Don Juan

Chapitre 34LE ROI S’AMUSE

Les quatre personnages que don Juan avaitsuivis jusqu’au détour du chemin de la Corderie étaient, comme ill’avait constaté, entrés dans l’hôtel Loraydan.

C’étaient le roi de France, deux jeunesseigneurs compagnons – et serviteurs – de ses plaisirs, messieursd’Essé et de Sansac ; et enfin, le comte Amauri deLoraydan.

C’était la première fois que le comte revenaitchez lui depuis le moment où il avait enfermé Clother de Ponthusdans une salle où il voulait le laisser mourir de faim.

Ce ne fut pas sans sentir une sueur froide àla racine de ses cheveux qu’Amauri de Loraydan pénétra dans la courde l’hôtel. Il s’empressa fébrilement, ouvrit la porte de la salled’honneur en disant avec volubilité :

– Je supplie humblement Votre Majesté deme pardonner. Rien n’est prêt pour la recevoir dignement…

– Ho ! s’amusa FrançoisIer goguenard, avec une fortune de deux millions delivres, un honnête sujet doit toujours être prêt à recevoirdignement son roi…

Et déjà Loraydan se courbait, tout pâle,épouvanté par ces mots qui présageaient une disgrâce et surtout parle sourire cruel du roi ; et déjà, disons-nous, ses deux bonsamis, Sansac, Essé, prudemment se reculaient, s’écartaient dupestiféré.

– Allons, c’est bien ! continuaFrançois Ier dans un éclat de rire, tu trouveras biendans tes caves un flacon de vin d’Espagne que ta valetaille auraoublié… en ma faveur !

– Sire ! bégaya Loraydan, ivre deterreur.

Sa valetaille !… L’unique Brisard lareprésentait tant bien mal. Ses caves ! elles étaient à secdepuis bien longtemps, aussi, les gobelets d’or, les coupes encristal de Venise qu’il tenait de son père avaient pris le chemindes prêteurs sur gages. Loraydan se maudit de n’avoir pas prévuque, peut-être, le roi voudrait s’arrêter chez lui. Avec l’argentde Turquand, il eût pu, certes, tout disposer de telle sorte quecette visite tournât à son honneur.

– Où vais-je prendre un flacon de vind’Espagne ? se bégaya-t-il en s’inclinant.

En même temps, ouvrant la porte de la salled’honneur :

– Sire, dit-il, je ferai de mon mieux.Que Votre Majesté daigne entrer.

Nous disons qu’en prononçant ces mots, plusmort que vif, il ouvrait la porte, – et au moment où le roientrait, suivi d’Essé et Sansac, Amauri de Loraydan demeurainterdit, frappé de stupeur :

La salle d’honneur était brillammentéclairée !…

Par qui ? Pourquoi ? Comment !D’où venaient ces vingt ou trente flambeaux de belle cire blanchequ’il voyait aux candélabres d’argent ? Loraydan, vaguement,se posa ces questions, se demandant s’il n’était pas le jouet d’unrêve.

Presque aussitôt, un soupir d’angoisse gonflasa poitrine… le roi, rapidement, s’était avancé vers le milieu dela table, et, joyeusement, s’écriait :

– Ah ! Loraydan, Loraydan, quediable nous disais-tu ? Sur ma foi, voilà une table qui estfaite pour tenter même un ermite. Tu veux nous induire en péché degourmandise.

Loraydan jeta un regard timide et effaré surla table que désignait le roi, et l’étonnement le fit frissonner…le rêve continuait… plus surprenant, plus magnifique, le rêve sedéveloppait…

La table recouverte d’un drap éblouissant toutfestonné, tout bordé de dentelle – une de ces nappes comme on n’envoyait que chez les plus fastueux d’entre les princes – la tableautour de laquelle douze sièges étaient placés devant douzecouverts en or massif et d’un travail précieux, la table, donc,était surchargée de pâtisseries délicates disposées en de vastescoupes de fine porcelaine, de confitures qui, de leurs compotiersde cristal, laissaient monter de subtils arômes, de flacons auxformes gracieuses ou étranges qui semblaient contenir des vinsopulents. Il y avait douze gobelets – onze en argent, et un en orplus grand que les autres. Et des douze sièges, l’un était unsplendide fauteuil élevé sur une estrade.

François Ier prit tout aussitôtplace en ce fauteuil ; il ne pouvait s’y tromper.

Puis, d’un signe, il invita Essé, Sansac etLoraydan à s’asseoir.

Essé et Sansac obéirent. MaisLoraydan :

– Sire, Votre Majesté me permettra dedemeurer debout. Mon devoir est de la servir.

François Ier approuva d’un geste.Puis, d’un ton amicalement grondeur :

– En ce cas, renvoie tes gens qui nousregardent et nous écoutent. Une autre fois, je ne veux pas que tesserviteurs sachent que je suis venu ici à une heure où tout bonépoux doit se trouver dans son lit, je veux dire le lit conjugal,ajouta François Ier en éclatant de rire.

Loraydan avait sursauté, et rapidementinspecté la salle d’un coup d’œil. Et il aperçut alors ce qu’iln’avait pas encore vu :

Au fond de l’immense pièce, huit valets encostume de cérémonie s’alignaient, raides en leur immobilitéd’apparat.

Et alors, Loraydan comprit tout !

Il sut quel magicien avait conçu et réalisé cerêve qui l’éblouissait :

Parmi ces huit valets, tous gens de hautetaille, de large envergure, solidement plantés, capables desoutenir un siège contre une compagnie des suisses du roi, ilvenait de reconnaître deux ou trois figures qu’il avait remarquéeschez Turquand.

Turquand !…

Oui. Le père de Bérengère était le metteur enscène de cette féerie. Turquand, philosophe et penseur, avait supar Loraydan lui-même, et le matin même de ce jour, que le roidevait venir rôder autour de son logis. Turquand avait deviné,prévu que le roi voudrait s’arrêter à l’hôtel Loraydan. Sans doutel’orfèvre avait étudié les mœurs du roi. Sans doute, il était aufait des habitudes du monarque.

Turquand haïssait en François Ierle séducteur éhonté, le coureur de rues, le nocturne rôdeur.

Mais Turquand voulait que l’homme qui devaitépouser Bérengère devint tout-puissant à la cour de France.Philosophe et penseur, disons-nous, Turquand, mieux que Loraydan,mieux que le plus adroit courtisan, savait comment on flatte unhomme… un roi tel que François Ier.

Dès lors, Amauri de Loraydan retrouva tout sonsang-froid, tout son orgueil, toute son assurance.

Il décoiffa un flacon et versa à boire au roiqui, déjà attaquait les pâtisseries en disant :

– Tu m’attendais, Loraydan, avoue que tum’attendais.

– Sire, dit Loraydan, j’attends toujoursmon roi. J’avoue pourtant que, dans le fond de mon cœur, j’espéraistout particulièrement aujourd’hui l’immense honneur que VotreMajesté daigne faire au plus fidèle de ses sujets. Car le roi avaitdaigné me prévenir qu’il viendrait au chemin de la Corderie…

– Et l’hôtel Loraydan était l’étape toutindiquée, la bonne étape, dit François Ier.

Loraydan vit distinctement qu’il venait defaire un nouveau pas dans la faveur du roi, – un pas de géant.Mais, par une naturelle disposition de son esprit orgueilleux, deson cœur implacable, il s’en attribua toute la gloire et oublia quecette nouvelle faveur il la devait à Turquand.

L’envie rongea Essé et Sansac qui, le visageépanoui, le sourire aux lèvres, le regard attendri, assistaient àcette scène en formant des projets de vengeance. Eux qui savaient àquoi s’en tenir sur la fortune de Loraydan, eux qui savaient dequoi il était capable, et qui, peu de jours auparavant, l’avaientvu aux abois, acculé à la honte, à la misère, ils vous avaient desfigures enjouées et heureuses, tandis qu’ils songeaient :

Essé : – Quel riche bourgeois ce truanda-t-il bien pu trucider et dépouiller ?

Sansac : – Quel usurier a bien pu selaisser prendre aux promesses, aux mensonges de ce vraigueux ?

Et chacun d’eux : – Il faut que je lesache !

– Mais, reprit François Ier,pourquoi douze places autour de cette table, dis-moi ?

– Sire, dit Loraydan, j’ignorais parcombien de gentilshommes Sa Majesté se ferait escorter. Si j’eusseprévu que l’honneur d’accompagner le roi reviendrait à messieursd’Essé et de Sansac, je n’eusse fait disposer que trois places, carces deux-là, sire, en valent douze.

Cette flatterie qui avait pour but de désarmerl’envie haineuse que Loraydan devinait très bien chez Essé etSansac alla tout droit au cœur du monarque qui murmura :

– Oui, je sais choisir mes hommes :c’est une qualité nécessaire au bon gouvernement de la chosepublique.

– Tu t’oublies, Loraydan ! s’écriaSansac.

– À toi seul, tu en vaux douze !renchérit Essé.

Il y eut assaut de galanteries et complimentsque le roi écouta en souriant comme un bon maître heureux de voirses gens se disputer le prix de fidélité.

– Maintenant, dit alors FrançoisIer, nous avons à parler d’affaires d’État qui doiventdemeurer secrètes. Assure-toi donc, Loraydan, que nulle oreilleindiscrète ne peut surprendre le plan de bataille que nous avons àdresser contre notre jolie ennemie Bérengère.

Loraydan pâlit de rage et d’effroi. Il luisembla que le roi venait d’insulter celle qu’il aimait. Il luisembla déjà voir Bérengère se débattre dans les bras duravisseur.

Mais, en un éclair, il revit le logisTurquand, la porte de fer, l’escalier secret…

Il sortit. En lui-même, il grondait :

– Au pis aller, elle a sur elle un poisonfoudroyant. Turquand me l’a dit. Turquand ne ment jamais !Oui, oui ! Plutôt la voir morte que de la savoir entre lesmains de ce roi félon !

Hors de la salle, il se heurta à Brisard. Ilgrogna :

– Tu écoutes, toi ?…

– Non, monsieur. Vous m’avez défendu unefois pour toutes d’écouter aux portes. Alors, je n’écoute pas. Etpuis vous savez bien que je suis sourd.

– Tu es sourd ?

– Oui, monsieur, je n’entends que quandc’est vous qui parlez.

– Qui a apporté les candélabres, lesflambeaux, dressé la table ?…

– Messire Turquand.

Loraydan demeura quelques instants silencieux.Puis il eut un mouvement pour rentrer dans la salle d’honneur.Mais, revenant sur Brisard, il le regarda dans les yeux :

– Il n’est pas sorti, hein ?

– Qui ça ? fit Brisard soudainpâli.

– Le gentilhomme !…

– Mais, dit Brisard, vous m’avezcommandé de l’avoir vu sortir le jour où il est entré avecvous !

– Oui. Tu dois dire cela, si quelqu’un tedemande !

– Je dirai la vérité, fitBrisard.

– Misérable ! Veux-tu que jet’étrangle ? Serais-tu capable de soutenir que tu ne l’as pasvu sortir ?

– Non, puisque j’ai vu sortir l’hommemort…

– Tu l’as vu sortir ?

– C’est la vérité. Il est sorti, je l’aivu sortir comme je vous vois.

Loraydan vacilla de terreur. Brisard étaitlivide, s’attendant à être poignardé à l’instant, mais il demeuraitimpassible, machine à obéir qui ne se déclenchait que sur l’ordredu maître.

Le comte de Loraydan s’élança : atteindreles salles qu’il avait parcourues avec Clother de Ponthus, parvenirà celle où il avait enfermé le jeune homme, constater qu’elle étaitouverte ! vide ! ce fut pour lui l’affaire d’uneminute.

Il revint lentement. Des soupirs gonflaient sapoitrine. Il tremblait. Une étrange impression de froid surl’échine le faisait frissonner, tandis que son front était en feuet que ses tempes battaient. En cette minute, il oublia le roi, iloublia Turquand, il oublia Bérengère !… iltremblait !…

Loraydan était une bête de proie ; maisaussi, de la bête féroce avait-il les aptitudes de la nécessaire,de l’indispensable bravoure physique.

Il se battait bien. Il savait risquer sapeau.

Mais dans ce moment, Loraydan sut ce que c’estque la peur.

La peur de la mort !

La peur de Clother de Ponthus !

Il songeait : Je suis perdu. J’ai voulule tuer. Et il est vivant. C’est donc lui qui me tuera !

Il retrouva Brisard à la place même où ill’avait laissé. Chose assez bizarre : il ne songea à lui faireaucun reproche. Les circonstances accessoires s’effaçaient devantl’énormité du fait. Et le fait était que Ponthus vivait… Oh !il vivait pour quelque terrible vengeance !

– Comment est-il sorti ? demandaLoraydan.

– Dame ! fit Brisard, il est sortipar la porte.

Brisard était innocent de toute velléité deplaisanterie. Il croyait énoncer une péremptoire vérité.

Il l’énonça avec fermeté. Et il ajouta pour sesoulager :

– Bon sang de bon sang !

Loraydan, avec une sorte de calme, répéta saquestion. Brisard avoua ensuite à Bel-Argent que ce calme était siterrible qu’il crut sa dernière heure venue, et que, tout enrépondant, il adressa une fervente prière à deux ou trois saints deses amis pour leur recommander son âme.

– Je veux dire, murmurait Loraydan, jeveux dire : comment a-t-il pu s’en aller puisque tout étaitfermé ? Qui lui a ouvert ?

– Qui ? Des truands, monsieur. Quesont-ils venus faire ici ? Le diable le sait. Mais ilsdisaient qu’ils connaissaient bien la salle au trésor. Queltrésor ? Bon sang !

– Oui, oui. Je sais ce qu’ils ont vouludire. Continue.

– Eh bien, ils ont ouvert les portes. Etl’homme mort est sorti. Je l’ai vu sortir.

– Combien étaient-ils ?

– Quinze ou vingt. J’ai oublié de lescompter. Plutôt vingt que quinze. Des diables !

– Tu n’as pas essayé de défendrel’hôtel ?

Brisard défit rapidement son pourpoint etmontra sa poitrine nue.

C’était un chef-d’œuvre : au travers decette poitrine, une longue estafilade s’allongeait, d’un rosevif ; une éraflure de poignard ou d’épée. La blessure étaitréelle. Elle était héroïque : elle était l’œuvre de Brisardlui-même… un chef-d’œuvre.

– Voilà ce qu’ils m’ont fait, dit-il. Etils m’ont lié par les pieds. Et ils m’ont mis un bâillon pourm’empêcher de crier au feu. Je suis payé pour défendrel’hôtel : je l’ai défendu, mais ils étaient quinze ou vingt,mettons vingt, sans compter l’homme mort.

Loraydan lui tourna le dos et regagna la salled’honneur, où il trouva le roi buvant, riant, disant mille folies àses deux compagnons.

– Sire, dit Loraydan, j’ai fait une rondepour obéir à l’ordre de Votre Majesté. Mais j’étais bien sûr quenul de mes serviteurs n’oserait…

– Bon ! s’écria FrançoisIer. Eh bien, voici ce que nous avons décidé :Sansac et Essé prétendent que tu connais ce Turquand, et qu’il t’aprêté de l’argent.

– C’est vrai, sire, Turquand m’a prêté del’argent, dit Loraydan, d’une voix morne.

– Tu l’as vu, tu lui as parlésouvent ?

– Souvent, oui, Majesté.

Et Loraydan regardait fixement devant lui, etce qu’il voyait, c’était Clother de Ponthus.

– Alors, il connaît ta voix, reprit leroi. Voici ce qu’il faudra faire : moi, Essé et Sansac, nousnous tiendrons cachés aux abords de la porte du logis, et tandisque j’invoquerai le divin Cupidon, toi, Loraydan, messager d’amour,tu heurteras à l’huis. Tu te feras reconnaître du bon usurier. Tuinvoqueras quelque urgent prétexte à pénétrer en cette demeurebénie qui abrite l’ange de mes rêves. La porte ouverte, nousentrerons tous les quatre, et… or çà, que penses-tu ? oùes-tu ? m’écoutes-tu bien ?

Loraydan tressaillit violemment. Ilbalbutia :

– J’écoute, Sire !…

Oui, il écoutait. Et cette fois, c’était uneautre terreur qui faisait irruption en lui. Clother de Ponthus, àson tour, s’effaçait de son esprit. Ainsi, parmi les fantasmes quiviennent assaillir le mourant, un rêve d’horreur succède à un rêved’épouvante.

Il entendait. Il écoutait. Et il comprenaitque le plan du roi, très simple, était infaillible. Il comprenaitque Bérengère était perdue.

C’était sûr : Turquand lui ouvrirait àlui, Loraydan, sur son premier mot. Rien ne pouvait faire queTurquand n’ouvrit pas au fiancé de Bérengère. Le mécanisme de laporte de fer ne serait donc pas manœuvré. Bérengère ne serait doncpas prévenue d’avoir à fuir, puisque c’était le déclenchement mêmedu mécanisme qui l’informait du danger en agissant sur la clochetted’alarme. Et les défenseurs étaient absents du logis… de laforteresse ! puisque les huit valets étaient assemblés àl’hôtel Loraydan !… Ah ! misérable imprudence du chef dela forteresse !

Toute l’admirable organisation de défenseimaginée par Turquand était réduite à néant.

– Et c’est moi qui ferai ouvrir laporte ! Et c’est moi qui livrerai Bérengère à ce larrond’honneur ! Moi, Loraydan, moi, dis-je, moi, messager d’amour,comme il dit, messager d’infamie, messager de honte et de désespoirvenu au nom du divin Cupidon…

Il eut un ricanement qui étonna FrançoisIer.

– Tu m’écoutes ? Par Vénusprotectrice, il semble que tu médites des pensées de fou !

– Dois-je le tuer tout de suite ?songeait Loraydan. Ou le poignarderai-je dans la maison deTurquand ? Oui ! Oui ! C’est cela !Là-bas ! Devant Bérengère !…

Et dans l’instant où cette résolution entra enlui, il reprit tout son sang-froid. Un rapide coup d’œil sur Sansacet Essé lui apprit que ses deux braves amis attendaient avec unefervente et puissante anxiété d’intérêt qu’il achevât de se perdredans l’esprit du roi. Sur le visage du monarque, il lut lesoupçon.

Ainsi l’embarcation du courtisan assaillie detoutes parts allait sombrer, il était temps de donner le coup debarre sauveur : si la nécessité persistait, de tuer le roi, ilfallait écarter le soupçon jusqu’à la minute de l’acte ; si,au contraire, le meurtre, pour quelque cause imprévue, devenaitinutile, il fallait conserver la faveur de Sa Majesté…

Combine, cherche, invente, boncourtisan ! Médite, nautonier d’ambition ! Mais par tousles diables, fais vite, car ta fortune en dépend !…

– Sire, dit Loraydan avec une émotionbien calculée – juste ce qu’il en fallait et pas plus : ilfaut de la mesure, du tact et du savoir-faire, du savoir-dire, dusavoir-se-grimer, de par tous les diables, il en faut ! –sire, je méditais en effet, et complétais ce magnifique plan sisimple que vient d’exposer Sa Majesté…

– N’est-ce pas que c’est biensimple ? dit François Ier déjà radieux.

– Simple comme tout ce qui est génial,sire, mais…

– Oh ! s’écria Essé, furieux, pourles expéditions amoureuses, nul ne peut être comparé à SaMajesté.

– Chacun sait, gronda Sansac enragé,chacun sait qu’il n’y a pas d’esprit plus fertile que celui duroi !

C’était grossier. Les deux pauvres hèrespataugeaient. C’étaient pourtant des gens d’esprit. Mais la rageles paralysait… François les écouta à peine. Il s’écria avecinquiétude :

– Tu as dit : mais…Loraydan ! Cher ami ! Est-ce que tu prévois unobstacle ?

Essé et Sansac baissèrent la tête : ilsétaient vaincus.

Un obstacle au désir du maître !Ah ! c’est là le comble de l’art, le raffinement dans lagloire de la servitude ! Alors que le maître croit n’avoirplus qu’à allonger la main pour saisir le jouet qu’il convoite, luimontrer un obstacle ! Soulever en lui l’inquiétude !Surexciter par là son désir ! Provoquer son dépit ! Etalors, tout simplement, lui dire : « Maître, il y a unhomme au monde qui peut supprimer l’obstacle. Et c’estmoi ! »

– Oui, sire. Un obstacle. Mais je suislà. L’obstacle, je l’écarte d’un geste. Voilà ce que je méditais.Seulement, le geste sera sanglant. Sire, lorsque, lepremier, je serai entré dans le logis Turquand, lorsque vous ypénétrerez à votre tour, vous me verrez ou couvert du sang d’unautre, – ou mort moi-même ; mais, dans ce dernier cas, ne meplaignez pas, puisque je serai mort en vous servant…

– Explique-toi, dit FrançoisIer, je ne veux pas que tu risques inutilement tavie.

– Ma vie est à vous, sire… Voici :je connais bien le logis Turquand. Et je connais bien Turquandlui-même. Ce misérable usurier a peur des voleurs de nuit. Lemoindre bruit lui donne le frisson.

– Il a peur pour son trésor !s’écria le roi dans un éclat de rire.

– Pour son trésor, tressaillit Loraydan.Oui, sire. Donc, pour dormir tranquille, il a placé chez lui unhomme qu’il paye fort cher, une sorte de colosse, choisi parmi lesplus rudes francs-bourgeois de la truanderie ; cet homme dortle jour et veille la nuit dans la salle du bas, prêt à tuer…

– Ah ! ah ! murmura le roi,pensif. Et alors ?…

– Alors, dit Loraydan, j’entre lepremier, et…

– Non pas, mort du diable ! grondaSansac.

– Nous en sommes ! dit Essé.

– Paix, messieurs ! ordonna le roi.Loraydan doit entrer le premier puisqu’il connaît bien le logis,l’usurier et le truand. Loraydan, je te nomme chef del’expédition !

Quelque chose comme un sourire livide erra surles lèvres blanches d’Amauri de Loraydan.

– Chef de l’expédition, sire !… Ehbien, mais c’est un commandement, cela !

– Et par Notre-Dame, je te le confirme.Seulement, ce commandement se confondra dans le titre que te vaudrata charge à la cour de France !

Loraydan se courba, se coucha pour ramasserl’os. Il remercia en termes mesurés. Puis :

– J’entre donc le premier. Je vais droità l’homme. Pour la paix de ma conscience, je lui demande s’il veutlaisser le champ libre et s’en aller. S’il s’en va, il a vie sauve,car un chrétien ne doit pas en vain répandre le sang…

– Juste ! Très juste ! dit leroi avec sincérité. Et s’il résiste…

– Je le tue. Et vous appelle ensuite. Ouil me tue…

– Et ce sera à nous d’agir alors !fit impétueusement Sansac.

Le roi se leva et dit :

– Tout est ainsi fort bien réglé. Unefois que je serai dans la place, ne vous occupez plus de moi etretenez seulement le digne usurier de père. Quant à la fille, jem’en charge…

Une flamme passa dans les yeux du roi :quelque soudaine vision de violence… le fauve humain se ruant surla serve qui palpite… Ce rêve rapide exaspérait sa passion.

Une flamme aussi dans les yeux deLoraydan : la rouge étincelle du meurtre…

– Allons ! dit FrançoisIer d’une voix brève et sèche, presqu’un grognement…oui : le grognement du maître qui va foncer sur la serve –misérable instrument de plaisir.

Et tous quatre sortirent, empressés.

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