au mien, ô ma bien-aimée, ô père de mabien-aimée… partons… fuyons… emmenez-moi… régénérez-moi…apprenez-moi l’amour, la bonté, le bonheur… la vie… toute lavie !…

Pourquoi ces paroles s’enfermèrent-elles dansle cœur d’Amauri de Loraydan ?

Pourquoi, lentement, se redressa-t-il, decourbé qu’il était ?

Pourquoi les larmes qui pointaient à ses cilsse desséchèrent-elles comme à quelque feu dévorant ?

Pourquoi ?… Qui sait ?… Peut-êtresimplement parce qu’il vit en imagination le sourire railleur d’unEssé ou d’un Sansac. Peut-être parce qu’il entendit à ses oreillesleur voix méprisante lui demandant pour combien d’écus il avaitvendu son blason à un usurier. Oui, sans doute, ce fut le hideuxorgueil de race qui tout à coup l’arracha à cette noble émotion quiavait failli prendre son cœur. L’orgueil !… Ce que les hommes,imbéciles en leur langue, inaptes à traduire par des verbes justesles fluctuations de leur pauvre âme ignorante appellentl’orgueil !

Orgueil ? Mot vainement orgueilleuxlui-même parce qu’il présuppose la réalité d’un sentiment qui resteà démontrer et qui, peut-être, n’existe guère qu’à l’état demot !

Qui sait ce qui resterait d’orgueil dansl’esprit des hommes si le mot orgueil était supprimé deleur langage conventionnel ?… Qui pourra jamais mesurer lapuissance des mots ?…

Loraydan se redressa, l’œil sec, le visagefermé, honteux et frémissant d’avoir failli devenir un homme, debête féroce qu’il était.

– Jamais ! se rugit la bête féroceréveillée. Jamais je ne me livrerai à ces gens. Jamais ils n’aurontl’illustre nom qui m’a été légué par une lignée de fiersbarons ! Debout, Loraydan, debout ! Prends-les !Prends leur or ! Prends la fille ! Prends les secrets quele père vient de te livrer, et sache t’en servir àl’occasion ! Prends tout, c’est ton bien, – et ne donnerien ! Surtout, ah ! surtout, ne donne pas ce nom que tudois à tes aïeux de garder pur de tout vil contact !…

Et lorsque Loraydan se fut redressé, lorsqu’ilfut redevenu lui-même :

– Me voici donc pleinement rassuré,messire. Je vois que ce soir, quand Sa Majesté le roi s’en viendrarôder autour de votre maison, il se heurtera à d’infranchissablesbarrières. Mais enfin, messire, supposons le pire ! Supposonsla porte de fer enfoncée, vos serviteurs massacrés, vous-même tué,supposons que le roi parvienne à ouvrir cette armoire, descendel’escalier, et suive le chemin qu’a suivi votre fille,qu’arriverait-il ?

Turquand se leva, et répondittranquillement :

– Il arriverait qu’au bout du souterrainque j’ai fait creuser, le roi parviendrait là où est parvenueBérengère, c’est-à-dire dans la chapelle de l’hôteld’Arronces…

Loraydan tressaillit.

– Et là ? fit-il. Là ! Iltrouverait Bérengère !… Il la trouverait !…

– Sans doute, dit Turquand. Mais il latrouverait sous la protection de quelqu’un que le roi, tout roiqu’il est, n’osera braver…

– De quelqu’un ? grondaLoraydan.

– D’un fantôme ! dit Turquand avecune sorte de majesté. Le souterrain aboutit à un tombeau. Dans cetombeau dort une femme que le roi François n’osera jamaisaffronter. Car cette femme fut l’une de ses victimes. Le fantôme,monsieur le comte, s’appelle Agnès de Sennecour… Ne cherchez pas àcomprendre. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne entoute connaissance de cause.

– Soit ! s’écria Loraydan hors delui. Mais s’il ose ! Si la victime ne se lève pas pourl’arrêter ? Si le fantôme ne lui fait pas peur ? Messire,messire, si le roi ose oser ?

Et Turquand répondit :

– Cela même est prévu. Si le roi ou toutautre larron poursuit ma fille jusque dans la chapelle de l’hôteld’Arronces : si la majesté du lieu ne l’arrête pas, s’il passeoutre au respect dû aux morts, à l’instant même où sa mainatteindra Bérengère, cette main, comte, ne touchera qu’uncadavre.

– Un cadavre ! bégaya Amauri deLoraydan frappé d’une sorte d’horreur.

Et Turquand, de sa même voix paisible, devenuealors effrayante de calme funèbre :

– Bérengère porte toujours dans sonaumônière un poison foudroyant que j’ai fait composer pour elle… lasuprême aumône ! Vienne l’occasion, monsieur le comte, ellesaura s’en servir !…

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