Don Juan

Chapitre 9LA MAISON DU CHEMIN DE LA CORDERIE

Le jour même où Charles-Quint franchit laBidassoa, c’est-à-dire le 20 novembre, vers le déclin du jour, uncavalier s’approchait rapidement de Paris.

Il semblait avoir à peine atteint savingt-quatrième année.

Il portait avec une altière aisance un élégantet riche costume de route. Sa mine était fière, son attitudehautaine, son regard assuré, sa figure belle et régulière. Le poingà la hanche, le manteau claquant au vent, il allait, emporté par letrot cadencé d’un magnifique alezan secouant son écume et levanthaut le sabot, il allait, vision de jeunesse et de force,d’opulence et d’orgueil.

Le cheval, soudain, fit un écart ; unmendiant, sa besace nouée au bâton sur l’épaule, tenta de se garer,se courba, se rapetissant dans ses loques, ôtant son bonnet dans ungeste éperdu d’admiration et de crainte – mais le poitrail leheurta d’un choc violent…

Le cavalier ne baissa pas les yeux sur cettepauvre chose qui rampait parmi les flaques d’eau, cherchant à serelever ; et il continua sa route, droit sur la selle, la têtehaute, indifférent, dédaigneux, superbe.

Et nul, à voir la froide insouciance de cevisage, l’insolence calme de cette attitude, nul n’eût pusoupçonner le drame qui se jouait dans la pensée de ce grandseigneur aux prises avec le spectre d’une misère honteuse, de cethomme en plein éclat de sa vie, qui tranquillement discutait samort.

Car voici ce qu’il se disait, tandis qu’il seredressait, rapide apparition de morgue et de faste…voici :

– Demain, midi sonnant, je dois payer aucomte d’Essé huit mille, au baron de Sansac six mille, en tout, sibien je compte, quatorze mille livres perdues sur parole. Demain,midi sonnant, je suis donc un homme sans parole qui ne paye pas sesdettes de jeu, et avant qu’on ne me chasse de la cour, je dois mepasser mon épée au travers du corps. Pourquoi attendre àdemain ?…

Il regardait droit devant lui, fièrement, et,sans un frémissement, songeait :

– Quelques bons coups d’éperon, etj’irais me briser le crâne contre ce mur…

Ses mâchoires se serrèrent. Ses yeux jetèrentun éclair. Il eut un rire terrible.

– Moi ! fit-il à haute voix. Lemeilleur cavalier de Paris ! On rirait trop autour du roi desavoir que je suis mort d’un accident de cheval !Allons ! Attendons ! Par l’enfer, que la fortune passedonc à ma portée d’ici à demain ! Qu’elle passe ! Etmalheur, malheur, malheur à qui me tombe sous la main !

Il atteignait Paris.

Ayant franchi la porte de Nesle entre ses deuxgrosses tours mafflues, il s’arrêta un instant et darda un regardde feu sur le Louvre qui, en face, de l’autre côté de l’eau,dressait dans le ciel gris les silhouettes enchevêtrées de sestoits aigus et de ses girouettes. Parvenu sur la rive droite de laSeine par le grand et le petit pont, il gagna la rue du Templequ’il parcourut dans toute sa longueur, et, à l’angle du chemin dela Corderie, fit halte devant un hôtel dont le portail, aussitôt,lui fut ouvert.

Dans la cour où il pénétra, un valet à salivrée s’élança pour lui tenir la bride et l’étrier hors montoir.Comme il mettait pied à terre, il aperçut, l’attendant, un laquaisportant le hoqueton à fleurs de lis.

– Hé ! Champagne, que meveux-tu ? s’écria le gentilhomme, soudain affable etsouriant.

Le laquais, automatiquement, fit trois pas,s’inclina, et dit :

– M. le valet de chambre du roiinforme Votre Seigneurie qu’elle est attendue ce soir à neuf heurespar Sa Majesté.

– Tu vois, Champagne, j’arrive àl’instant d’Angoulême. Fais savoir à M. de Bassignac qu’àl’heure dite, je serai au Louvre. Mais vite, donnez-moi desnouvelles du roi !

– Merci bien, monsieur. Sa Majesté estmieux en santé que jamais.

– Ah ! que tu me fais plaisir !Et Vulcain ?

– Merci bien, monsieur. Le destrierfavori de Sa Majesté est en pleine vigueur.

– Bon, cela ! Et Fripon ?

– Merci bien, monsieur. Le faucon préféréde Sa Majesté tua hier deux hérons dans les marais de Pincour.

– C’est un oiseau bien précieux,Champagne. Et Vesta ?

– Merci bien, monsieur. La levrette de SaMajesté eut la colique, voici trois jours, parce queMme la duchesse d’Étampes lui donna trop depâtisserie ; mais, grâce à Dieu, ce ne fut qu’une alerte.

– Tu m’as fait frémir, Champagne. Et cecher ami, Bassignac ?

– Merci bien, monsieur. Le valet de lachambre de Sa Majesté est fort bien en cour.

– Oh ! que j’en suis aise !Mais, dis-moi, est-ce que le roi m’a fait demander pendant monabsence ?

– C’est-à-dire, monsieur, qu’à peinefûtes-vous avec M. le connétable et ce seigneur espagnol, jereçus l’ordre de venir, deux fois par jour, voir à votre hôtel sivous n’étiez pas de retour.

– Tends la main, Champagne.

Deux pièces d’or tombèrent dans cette maintendue, et le laquais affirma :

– Nul, pour la générosité, n’égale lecomte Amauri de Loraydan.

Le comte de Loraydan regardait s’éloigner lelaquais royal, et songeait :

– C’est le fond de mon escarcelle qu’ilemporte ! Ce mendiant que je heurtai sur la route estmaintenant plus riche que moi. Et ce roi, ce roi égoïste, ce roiféroce qui ne s’inquiète même pas de savoir par quel miracle jepuis encore paraître en son Louvre ! Demain, que faire ?…Que devenir ?

La sueur de l’angoisse perla à ses tempes. Enune soudaine évocation, il se vit étendu dans du sang, la poitrinetrouée. Il frissonna. Mais secouant rudement la tête :

– S’il faut en venir là, ma main netremblera pas !… Mais tout n’est pas perdu encore… J’ai unenuit devant moi !… Et d’abord, qui sait si ce misérableusurier de Turquand… Une fois encore… essayons !

Sans pénétrer dans l’hôtel, sans repos aprèsla dure étape de la journée, il s’élança et suivit le chemin de laCorderie, voie inachevée, qu’une vingtaine de constructionsespacées bordaient au midi tandis que l’autre côté n’était encoreoccupé que par des clôtures. À cinq cents toises du portailLoraydan et sur le même bord, s’élevait une demeure de bonneapparence, connue sous le nom de logis Turquand.

Face à ce logis, sur la bordure septentrionaledu chemin, une muraille était percée d’une fort belle grille en ferforgé au travers de laquelle se voyait une large allée de tilleuls,et au fond, un massif bâtiment d’aspect seigneurial : mais,inhabité, fermé, il avait ce visage muet et pensif des maisons quiont quelque secret à garder… quelque remords peut-être.

On l’appelait l’hôtel d’Arronces.

Jusqu’à ce jour, quand le comte de Loraydanavait eu besoin de messire Turquand, il l’avait fait venir en sonhôtel : honorer de sa présence la demeure d’un usurier lui eûtsemblé une déchéance. Mais le temps pressait ! Pour l’orgueilcomme pour la vertu, il faut avoir le temps et les moyens…

Dans ce logis Turquand où il venait pour lapremière fois, Amauri de Loraydan fit son entrée en duc féodalvisitant un vassal ; introduit dans la salle d’honneur, il nejeta pas un regard sur les choses somptueuses qui l’entouraient,tapis maures, meubles précieux, objets d’art, qui révélaient à lafois la richesse et le goût du maître.

Messire Turquand apparut, s’approcha du comteet le salua avec déférence.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années,de haute taille, vêtu de velours noir.

Il était vigoureux d’aspect, imposant dephysionomie, avec un visage où éclatait une claire intelligence,des attitudes où se révélait cette dignité qui distinguait lesopulents bourgeois de l’époque, mais…

Mais il y avait une tare inguérissable à cetesprit, un mal rongeur, une lèpre dévorante :

Messire Turquand voulait être de lanoblesse !

Orfèvre célèbre, cette personnalité qu’ilavait créée avec du travail, de la patience, du talent, il rêvaitardemment de la noyer dans le flot trouble de la seigneurie.C’était le tourment de sa vie.

– Monsieur le comte, dit-il, c’est ungrand honneur que vous faites à ma maison…

– Messire Turquand, dit le comte,pouvez-vous me donner de l’argent ?

– C’est impossible, réponditTurquand.

Loraydan reçut le mot comme une balle dans lapoitrine. Mais il se raidit et d’une voix calme :

– Ces trente mille livres que vous m’avezremises la veille de mon départ, vous avez eu le tort de me lesenvoyer en or, de sorte que j’ai pu les emporter en mon voyage. Àmon retour, un gentilhomme d’Orléans me les a gagnées aux dés. Jen’ai payé ni Essé, ni Sansac. Le délai de ma parole à ces messieursexpire demain à midi. Messire, prêtez-moi vingt mille livres…

– C’est impossible, dit Turquand.

Loraydan était blême. Ses yeux devinrentvitreux. Mais sa voix continua d’être ferme :

– Tous les usuriers de Paris m’ont ferméleurs portes. Je n’ai pas un écu. Demain, à midi, je serai un hommedéshonoré et je me tuerai. Messire, prêtez-moi quinze millelivres…

– C’est impossible, dit Turquand.

Loraydan se sentit chanceler. Un peu de mousseparut au coin de ses lèvres. Il râla :

– Messire Turquand, vous m’assassinez.C’est sur vous que retombera mon sang.

Turquand se pencha sur Loraydan, et, avec unsourire contraint, la figure bouleversée d’inquiétude comme s’ileût été, lui, le solliciteur :

– Seigneur comte, dit-il lentement,accordez-moi ce que, par deux fois déjà, je vous ai demandé, oui,accordez-moi cette immense faveur, et je vous laisse, à pleinesmains, puiser dans mes coffres…

– Que m’avez-vous demandé ? fit legrand seigneur en essuyant son front ruisselant. Ah ! j’ysuis : d’épouser votre fille !… C’est trop cher, messire,l’usure est un peu forte. J’aime mieux périr de cette main quevoici, d’un bon coup de dague au cœur, que de lentement mourir sousles rires. On voit bien que vous ne connaissez pas le Louvre, etl’accueil qu’on y ferait au gentilhomme qui aurait vendu son nom.Messire, on emprunte sur ses terres ou ses meubles, on n’empruntepas sur son blason… Loraydan ne peut épouser la fille d’unusurier !

Turquand se redressa, un peu pâle, et, avecune tranquille fierté :

– La fille d’un maître ciseleur réputédans Paris !… Monsieur le comte, quand, il y a quatre ans,vous m’appelâtes pour la première fois, j’acceptai sans la discuterl’estimation que vous fîtes de votre hôtel et ses meubles :trois cent mille livres. Or qu’étiez-vous pour moi ? Uneespérance : je rêvais ma fille comtesse, je l’imaginais aurang que lui assignent son esprit et son cœur. Ce rêve, seigneur,vous le brisez…

– Oui ! fit le comte d’un accent dedédain qui atteignait au mépris. N’espérez jamais cela !

– Je n’espère plus !… Quedevenez-vous, dès lors ? Comme MM. de Maugency,d’Essé, de Sansac, et autres : un emprunteur. En sommesdiverses, je vous ai remis quatre cent mille livres…

– Quatre cent mille ! grondaLoraydan avec une intention d’insulte. Comment ? Je veuxsavoir !

Turquand frappa sur un timbre. Une jeune fillese montra dans l’encadrement d’une porte.

– Au fond de mon bénitier, tu trouverasla clef de mon tiroir secret, dit le ciseleur d’un ton bref. Dansle tiroir, il y a un cahier relié. Apporte-le-moi à l’instant. –Votre Seigneurie en croira du moins ses noblessignatures !

Deux minutes de silence, – et la jeune fillereparut, s’avança vers la table près de laquelle étaient assis lesdeux hommes. Le comte de Loraydan, alors, leva la tête, et lavit.

Il la vit !…

Et il lui parut qu’un événement énorme venaitde s’accomplir, et que le monde, soudain, prenait sa vraiesignification ; sa situation désespérée, sa dette écrasante,sa résolution de suicide ne lui furent plus que ces images futileset fuyantes ; la réalité de l’univers se concrétisa en cetteapparition adorablement blonde où le bleu profond des yeux mettaitdes reflets de ciel matinal… il se leva, interdit, se courba, sanssavoir ce qu’il faisait, s’inclina comme on adore… Messire Turquandtressaillit violemment, – et d’une voix qui tremblait un peu,présenta :

– Ma fille Bérengère…

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