Don Juan

Chapitre 14LES DOUZE CAROLUS D’OR

Nous avons posé les personnages et lesévénements qui par la suite devaient influer sur la vie de don JuanTenorio et de Léonor d’Ulloa et en modifier la marche. Ainsi celuiqui entreprend la description du cours d’un fleuve est obligé denoter l’obstacle, le rocher, l’accident de terrain qui a détournéle courant et fait dévier ce fleuve… Nous pouvons maintenantrevenir à don Juan que nous avons vu sortir de Séville, escorté deson valet Jacquemin Corentin, à la poursuite de Léonor d’Ulloa.

Franchissons l’Espagne et une partie de laFrance, et le dix-septième jour de décembre, arrivons aux portes dePérigueux : nous y joignons don Juan pour assister à une deces peu catholiques manœuvres où excellait sa hardiesse : lavéritable bataille qu’il livra à maître Fairéol. Pourquoi certainsauteurs ont-ils omis cet épisode ? N’écartons pas les traitsqui peuvent faire pardonner beaucoup à don Juan ; mais necachons pas les gestes qui montrent en lui l’aventurier sansscrupules.

Le 17 décembre, donc, il entra dans Périgueux,comme midi sonnait.

À ce moment, une jeune cavalière quichevauchait à deux cents pas devant lui tourna un coin de rue etdisparut. Sur son passage, on se retournait, si frappante était sabeauté, si brûlante et si douce la flamme de son regard. Personnene l’escortait… Elle était seule… toute seule !

Lorsqu’elle disparut, don Juan, qui pourtantne semblait pas la regarder, pâlit un peu et poussa un soupir.

– Fini jusqu’à demain !murmura-t-il. Le soleil est sous l’horizon… Il fait nuit dans monâme. Quelle tristesse !…

– Ah ! monsieur, dit Jacquemin, ceque j’ai à vous annoncer est encore bien plus triste,allez !

À cause de l’extraordinaire et fameuseparticularité de son visage, présentons rapidement ce JacqueminCorentin : il était maigre et long ; avec ses longuesjambes, son long cou, son long nez, il ressemblait assez au héronde la tant jolie fable de notre grand poète. Du héron, d’ailleurs,il avait l’aspect méditatif : il semblait toujours ruminer surquelque catastrophe – et, en effet, il y avait une catastrophe dansson existence, une catastrophe permanente : c’était sonnez.

Ce nez était d’une incroyable longueur – siincroyable qu’à trente ans Jacquemin n’y croyait pas encore, etqu’il passait sa vie à s’étonner que la nature eût pu, en safaveur, se montrer à tel point prodigue. Ce nez qui, tout d’un jet,jaillissait du visage, ce nez effilé, terminé en pointe aiguë, cenez qui pourtant avait on ne sait quoi de jovial et qui, chosecurieuse, ne déparait aucunement la figure pour laquelle ilsemblait avoir été fait tout exprès, ce nez, disons-nous, Jacqueminemployait les trois quarts de son temps à le contempler avec unestupeur inapaisable, et non dans des miroirs, mais surlui-même ; c’est ce qui lui donnait cette physionomiepolitique et réfléchie ; de plus, comme de juste, cetteperpétuelle contemplation lui avait fait prendre l’habitude deloucher, forcé qu’il était de faire converger ses prunelles surl’objet de sa méditation.

Qu’on n’aille pas croire que nous nousefforçons de ridiculiser ici ce pauvre garçon. Nous n’avons parléde ce nez que parce qu’il est célèbre à l’égal de celui deCléopâtre immortalisé par notre Pascal.

Au moral, Jacquemin Corentin avait le tortd’être un peu bavard. Mais cette incontinence de langue lui allaitassez bien. Il n’était pas de ces effrontés valets de comédie quisuent sang et eau pour faire de l’esprit hors de propos, mais ilétait bien loin d’être un niais. Il n’était ni Scapin ni Jocrisse.Il avait du bon sens, et son cœur était excellent. Nous auronsterminé cette petite esquisse quand nous aurons appris au lecteurque Corentin était de Paris. Par suite de quelles très naturellescirconstances ce Parisien avait échoué à Séville, et comment ils’était attaché à la fortune de don Juan, on va le savoir.

– Monsieur, reprit-il, la nouvelle estdes plus fâcheuses, mais le fait est que, depuis notre départ, voussemez l’argent par les routes, vous jetez l’or par les fenêtres,vous lancez les écus à la tête de tout le monde, excepté toutefoisà la mienne. En sorte qu’à la dernière étape, ayant par votre ordrepayé un ducat ce dîner pour lequel on nous demandait trois livres –il est vrai que la servante était des mieux tournées et des plusaccortes – ayant, dis-je, fouillé au fond de la fonte au trésor,j’ai vu qu’il ne nous reste plus qu’un écu de six livres pourgagner la France dont nous sommes encore à plus de cent lieues pourle moins.

– Comment, pour gagner la France !Est-ce que nous n’y sommes pas ?

– Monsieur, la France, c’est Paris.Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, etmême, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les balladesde ce… comment l’appelez-vous ?… un nom qui signifie que celuiqui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…

– Tu veux dire maître Clément Marot,bélître !

– Oui ? Je le veux bien. Donc, vousêtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vousne serez jamais Français ; cela se voit assez puisque vousconfondez la France avec sa province.

– Eh ! la France, c’est la France,et nous y sommes, de par tous les diables !

– La France, c’est Paris ! insistaCorentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici uneauberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions biende nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…

Jacquemin eut un geste qui voulait dire que lelendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait secharger d’assurer sa pitance et celle de son maître.

– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapperà cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore tropriche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…

– Dites-moi, monsieur, demanda fortpoliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vousm’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plusnoble et la mieux famée et la plus riche ?

– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa lebourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour deVesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout lePérigord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grandtrain.

– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorioqui remercia et salua.

Dix minutes plus tard, il mettait pied à terredevant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grandair. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vintà sa rencontre en murmurant :

– Un seul valet. Pas de chevaux de main.Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais.Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mesdevoirs.

À l’oreille terriblement fine de don Juan, le« monseigneur » sonna comme une pièce d’or qui a unepaille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Etl’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.

– Monseigneur ! balbutia-t-il.

– À la bonne heure ! fit Tenorio,qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus bellechambre.

L’hôte le guida dans un large escalier depierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers lesecond étage.

– Non, dit don Juan. La chambred’honneur. Celle qui a balcon sur rue.

– C’est que… daignez m’excuser… mais,pour les chambres du premier, on paye d’avance !

– Là ! murmura Corentin. Quedisais-je !… Oh ! que fait-il !…

Don Juan faisait que, délicatement, il avaitsaisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’ausang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et,blanc d’indignation :

– Monsieur, dit-il, ce sont là des façonsqui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous nevoulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie…ou plutôt, non ! Vous ne partirez pas ! Je vais àl’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneurlui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fortsouvent !

Le digne hôtelier mentait : le gouverneurde Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Maisquoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ouplutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.

– Jacquemin, dit doucement Tenorio, courschez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attendd’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne memettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.

– J’y vais ! dit Corentin abasourdi.Vit-on jamais pareil menteur ? ajouta-t-il en lui-même.

Mais il n’avait pas descendu trois marches quemaître Fairéol, se précipitant, le saisissait par lebras :

– Ne vous dérangez pas, mon brave :M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-ilen ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis deM. le gouverneur ! Quel malheur qu’il soitabsent !

Il mentait encore : le gouverneur était àPérigueux. Don Juan souriait…

– Donnez-vous la peine d’entrer, acheval’hôte.

Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui étaitfort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.

– À la bonne heure ! répéta donJuan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures,s’entend.

Et il se mit à rire.

– C’est ce rire ! songeait Corentin.C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement ilmentait sans rire ! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, deDieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et demoi !

– Et maintenant, reprit maître Fairéol,épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneurce qu’il désire avoir à son dîner ?

Don Juan le toisa. Puis :

– Envoyez-moi votre sommelier et votremaître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.

Maître Fairéol se courba. Il était dompté.

– Oh ! fit-il en se retirant, éblouiet fort vexé. Comme on se trompe ! J’aurais juré quelquepauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pasà moi de traiter la question du dîner ! Et il me tire lesoreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diableleurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à lesentendre !… C’est un grand seigneur, un vrai ! Et il està tu et à toi avec le gouverneur en personne ! Oh !oh !…

– Monsieur, disait Corentin, je voudraisbien savoir…

– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que jet’arrache la langue pour la jeter aux chiens !

– Là ! fit Corentin. Si je n’ai plusde langue, qui aurez-vous pour dire la vérité ?

Il dit. Et il entra en méditation, louchantterriblement sur son nez.

La conférence avec les deux graves personnagesdemandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furentconquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeurparmi les casseroles ; et les marmitons avaient rarement vupareil coup de feu pour un seul dîneur.

– Maintenant, tu peux parler, dit donJuan. Nous sommes maîtres de la place.

– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nousn’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Commesi vous n’aviez pu dîner en la salle ! Sans compter le dînerlui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, etmoi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jourcommettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester enaffront. Comment payerez-vous ?

– Je n’en sais rien…

– Vous comptez donc vous esquiver sanspayer ?…

– Moi ? Pour qui meprends-tu ?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin !

– Ha ! Vous avez donc quelque magotdont vous ne me fîtes point part ?… ou quelque diamantpeut-être ?…

– C’est toi qui détiens ma fortune, et jen’ai rien, tu peux le croire.

– Alors… avec quoi…

– Eh ! je n’en sais rien, tedis-je ?

– L’hôte vous fera donc arrêter.Ciel ! Si don Luis Tenorio…

– L’hôte me viendra lui-même offrir lecoup de l’étrier.

– J’enrage, monsieur, j’enrage !

– Oh ! tu as donc peur d’aller enprison ?

– Non, monsieur, non ! C’est pourvous seul que je crains l’affront. Grand Dieu ! Le fils de donTenorio en prison ! Plût au ciel que j’y puisse aller à votreplace ! Vous riez. Vous ne me croyez point ?

Don Juan se jeta dans un fauteuil etdit :

– Pourquoi te croirais-je, voyons,dis-moi cela un peu…

– Vous ne croyez pas au dévouement deJacquemin Corentin ? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoije reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’yperds.

– Mais… tu restes avec moi d’abord parceque je paye bien ; ensuite parce que je suis beaucoup plusindulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes,et fermant les yeux quand je vois que tu me voleseffrontément ; enfin, et surtout parce que je te laissem’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête.Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.

– Monsieur, dit Jacquemin Corentin,connaissez-vous Paris ?

– J’y fus deux fois. Belle et nobleville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…

– Eh ! monsieur, tout cela, ce n’estpoint Paris ! Je vois que vous ne connaissez ni la France, niParis.

– Comment ! Le Louvre etNotre-Dame…

– Paris, monsieur, c’est la rueSaint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles,c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suisné natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, nirien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieuait sa bonne âme !

– Que veux-tu que cela mefasse ?

– Attendez. Élevé donc dans la capitale,je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris,je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière quiest la capitale de la rue Saint-Denis…

– Et de ce royaume, tu fus le roi ?dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.

– Non, monsieur : j’en fus letourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à serviraux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustremaréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser àmoi…

– À cause de ton nez, sois-en sûr…

– C’est bien possible, soupira Corentinen louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au tempsoù Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville deMadrid prisonnier du roi des Espagnes ; et, comme vous lesavez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu àla liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagnecomme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire lesdeux princes jusqu’à la Bidassoa. C’est pourquoi ce grand homme deguerre me dit en propres termes : « Corentin, si tu veuxvoir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri,comme aide. » Monsieur, je faillis en être malade de joie etdevenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.

– Pourquoi, Jacquemin ? La grandeurest plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bienpeu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fousdangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…

– Eh bien ! monsieur, nous partîmes,moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, aunombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bienqu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans,voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustespetites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince mejalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussiglorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit etmarri.

Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur sonnez.

– Et bien tu fis, dit don Juan. On nesaurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Vatoujours.

– Sur une grande barque, au milieu de laBidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi,envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François àM. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deuxprinces à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sireembrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.

« Mais quand il eut touché terre, ilsauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, etpartit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façonterrible dont il criait : « Je suis encore roi ! Jesuis encore roi ! »

– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa placetu aurais ainsi crié tout de ton haut…

– Je ne sais pas, monsieur, je ne saispas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place lesdeux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leurpère. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous nepouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bienconnu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref,monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deuxpremiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulutpas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deuxprinces, tout à coup, furent durement resserrés par une gardeespagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniersde guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramersur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres àCarthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vousm’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on yfabrique et que vous vouliez offrir à…

– La paix Jacquemin ; je t’ai centfois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms,Jacquemin, ne les éveillons pas !

– Oui, monsieur, laissons dormir le nomde cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…

– Eh ! bourreau ! tiendras-tuta traîtresse langue !

– C’est pour vous dire qu’étant arrivés àGrenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé septmorts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jourssous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nosgardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur uneplace mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue,regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmestout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteursportant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nousdit : « Mangez et buvez, pauvres victimes… »

Corentin s’interrompit pour s’essuyer lesyeux.

– Tu pleures ! fit don Juan. Aufait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un êtrehumain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à quia soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de lanature.

– Monsieur, je suis ému toutes les foisque je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrantcontre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huitans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis depitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’étaitmonsieur votre père, le vénéré don Tenorio…

Jacquemin Corentin se découvrit.

– Et après ? demanda don Juan, quisemblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à unconte de fées.

– Après ? Il y a treize ans de cela,mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luisproposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazileut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’ille porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à donLuis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état,afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Etlà-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblaisprêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de madélivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus…J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mesinfortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque etqu’ils furent emmenés en esclavage.

– Crois-tu qu’ils aient beaucoup perdu auchange ? demanda don Juan.

– Certainement, monsieur, dit simplementCorentin. Songez donc que sur les galères espagnoles, au moinsc’étaient des chrétiens qui les rouaient de coups… Quant à moi, donLouis Tenorio me fit soigner chez lui pendant trois mois, aprèsquoi me voyant mis sur pied, et de presque mort redevenu bonvivant, il m’offrit une somme d’argent pour retourner en la rueSaint-Denis, qui est mon pays d’origine, mais je lui demandai de megarder en qualité de valet, car je ne me sentais pas le courage deme séparer de lui, et il y consentit…

– Et après ?…

– Après ?… Je vous ai dit que tousles détails de ma singulière aventure me sont restés présents…Lorsque votre généreux père racheta ma liberté et ma vie, je pus levoir compter la somme ès mains du chef d’escorte.

– Bah !… Eh bien, je gage quel’alguazil ne dut pas t’estimer bien cher !

– Douze carolus d’or, monsieur !

– C’était une somme !

– Les voici !

 

Ce fut si imprévu que don Juan éprouva unsaisissement. De la pointe de son poignard, d’un geste rapide,Corentin avait décousu tout un pan de son pourpoint. Une à une, ilretirait les belles pièces d’or et les posait sur la table, toutesrutilantes et comme frémissantes.

Don Juan s’était levé et regardait cela…

– Il m’a fallu des années pour leséconomiser sur mes gages, dit Jacquemin. J’aurais cru faire unemauvaise action en les offrant à don Luis. Mais je me disais que lafortune a parfois d’étranges retours, et que, peut-être, un jour,cet or qui m’avait sauvé la vie trouverait son emploi au service deTenorio…

À ce moment, la porte s’ouvrit, et l’hôtelierde la Tour de Vesone, maître Fairéol en personne parut :

– Monseigneur, le cuissot de chevreuilest à point ! dit-il en triomphe.

Son regard tomba sur ce coin de table toutdoré… Il se courba en deux et se retira à reculons enmurmurant :

– Je l’avais par Dieu bien dit quec’était un grand seigneur : je m’y connais.

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