Don Juan

Chapitre 4LA FOUDRE TOMBE SUR LE PALAIS

Onze heures sonnèrent à l’horloge de lachambre de travail, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue delas Atarazanas. C’était une très belle salle ornée de fauteuils àgrands dossiers, de vastes armoires, de riches bahuts, magnifiquesmeubles sculptés dans ce goût imaginatif et brillant de larenaissance espagnole.

Au fond, dona Elvira, assise sur un tabouretde bois incrusté de nacre, tournait une à une les pages de sonmissel, en remuant les lèvres bien qu’elle ne sût pas lire.

Dans l’embrasure de la fenêtre du milieu, àl’ombre de la jalousie baissée, Christa filait au rouet et le légerbruit cotonneux de la roue précieusement ouvrée faisait dans lapaix de cette salle un vague murmure plus apaisant encore. Et ellesongeait :

« Encore une heure et il passera… il fautque d’ici là, j’aie tout dit à Léonor… Il le faut… Je ne dois pasattendre plus longtemps… Seigneur, donnez-moi le couraged’oser ! »

Assise à une table, Léonor s’appliquait àremplir une grande feuille de parchemin d’une malhabile etlaborieuse écriture. Et, mêlés au cri guttural des limonadiers, àla joyeuse invite des marchandes d’oranges qui parcouraient la rue,on entendait parfois le grincement soudain de la longue plumed’oie, ou un soupir d’écolière au travail, ou une exclamationdépitée.

– Santa Virgen ! Commentfais-tu pour écrire une lettre en moins de deux heures, Christasavante ? Moi, il me faut trois jours, et je ne trouve que despauvretés à dire à notre aimé seigneur père ! Ah ! pauvreLéonor, tu es sotte, va, plus sotte que l’alcade mayor de Séville,avec son nez rouge et ses lunettes !

– Écoute, Léonor, approche, murmuraChrista. Tout à l’heure, il va passer quelqu’un dans la rue…quelqu’un que je veux que tu regardes…

– Et quand ? s’écria Léonor.

– Dans une demi-heure, dit Christa, enjetant un coup d’œil à l’horloge.

– Et qui ? interrogea Léonor.

Elle s’était penchée, et dans son regardrayonnait la profonde tendresse qu’elle portait à Christa.Ah ! comme elle l’aimait ! C’est que Christa, pour elle,était à la fois la plus douce des compagnes, la plus aimante dessœurs, la plus indulgente des mères…

Léonor avait saisi les deux mains de Christa,et toute son attitude disait son infinie affection.

Et c’était une adorable créature, d’unemerveilleuse richesse de cœur ; dans ses grands yeux, toutensemble rieurs et pensifs, ce qui éclatait et forçait le respectet emportait l’admiration émue, c’était la splendide, la radieuseinnocence d’une âme immaculée, c’était l’intrépidité d’un espritferme et lucide, c’était la souveraine loyauté d’un être pétri decourage et de fierté… Elle reprit :

– Et qui donc, Christa chérie, qui donc,sinon ce beau gentilhomme qui, depuis un mois, tous les jours, àmidi, passe lentement et lève les yeux sur cette fenêtre ?Ah ! je t’étonne ? Mais j’ai tout vu tout de suite,moi !

– Tu as… tout vu ! bégaya Christaépouvantée.

– Sans doute, et je me disais :jamais ma douce Christa n’osera, à elle seule, s’enquérir du nom etde la famille de ce bel amoureux, et lui, si discret, si timide,n’osera jamais s’aventurer jusqu’à notre père, il faut donc que jem’en mêle… Et voici que tu vas enfin t’ouvrir à moi ! Tul’aimes donc ? Tu sais donc qui il est ? Comment lesais-tu ? Dis  ! Parle, ma Christa adorée, dis-moi tonamour, à moi, puisque notre mère n’est plus, puisque notre père estloin…

Pâle, mais résolue, Christa se leva.

– Ce moment m’est terrible, dit-elle,mais je dois le subir, Léonor, c’est tout mon secret que tu vassavoir…

– Comme tu trembles ! Tu me faispeur ! Ne parle pas, ne me dis rien ! Léonor t’aime assezpour consoler ta peine sans vouloir la connaître.

– Je dois tout dire, ma Léonor !Ah ! voici la Nina. Venez, Nina. Venez aussi, Elvira.Asseyez-vous, Elvira, vous m’avez vu naître ; autant qu’il fûten vous, vous avez remplacé ma mère. Nina, depuis mon enfance, vousconnaissez toutes mes pensées. Et toi, Léonor, pour mon cœur, tu esla rosée du ciel. En l’absence du père, c’est vous qui êtes mafamille et devez m’entendre…

Bouleversées par ces apprêts, elles lacontemplaient, la soutenaient de toute la force de leurtendresse.

– Cette histoire, depuis sa premièreminute jusqu’à l’instant où nous sommes, dit-elle avec unetouchante dignité, vous la saurez toute… et vous jugerez. Il lefaut, car demain…

Son angoisse, subitement, s’évanouit. Sonvisage s’illumina.

– Car demain, continua-t-elle d’une voixaltérée par un afflux de joie puissante, demain, toutes trois, dansla chapelle de Saint-François, vous devez assister au plus grandévénement de ma vie…

L’intuition de ce que serait l’événement fitirruption dans leurs esprits. Mais parmi le conflit des espéranceset des alarmes suscitées domina la certitude que ce qui attendaitdemain la fille aînée d’Ulloa, c’était une félicité définitive etsûre.

Christa leva les yeux sur l’horloge etsourit ; dans quelques minutes, ce serait midi ! Par unegracieuse superstition d’amour, elle avait voulu que le solennelaveu de sa faute coïncidât avec le passage de Juan sous cettefenêtre. Son sein palpita. Et, d’un accent de simple, de fièrefranchise, elle commença :

– C’est une histoire à laquelle j’ose àpeine croire moi-même. Voici donc… Je… non : avant tout,parlons de Lui ! Sachez d’abord que son nom est don JuanTenorio…

La grande porte de la salle s’ouvrit soudain àdeux battants. L’intendant du palais parut. Et il prononçaceci :

– Faveur d’un pressant entretien estdemandée à Christa d’Ulloa par dona Silvia, ÉPOUSE DE TRÈS NOBLEJUAN TENORIO.

Le formidable coup de foudre frappa Christa enplein cœur. Tout s’abolit en elle en un fracas de cataclysme. Elleresta debout. Mais elle n’eut ni un soupir, ni un frisson, ni rienqui laissât l’illusion de la vie. Seulement, cette sensations’installa en elle qu’une cloche, dans sa tête, sonnait à toutevolée, et, parmi les sanglots de l’airain, elle ne distinguait queces mots : Épouse de Juan Tenorio ! épouse de JuanTenorio ! épouse de Juan Tenorio !

De son regard étrangement dilaté, en une brumede rêve, avec la subconscience qu’elle allait s’éveiller à uneréalité consolatrice, elle vit là Nina et Elvira, lividesapparences reflétant sa propre horreur, elle vit Léonor touteblonde dans une nuée de feu… et, surgissant de la porte, cettefunèbre chose noire, ce spectre vêtu de deuil… la mort !…l’épouse qui venait… s’avançait… s’arrêtait près d’elle.

– Épouse de Juan Tenorio ! épouse deJuan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christarigide.

Léonor, vaillante et prompte, se jeta devantelle, et déjà son cœur intrépide tentait désespérément d’espérerque peut-être… ah ! peut-être le Juan de l’épouse n’était-ilpas le Juan de la fiancée.

Dans les yeux limpides de la vierge, Silvialut cette vacillante pensée.

– Il n’y a pas deux Juan Tenorio !…dit-elle lentement.

Avec une irrésistible douceur, elle écartaLéonor.

– S’il y a doute, ce doute tombe, carvoici midi. Voici l’heure où, tous les jours, don Juan passe sousses fenêtres… Regardez… voyez… le voici !… Christa d’Ulloa,reconnaissez-vous celui que, demain, dans la chapelle du couvent deSaint-François, vous devez épouser ?

Juan Tenorio apparaissait dans la rue. Ettandis que l’horloge, un à un, dans l’effroyable silence, laissanttomber ses douze coups graves et lents, il passait, léger,gracieux, étincelant de jeunesse et de vie… Un instant, moins d’uninstant, il s’arrêtait, levait les yeux ; et nul, sinonl’amante, n’eût pu comprendre que son sourire à peine esquissémurmurait : Je t’aime !…

– Moi, je le reconnais, achevait donaSilvia. C’est lui l’époux qu’il y a un an je me suis donné dansSanta-Maria de Grenade.

Léonor se couvrit le visage de ses deux mains.Elvira, avec un grand cri, s’enfuit en courant, sans savoir. LaNina, dans un coin, s’effondra sur ses genoux et se mit enprières.

– Épouse de Juan Tenorio ! Épouse deJuan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christarigide.

Quelques jeunes filles passèrent en chantantet on entendit leurs frais éclats de rire.

Don Juan n’était plus là…

Léonor se sentit touchée au bras. Elle ouvritles yeux et vit que dona Silvia lui présentait un parchemin.

Brave jusqu’au bout, obstinée à elle ne savaitquel suprême espoir, elle le saisit, et mot par mot, avec uneattention concentrée, elle se mit à le lire.

Et, authentifiée par le sceau de l’archidiacrede Santa-Maria, portant la signature de sept gentilshommes deGrenade, c’était l’attestation du mariage de don Juan Tenorio avecSilvia Flavilla, comtesse d’Oritza, célébré en toute intimité àl’autel de San-Pedro, le 14 octobre de l’an 1538.

Léonor baissa la tête… elle était vaincue. Deses doigts tremblants, la feuille s’échappa, tomba et resta là, surles dalles…

Alors, dans un geste d’une indicible noblesse,dona Silvia leva le long voile de crêpe qui la couvrait, etl’auguste beauté de ses traits apparurent parmi les dévastations dela douleur. Dans les yeux qu’elle fixa sur Christa, il n’y avaitpas d’autre sentiment que l’aube d’une sublime pitié…

– Ce n’est pas moi que je suis venuedéfendre… ni vous, Christa d’Ulloa… c’est lui ! c’est lui quej’ai voulu défendre… le défendre du sacrilège que demain il eûtconsommé… le défendre des supplices qui l’attendaient en ce mondeet de l’éternel châtiment qu’il se préparait dans l’autre…

Elle s’arrêta. Puis, dans un effrayantsourire, exhalant sa détresse et son amour… oui, son indestructibleamour tout-puissant dans l’agonie de son cœur :

– Il est sauvé… Adieu, Christad’Ulloa ! Pardonnez-lui comme je lui pardonne !

Elle laissa retomber son crêpe et se retiralentement. Arrivée à la porte, elle se retourna un instant. Et cefut étrange : ce n’est pas à Christa, mais à Léonor !…c’est à Léonor qu’alla son dernier regard où se levait, cette fois,l’aube d’une sorte de curiosité farouche… et elle disparut.

D’un plus mortel accent, l’implacable cloche,dans la tête de Christa, debout et rigide, à toute volée,répétait : « Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de JuanTenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! »

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