Don Juan

Chapitre 37LA RIBAUDE

Nous avons promis de ne rien retrancher de lasinistre et flamboyante légende. Ni ce qui peut excuser don Juan nice qui peut le condamner. Nous maintenons donc l’épisode de laRibaude et de la Duchesse que nous avions toutd’abord supprimé. Nous l’avions supprimé, après l’avoir, non sanspeine, établi pour le lecteur curieux. Et pourquoi supprimé ?…Nous le rétablissons : libre au lecteur de le sauter…

Don Juan, ayant quitté l’hôtel Loraydan pourpréparer l’exécution des résolutions prises dans cette mémorablenuit, rentra à l’auberge de la Devinière où il avait établi sonlogis.

Il se trouvait singulièrement calme, soit parune naturelle réaction en suite de la violente émotion qu’il avaitéprouvée en apprenant que Léonor était sur le point del’aimer, soit plutôt parce que la certitudede ceprochain amour ôtait déjà du prix à la conquête.

Il songeait :

– Dans trois ou quatre jours, elle sera àmoi. Je la veux. Je la prends, je l’emporte. Grâce à l’aide de ceparfait gentilhomme, mon ami le comte de Loraydan, la chose devientfacile… trop facile, par le Ciel ! Cette aide me cause je nesais quel ennui… j’eusse préféré agir seul. Seul ! Être seuldans les entreprises du cœur ! quel plaisir ! Et quelpoids de devoir à un homme autre chose que quelque misérableargent !… Laissons cela ; une fois n’est pas coutume.Passé cette algarade, je redeviendrai Moi… moi qui n’ai besoin depersonne au monde. Voyons : étudions un peu le plan de cebrave Loraydan… Quel ennui ! Un plan ! Moi faire unplan ! Me tracer d’avance les péripéties de l’enlèvement… Maisalors, où est le plaisir de l’aventure ? Allons dormir, nepensons à rien, et laissons faire aux dieux…

Dans la grande salle de l’auberge, il trouvala belle Mme Grégoire à qui il fit forcecompliments qu’elle accueillit d’un air froid et sévère.

Dans l’embrasure d’une fenêtre, Javotte, lalingère, s’activait à son labeur. La jolie fille leva sur Tenorioun regard de curiosité, un regard où s’éveillait le désir et lerêve de quelque brillante aventure.

Mais Tenorio ne vit pas la gentillelingère.

Dame Grégoire considéra un instant don Juand’un œil plutôt sévère :

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, lapetite Denise…

– Denise ? fit don Juan qui paruttomber des nues.

– Mais oui, vous savez bien… la fille dedame Jérôme Dimanche…

– Dame Jérôme Dimanche ? s’écria donJuan au comble de la surprise. Qu’est-ce que cela ?

– Tenez, la voici qui vient à nous. Ellevous aura vu arriver. Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ?Il paraît que la petite Denise se meurt !…

À ce moment, dame Jérôme Dimanche pénétrait,en effet, dans la salle. Elle entendit les derniers mots del’excellente Mme Grégoire, marcha sur don Juan etgronda :

– Oui, monsieur de Corentin, qui n’êtespas plus Corentin ou comte breton que je ne suis Normande ouprincesse, oui, monsieur le menteur, ma fille se meurt, quedites-vous de cela ?

– Ce que j’en dis ? Eh ! Quepourrais-je bien en dire ? Ma foi, je n’en sais rien. Adieu,ma bonne dame Samedi, je vais dormir…

– Samedi ? s’écria la veuve. Je neme nomme point samedi, mais Dimanche, par la merci-Dieu !

– Bon. Je le veux bien, moi. Mais quiêtes-vous, je vous prie ?

– Qui je suis ? fit la veuveabasourdie. Ne le savez-vous pas ?

– Comment le saurais-je ? Je vousvois pour la première fois de ma vie. À peine si je sais que vousvous appelez dame Mercredi, parce que vous venez de me le dire…

– Dimanche ! glapit la bonne dame,Dimanche ! Qui vous parle de mercredi ?

– Vous voyez bien !…

– Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce queje vois ?

– Vous voyez bien que j’ignore qui vousêtes, et la preuve…

– Vous ignorez qui je suis ! Vousn’êtes pas venu chez moi ? Vous ne m’avez pas dit vous appelerle sire de Corentin ? Vous ne m’avez pas demandé ma fille enmariage ?

– Moi ? Comment l’aurais-je fait, depar tous les diables, puisque je ne vous connais pas… et lapreuve…

– Quoi, la preuve ? Quellepreuve ?

– Eh ! la preuve, par le Dieuvivant, la preuve…

– Vous n’avez pas conduit ma pauvreDenise à l’autel ? Dites ! Et il n’est pas vrai qu’elleest au lit, malade, avec une bonne mauvaise fièvre, si bien qu’elleva en mourir à ce que dit la tripière qui s’y connaît ?…

– Eh ! qu’elle meure ou qu’ellevive ! Par les saints anges, qu’y puis-je faire ?Ah ! je comprends. Vous croyez que je suis médecin ?Erreur, ma bonne dame, erreur : je suis Juan Tenorio, l’un desVingt-quatre de Séville, et je vous trouve bien insolente de meconfondre avec un faquin de médecin… Allez, allez, ou je porteraiplainte, et vous ferai mettre en prison.

Dame Jérôme Dimanche pâlit, puis devintcramoisie. Don Juan doucement la poussait vers la porte.

– Eh quoi ! rugit-elle, furieuse,qui vous parle de vingt-quatre ? Qu’est-ce quevingt-quatre ?

– N’insultez pas les Vingt-quatre, dameSamedi, ne les insultez pas, ou il pourra vous en cuire !

– Fussent-ils mille, je soutiens…

– Je soutiens que vous êtes folle et queje ne vous ai jamais vue. Il y en a une preuve, mort dudiable ! Une preuve à laquelle vous ne pouvez rien !Dites ! Répondez ! Pouvez-vous rétorquer lapreuve ?

– Quelle preuve ? bégaya laveuve.

– La preuve que je ne vous connaispas ! La preuve c’est que je croyais que vous vous nommiezVendredi, alors que vous-même jurez que Lundi est votre vrainom…

– Dimanche, vous dis-je !Dimanche !

– Quoi ? Que se passera-t-ildimanche ?

– Le sais-je, moi ? sanglota lapauvre femme. Ma fille sera peut-être morte dimanche. Et vous enserez la cause. Ma pauvre Denise ! Ma chère enfant !Mourir à la fleur de son âge…

– Pauvre fille ! fit don Juan. Quelâge a-t-elle donc ? Si c’est celle que je vois passer dans larue, elle est jeune encore, elle n’a guère que trente-cinq àquarante ans…

– Dix-sept ans ! vociféra dameJérôme Dimanche.

– Vous êtes sûre ? Alors, ce n’estpas la même. Allons, adieu. Je vous pardonne, car je vois que ladouleur vous rend aveugle. Mais ne recommencez pas, je porteraisplainte…

– Vous me pardonnez ? soupira laveuve suffoquée.

– Oui. Je ne suis pas méchant. Allez,allez, ma bonne dame Mardi…

– Dimanche ! hurla la veuve, tandisque don Juan ouvrait la porte de l’auberge.

Tout doucement il la poussa dehors, et ellerépéta avec toute la force que donne la certitude de lavérité :

– Je vous dis que je m’appelleDimanche !

Des gens s’attroupaient, un groupe d’artisansgoguenards, amusés, et qui ricanaient :

– Dimanche ? Quoi ?Dimanche ?…

– Adieu, dame Jeudi, fit don Juan.Comment pourrais-je savoir qui vous êtes, puisque vous-même ne lesavez pas ! Au fait, est-ce bien Lundi que vous avezdit ?

Il ferma la porte. Dans la rue, parmi lesrires, on entendit les vociférations de la veuve qui, dévoyée parla manœuvre de don Juan, finissait par oublier pourquoi elle étaitvenue le trouver et ne songeait plus qu’à établir son droit formelau nom qu’en toute et légitime propriété lui avait laissé ledrapier Jérôme Dimanche.

C’est une manœuvre qui réussit souvent.

Don Juan s’essuya le front et se tourna versMme Grégoire ébahie :

– Je vois ce que c’est, dit-il, je neferai pas jeter cette infortunée en prison parce qu’il y a du vrai,sans doute, dans cette folle histoire qu’elle raconte.

Javotte écoutait de toutes ses oreilles…

– Du vrai ? Vous croyez ? fitMme Grégoire ébranlée.

– Je suis sûr qu’il y a du JacqueminCorentin là dedans…

– Votre valet ?

– Oui, Ce drôle n’en fait pas d’autres.Il m’a déjà causé bien des tourments. Mais je le garde parce quemon vénéré père me le recommanda à son lit de mort. Ah !l’impudent faquin ! Il ne peut voir un jupon sans courirsus…

– Voilà donc la vérité ! s’écriaMme Grégoire. Je me disais bien aussi…

– Où est-il, ce drôle ? Où est-il,que je lui coupe une bonne fois le nez ?…

– Monseigneur, votre valet est enprison !

– Jacquemin ? Arrêté ?tressaillit don Juan. Eh ! Qu’a-t-il pu faire ? De quoil’accuse-t-on ?

Mme Grégoire rougit, baissales yeux, et répondit :

 

– Il est accusé depolygamie…

Don Juan, une longue minute, demeura immobile,pétrifié… puis Mme Grégoire le vit qui levait lesyeux au ciel, elle vit son visage se contracter comme lorsqu’onretient à grand’peine une crise de larmes, puis brusquement elle levit se détourner, comme n’en pouvant plus, et tandis qu’il montaitl’escalier, elle vit ses épaules toutes secouées…

– Pauvre jeune seigneur !murmura-t-elle. Comme cette nouvelle lui fait mal ! Ilsanglote, par ma foi, il sanglote au point qu’on pourrait le croirepris de fou rire…

Secoué par cette crise de sanglots qui,d’après la bonne Mme Grégoire, ressemblait si fortà un fou rire, don Juan se disait :

– Jacquemin polygame !… Cela devaitêtre !… C’était marqué au livre du Destin !… Il fallaitque cela fût !…

Quand il fut calmé, don Juan se coucha, et netarda pas à s’endormir. Il s’éveilla un peu après midi, s’habillaavec le soin méticuleux qu’il mettait toujours à cette importanteopération, dîna de fort bon appétit, et sortit de l’auberge enassurant M. et Mme Grégoire qu’il se rendaitau Louvre pour demander au roi la grâce de Jacquemin Corentin,grâce qu’il était sûr d’obtenir, car le roi François le tenait enhaute estime et n’avait rien à lui refuser.

– C’est un bien grand seigneur, ditMme Grégoire lorsque don Juan fut sorti.

– Oui, fit M. Grégoire, et il estl’ami intime de Sa Majesté le roi…

– Et il est riche à ne savoir que fairede son or.

– Oui, Et c’est pourquoi, madameGrégoire, il faut faire crédit à ce gentilhomme, et ne jamais luiprésenter la note de ses dépenses.

Don Juan donna quelques minutes de regretsincère à Jacquemin Corentin.

– Il sera pendu, se disait-il. Pauvrediable ! C’est fort ennuyeux pour moi, car où vais-jemaintenant trouver un valet qui comme lui me soit dévoué corps etâme ? Allons, n’y pensons plus, ce serait du temps perdu.Puis-je, en ce moment, entreprendre quoi que ce soit pour éviter lamort à cet animal ? Non. Mes regrets ne lui apporteront doncnul soulagement. Donc, il est inutile que je me donne de vainesémotions à penser à ce bon Jacquemin. C’est un aveuglantsyllogisme, comme eût dit Fra Domenico qui m’enseigna lalogique…

Tout en ratiocinant, tout en cheminant,alerte, gracieux, vraiment joli à voir, tout en se livrant à uneattentive et sérieuse étude des silhouettes féminines rencontrées,cherchant avidement l’émotion de la beauté entrevue, don Juan avaitatteint la rue du Temple. Ce fut en cette rue, dans le renfoncementde la porte de l’hôtel de Runes, qu’il vit la ribaude.

 

Elle se tenait effrontément accotée à un coindu noble portail.

Et c’était d’ailleurs à elle une dangereuseeffronterie que d’oser se montrer à ce moment du jour, car lesrèglements étaient sévères, et ces filles ne pouvaient sortir deleur trou qu’à des heures fixées.

Malheureusement pour elle et heureusement pourla morale outragée, ce détour de la rue du Temple était désert, oupresque.

Don Juan la vit, et demeura frappéd’admiration.

La ribaude pouvait avoir seize ans. Elle étaitmaigre, il est vrai, et très pâle, avec seulement sur les pommettesdes joues deux cercles d’un rouge vif, tels que les dessine lafièvre. Mais qu’elle était jolie et gracieuse ! Dans sesgrands yeux craintifs, un peu hagards comme ceux d’un animal battuqui s’étonne que tant de méchanceté soit au monde, rayonnaitdoucement la suave innocence des vierges. La masse blonde de sescheveux faisait à son front une lourde auréole. La ligneharmonieuse de son corps frêle et souple semblait posséder lecharme de quelque sinueuse tige de fleur, et elle portait avec uneinstinctive et naturelle élégance la robe spéciale, la robe àceinture dorée qui désignait ses pareilles aux propositions, auxinsultes, au rire épais des hommes et à l’exécration desbourgeoises bien et solidement pourvues de tout ce qu’il faut pourexécrer en conscience.

Don Juan s’approcha de la serve, d’un air demaître, et des pensées de bête se levèrent en lui. Elle étaitjolie, cette serve ! L’emporter comme une pauvre chose qu’ilallait acheter et payer, ce lui serait un repos à ses noblesamours. Une ribaude ? se dit-il. Pourquoi pas, puisqu’elle meplaît ?… Mais comme il s’arrêtait près de la fille de joie,elle fut prise d’un déchirant accès de toux. Quand ce fut fini, donJuan la considéra un instant, puis demanda :

– Que fais-tu là ?

– Pardonnez-moi, monseigneur, ditdoucement la ribaude en joignant les mains. Je me suis mise icipour m’abriter du froid. Mais je m’en vais…

– Tu t’en vas ? Et oùvas-tu ?…

– N’importe où… dans la rue… le long dela rue…

– Et que diable fais-tu dans la rue… lelong de la rue… ainsi attifée ?

– Mais, monseigneur… je m’expose…

– Tu t’exposes ?…

– Oui. Je m’expose.

– À quoi, par le ciel ? Quechantes-tu là ? Tu t’exposes ?…

– Je ne chante pas, monseigneur. Je nepeux plus chanter. Cela me fait mal à la poitrine. Mais, hier,Ameline m’a dit qu’il est temps que je gagne ma vie, et que j’ail’âge. Et elle m’a prêté cette robe. Alors, je me suis habillée etje suis venue m’exposer pour qui me voudra.

La ribaude eut un sourire… un sourire qu’onlui avait appris… mais ce fut maladroit, c’était son premiersourire, elle ne savait pas encore.

Une vague lueur de miséricorde se leva en donJuan. Mais il se raidit, et les pensées de bête, encore, firentirruption dans son esprit… les pensées de bête féroce. D’une voixrauque :

– Je comprends, murmura-t-il. Mais,dis-moi, la belle, c’est donc la première fois que tut’exposes ?

– Ah ! oui, monseigneur…

– Quoi ! nul ne t’a embrassée, nitenue dans ses bras ?…

– Non, monseigneur. Ils disent tous àAmeline que je suis trop malade.

L’accès de toux la reprit… Don Juan setaisait, saisi peut-être d’un inconscient respect pour cetteaffreuse candeur…

– Ils ont raison, acheva la ribaude avecune effrayante indifférence. Je sais bien que je vais mourir. Maisje voudrais bien, avant de trépasser, gagner de quoi payer Amelinequi me nourrit et me soigne, et aussi, monseigneur, de quoi payerun drap pour mon corps, une messe pour mon âme. Et c’est pourquoi,selon les bons conseils d’Ameline, je suis venue m’exposer…

La ribaude leva sur don Juan un regardeffronté, comme on lui avait enseigné à regarder. Mais elle nesavait pas encore. Ce fut un regard chargé de désespoirinconscient, de désespoir noir. Vraiment : de désespoir. Plusrien dans rien. Et puis, dans ces yeux, il y eut comme unétonnement, et une indécise caresse, et elle rougit. Peut-être sedisait-elle que ce seigneur qui lui parlait était beau à voir,peut-être l’aurore d’une naïve admiration se levait-elle sur sapauvre âme.

– Comment t’appelle-t-on ? repritdon Juan.

– La Blonde monseigneur.

– J’entends. Mais ton nom… tu as bien unnom, dis !

– Certes ! fit la ribaude en riant.Et mon nom, c’est la Blonde. Cela suffit, je pense. En tout cas, jen’en ai pas d’autre à ce que dit Ameline…

– Ameline ? Est-ce tasœur ?…

– Oh ! non. Je n’ai pas de sœur. Etje n’ai pas de mère. Pas de frère non plus. Je n’ai qu’Ameline…Ameline la Borgnesse.

– À qui il manque trois dents ?

– C’est cela ! s’écria la ribaude,heureuse de se retrouver en pays de connaissance.

– Ameline du cabaret duBel-Argent ?

– Oui, monseigneur, elle-même.

– Et si je veux te revoir, c’est donc auBel-Argent que je dois venir te chercher ?

– C’est là, monseigneur. Est-ce que vousvoulez me revoir ?

– Oui, la belle Blonde. Je veux terevoir. Car, sur ma foi, tu es l’une des plus jolies filles deParis, et je t’aime !

À ce mot prononcé d’un accent passionné, laBlonde qui était dans la rue pour s’exposer et qui venaitde le dire avec une tranquillité assurément cynique, oui, laribaude baissa la tête, et une rougeur de pudeur s’étendit sur sonvisage – pudeur aussi certaine que l’avait été son cynisme. Elletrembla. Elle frissonna. Peut-être sur l’obscur horizon de sa vievoyait-elle trembloter, infiniment timide et confuse encore, lapremière lueur du rêve d’amour…

Don Juan fouilla son escarcelle.

Des douze carolus de Jacquemin Corentin, il enavait donné un d’abord, puis quatre à Brisard et deux à Ameline laBorgnesse. Il en restait cinq.

Ces cinq pièces, Juan Tenorio les tendit à laBlonde. Elle regarda cela, sourit, allongea sa petite main, laretira sans oser toucher l’or, puis éclata en sanglots…

– Ho ! fit don Juan. C’est donc lapremière fois que tu vois de l’or ? On ne t’en a jamaisdonné ?

– On ne m’a jamais rien donné, dit laBlonde en essuyant ses yeux.

– C’est que le monde est méchant, machère. N’est-ce pas que le monde est méchant ? Dis-le…

– Je ne sais pas, monseigneur. On m’a ditqu’il y a un Dieu qui punit les méchants.

– Dieu ? ricana don Juan. Serais-tuoù tu es s’il y avait un Dieu ? Pourquoi pleures-tu ?

Et soudain, la pitié, en lui, fut plus forte.Il reprit doucement :

– Oui, oui, ma chère, il y a un Dieu, va.Je le sais, moi ! Un Dieu qui punit les mauvais et récompenseles bons, et sauve du désespoir les pauvres créatures comme toi.Mais pourquoi, diable, pleures-tu ?

Elle le regarda, baissa la tête, le regardaencore et murmura :

– Parce que jamais personne ne m’adit…

Elle se tut, frémissante, et elle pâlit.

– Ne t’a dit quoi ?

– Que… je suis jolie…

– Allons, prends cet or, il est à toi, etje t’en donnerai d’autre…

Cette fois, elle prit. Et ce fut ainsi quepérirent les économies de Jacquemin Corentin.

La Blonde, un moment, contempla avec curiositéces belles pièces d’or, et puis, sans doute, elle fut déçue de nepas éprouver, à posséder la fortune, une joie que bien souvent elleavait rêvée : ce fut d’un geste d’indifférence que sa mainpâle se referma sur ces choses qui brillaient. Don Juan laconsidérait gravement. Jamais il n’avait été aussi grave. Quesongeait-il ? C’était bien confus. Il y avait en lui unmélange de pitié et de désir. La ribaude lui apparaissait comme unepauvre fleur prête à se flétrir, et c’est peut-être pour celaqu’elle lui plaisait… les parfums du lis qui meurt…

– Allons, dit-il, va-t’en maintenant. Jete défends de sortir dans la rue jusqu’à ce que je vienne te revoirau cabaret du Bel-Argent.

La Blonde baissa la tête en signed’assentiment. Et don Juan, brusquement pâli, la lèvre sèche, lafigure contractée par un soudain afflux de passion :

– Je viendrai demain. Tu m’entendsbien ? Demain !

Doucement, la ribaude répéta :

– Demain…

Demain… Comme, à Séville, au palais Ulloa, parune aube d’amour, avait répété Christa ! Le même mot d’espoir.Presque le même accent…

Et la ribaude s’en fut.

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