Don Juan

Chapitre 25LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN

Le matin de ce 1er janvier, nousavons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame JérômeDimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine.Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèleJacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec lapetite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’ensouvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation dubrave Corentin.

En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’étaitmarié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois –opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus,la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacqueminentrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’ildevait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher outout au moins l’estrapade au temps de François Ier.Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré quecelui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol nepouvait empêcher un mariage français.

Quant à don Juan, il ne concevait aucuneinquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il nepensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rueSaint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouverClother de Ponthus.

Comme Clother s’était placé au premier rang del’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas depeine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi deCorentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi quedon Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et duCommandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examinerAmauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureusehaine que le comte portait à Clother.

Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeurs’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.

Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait àmarcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.

– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire.Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu metroublerais.

– Oui, dit Corentin avec amertume, àcause de ma vertu…

– Non, imbécile, à cause de ton nez quime fait remarquer !

Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seulavec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant deParis, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau decet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles,si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet qued’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dansle vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pourcomprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut êtreenfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’yincorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à unerumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Ilétait un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymesqui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec lafoule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains,décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace,– et lorsque le dernier hallebardier du cortège fut passé, avec lafoule, il demeura convaincu qu’il venait d’écrire une paged’histoire – ce qui, d’ailleurs, était exact.

Le cortège étant passé, Corentin se dirigealentement vers la Grève, se demandant s’il n’allait pas maintenantse transporter au Parvis, afin d’assister, du dehors, au TeDeum qui allait se chanter à Notre-Dame, et recommencerles mêmes cris, les mêmes vivats, les mêmes gesticulations de seslongs bras.

Un craquement terrible, soudain, sur sadroite… et une grande clameur…

Une estrade noire de mondes’écroulait !…

Jacquemin Corentin fit un bond vers cettechose qui oscillait et s’abattait et arriva juste à temps poursaisir, dans la frénétique gesticulation de ses longs bras, unejeune fille qui, sans cette soudaine intervention, eût étés’écraser parmi les débris de madriers.

La fille, éperdument, se cramponna au cou etaux épaules du bon Corentin, puis tout aussitôt s’évanouit dans sesbras.

Il y eut un grand tumulte.

Des groupes fervents s’empressèrent à releverles blessés, à déblayer les ruines de l’estrade, avec cettegénéreuse et prompte ardeur qu’on voit toujours au peuple en cesoccasions.

Jacquemin se retira de la multitude, assezembarrassé de son fardeau, avisa une auberge, y entra, déposa lajeune fille sur une chaise, et lui fit boire un cordial.

Alors seulement, comme elle rouvrait les yeux,il eut loisir de la reconnaître et eut un léger cri desurprise.

– La fille du drapier ! songea-t-il.La petite Denise ! Celle-là même que mon maître veut épousersous trois jours… car il est toujours très pressé en ces sortes debesognes…

Et comme avait dit Amauri de Loraydan, commeavait dit Clother de Ponthus, comme devait dire aussi don Juan lesoir de ce jour, Jacquemin Corentin murmura :

– Ô destinée, voici de tes coups !C’est Jacquemin Corentin qui sauve la fiancée de don JuanTenorio !…

Et avec l’intonation spéciale au badaudparisien, il ajouta :

– Par exemple, c’en est un, dehasard !…

Denise, disons-nous, ouvrit les yeux, reconnutle valet de ce grand seigneur qui ne parlait de rien moins que del’épouser, et elle le remercia avec effusion.

Hasard !… Jacquemin Corentin avaitdit : hasard !…

Hasard ? Soit. Nous ne voyons paspourquoi nous irions contredire ce brave garçon, mais… n’avait-ilpas dit aussi : Destinée ?…

Destinée ?… Hasard ?… Le lecteurpeut conclure : nous devons nous borner à conter l’aventuretelle qu’elle se développa.

Jacquemin, donc, offrit à Denise de lareconduire jusqu’à la rue Saint-Denis, et elle accepta avecreconnaissance. Il lui proposa de s’appuyer sur son bras, et elle yconsentit avec sa grâce ingénue. Il est vrai que, l’ayant regardé àla dérobée, le nez de son sauveur la fit sourire. Mais ce ne futpas un méchant sourire de moquerie. Soit qu’elle eût trop bon cœur,soit que le service qu’on venait de lui rendre fût trop fraisencore, soit pour tout autre motif enfin, il parut à Denise que cenez, au bout du compte, n’était pas si désagréable à voir.

Nous croyons avoir dit que ce nez ne déparaitpas le visage méditatif pour lequel la nature semblait l’avoir faittout exprès.

Jacquemin s’aperçut bien vite qu’il inspiraitquelque sympathie à la jolie Denise.

– Ah ! songea-t-il, si ce n’étaitmon nez !… Comme je demanderais à cette charmante demoisellela permission de l’embrasser ! Mais mon nez me défend detelles effusions. Et puis, que dis-je ! Que dirait donJuan ! Il me rouerait ! Va, va, mon pauvre Corentin, ellen’est pas pour ton nez, comme disait ce mécréant qui me menaça deses robustes poings.

Nous devons ici ouvrir une parenthèse pourinformer le lecteur que dame Jérôme Dimanche, après le départ deJuan Tenorio, s’était empressée de mander par-devant elle sa filleDenise, et, la serrant dans ses bras, lui avait, non sans larmes etsoupirs, appris qu’un grand seigneur, un comte breton, s’appelantle sire Jacquemin de Corentin, lui faisait l’insigne honneur de lavouloir comme épouse.

Denise qui, cachée derrière une porte, avaitassisté à l’entretien de sa mère avec le seigneur en question, n’enfit pas moins l’étonnée.

Mais, fine mouche, subtile Parisienne qu’elleétait, elle ne croyait qu’à demi à cet inconcevable honneur quil’attendait. L’enthousiasme de sa mère la fit un peu sourire, etelle se répéta ce qu’elle avait dit à ce grand seigneur lui-même,en la salle de la Devinière :

– Ce sont jeux de prince ! Je nesuis qu’une toute petite bourgeoise, et mes visées ne doivent pointporter si haut. Si c’était vrai, pourtant !

Son sein palpita. Elle évoqua la charmantefigure de don Juan et se dit que ce serait là le plus joli mariqu’elle pût rêver, oubliant déjà la distance qui la séparait delui.

Heureusement, le carillon du clocher vintl’arracher à son rêve, et elle rappela à dame Jérôme Dimanchequ’elle voulait aller voir avec deux ou trois amies de la rueSaint-Denis la magnifique entrée du roi des Espagnes. Puis, légèrecomme un oiseau, elle avait pris son vol vers la rueSaint-Antoine : nous avons vu comment elle échappa à une mortpresque certaine, happée qu’elle fut, au passage, par les immensesbras de Jacquemin Corentin.

– Parlez-moi de votre maître, ditdoucement Denise, lorsque ayant quitté la rue Saint-Antoine, ils setrouvèrent loin de la foule et du tumulte.

– Ah ! dit Jacquemin, c’est un biennoble seigneur. Il est l’un des vingt-quatre de Séville.

– De sept villes ? Ah ! ce sontsans doute des villes de Bretagne ?

– De Bretagne ?

– Sans doute, fit naturellement Denise,puisque le seigneur Jacquemin de Corentin est comte breton…

Jacquemin loucha terriblement sur le bout deson nez, et s’arrêta court.

Denise baissa la tête. Son rêve lui remontaitau cerveau ; soit qu’elle se trouvât encore sous le coup del’émotion, soit que le bon Jacquemin lui inspirât confiance, elleéprouva le besoin, l’irrésistible besoin d’ouvrir son cœur, et ellemurmura :

– Je crois… oui, je crois bien que j’aimeJacquemin !

Jacquemin se redressa sur ses échasses, sepencha sur Denise, ouvrit toutes grandes ses oreilles, et,stupéfait, ahuri, pas très loin de croire à quelque magie,demanda :

– Vous dites que vous aimez…Jacquemin ?

– Oui, balbutia-t-elle. C’est sans doutebien osé à moi de vous le dire ?…

– Jacquemin Corentin ?… Vousl’aimez ? Vous dites que vous l’aimez ?…

– C’est mal, peut-être ?… il est sigrand !

– Heu ! la grandeur ne fait rien àla chose, dit Jacquemin qui tenta – inutilement, d’ailleurs – de serapetisser quelque peu. Mais, dites-moi, que pensez-vous de sonnez ?

– Son nez ?…

– Oui. Je vous préviens qu’il est trèschatouilleux sur la question du nez et qu’il n’aime guères’entendre dire qu’il a le nez mal fait.

– Ce n’est certes pas moi qui le luidirai, vu que je trouve son nez le mieux fait du monde !

Jacquemin, cette fois, loucha avec tendressesur le bout de son nez et songea :

– Tiens, tiens, la petite rouée !…Elle m’aime. Et elle prend le plus ingénieux détour pour m’en fairel’aveu. Par le Ciel ! comme dirait don Juan qui m’eût ditcela ! C’est don Juan qui la demande et c’est moi qu’elleaime !… Jacquemin Corentin rival de Juan Tenorio, le bourreaudes cœurs !… Par exemple, c’en est une d’aventure !…

– Dites-moi, reprenait Denise, est-cequ’il est bon ?… Parlez-moi de son cœur, dites…

– Oui, oui, pensa Jacquemin, je vais teparler de son cœur. Quelle petite rusée ! Elle veut que jefasse semblant de croire qu’il ne s’agit pas de moi, et que jeparle de moi-même comme s’il s’agissait d’un autre. Vous voulez,reprit-il, que je vous parle du cœur de JacqueminCorentin ?

– Jacquemin de Corentin ! rectifianaturellement Denise.

– Elle m’anoblit pour me flatter, se ditCorentin. Eh bien, sachez que c’est le cœur le plus doux, le plustendre. Un cœur. Un vrai cœur. Un cœur tout neuf et qui n’a jamaisaimé…

– Oh ! fit Denise en souriant, celavous plaît à dire… mais bien fait comme il est…

– Il est certain que Corentin n’est pointdésagréable à voir, j’en conviens.

– Et vous me dites qu’il n’a jamaisaimé ? Est-ce croyable ?

– J’en réponds. Jamais il n’a embrasséune femme, noble ou vilaine, jeune ou vieille, c’est-à-dire jamaisil n’a pu. À telles enseignes qu’il perça jadis un sac plein deson…

Denise considéra Jacquemin avec effarement.L’affaire du sac de son jadis percé lui fut une de ces nébuleuseshistoires qu’il vaut mieux ne pas tenter d’éclaircir.

– C’est un bien bon garçon, se dit-elle,mais il a l’esprit bizarre. C’est peut-être à cause de sonnez ?

– Alors, continua tendrement Jacquemin,vous ne voyez pas de mal à ce qu’il vous aime ?

– Oh ! non, dit naïvement Denise.Aucun mal, certes. Vous pouvez en être sûr. Mais comment croirequ’un aussi haut personnage se soit épris de ma petitepersonne ?

– Eh ! laissons là sa hauteur. Jeconviens qu’il est un peu haut sur ses jambes, mais je puis vousassurer qu’il se fera petit, tout petit pour vous plaire !

Et Jacquemin, pliant sur ses échasses, tentade donner sur-le-champ une idée de ce que serait cette petitesse àlaquelle il se vantait de descendre à son gré.

– Comme il est bon ! soupira Denise.Et riche ? Dites-moi. Est-il riche ?…

Jacquemin fut attristé, et une inquiétude lesaisit, en même temps qu’un peu de mépris lui venait :

– Ah ! pensa-t-il. Voilà ce qui luitient au cœur. La richesse ? Riche ? Heu ! Ilpossède bien douze carolus d’or, voilà ce que je puis vousdire…

– Qu’est-ce qu’un carolus ? Ce doitêtre une bien grosse somme, dites ?… Combien d’écus faut-ilpour faire un carolus ? Des milliers, peut-être ?… Etvous dites qu’il en a douze ?

– Douze bien comptés. Et en or pur !Il lui fallut des années pour les amasser.

– Il est donc riche. Mais peu m’importe.Ce n’est pas à son or que j’en veux. C’est pour lui-même que jeveux l’aimer… pour sa bonté, pour sa noblesse !

– Quelle joie ! s’écria Jacquemindans un transport ! Ah ! c’en est une, d’aventure !Un conte ! Un vrai conte !…

– Un comte breton. Oh ! je saisqu’il est noble comme le roi. Cela se voit assez à son air et à sesmanières.

– Vous croyez ? fit Corentin. Aufait, c’est bien possible. Comme le roi ! C’est un peu trop,tout de même…

– Oh ! C’est une manière de parler,dit Denise.

– C’est bien ainsi que je l’entends, fitmodestement Jacquemin.

Ils étaient arrivés devant la porte de dameJérôme Dimanche.

Denise, gentiment, se haussa sur la pointe deses petits pieds, et tendit sa joue :

– Vous m’avez sauvée, dit-elle. Et puis…vous m’avez parlé de Jacquemin en des termes qui m’ont été au cœur.Vous pouvez donc m’embrasser…

– Moi ? fit Jacquemin épouvanté.Que… je vous embrasse ?

– Oui, fit-elle toute souriante, et touterose. Vous en avez bien le droit…

– Le droit ! Le droit ! songeaCorentin exaspéré. Je le crois bien, puisqu’elle m’aime ! Ledroit, oui ! Mais la possibilité ?…

– Eh bien ? acheva Denise, vousn’osez pas ? Je vous permets d’oser, allez !

– Remettons ! fit précipitammentJacquemin. Remettons, je vous en supplie ! Je vous embrasseraiplus tard… tenez… oui, tenez, après le mariage !

– Soit ! dit Denise en riant. Jevous dois donc un baiser, et vous le promets de grand cœur pour lejour du mariage… dans trois jours !

Là-dessus, elle eut un joli geste d’adieu quiacheva de griser Corentin, et de lui tournebouler la cervelle, – etelle disparut légèrement dans le logis.

Corentin demeura là un bon quart d’heure,planté sur ses échasses, méditant, louchant, soupirant, invectivantson nez qui le privait du plaisir d’embrasser sa fiancée…

Enfin, il entra à l’auberge de la Devinière,s’assit à une table dans le coin le plus sombre, se fit apporter unflacon de vin, et se mit à boire en méditant sur cette si jolieaventure à laquelle il n’osait croire.

– Ma fiancée ! se disait-il. J’aiune fiancée ! Moi, Jacquemin Corentin ! Il s’est trouvéune fille, une jolie fille pour m’aimer ! Moi !… Pour mepréférer à don Juan Tenorio !… Moi !… quelleaventure !… Mais que va dire le seigneur Juan quand il sauraque ce n’est pas lui qu’on épouse, mais moi, moi, dis-je !Moi, Jacquemin Corentin ! C’est moi qu’elle veut ! Par leciel et la terre ! par l’air et le feu ! par lessaints ! par l’enfer ! par le pape ! je la veuxépouser sous trois jours, au nez de mon maître !…

Ce mot le ramena à son propre nez sur lequelil se mit à loucher tantôt avec complaisance, tantôt avectristesse, tantôt avec rage, tantôt avec attendrissement.

Vers la troisième bouteille, JacqueminCorentin en était à plaindre don Juan.

– Pauvre diable ! se disait-il. Quelchagrin pour lui. Ce que je fais là n’est pas d’un loyal serviteur.Mais tant pis ! En amour, chacun pour soi, quediable !

La journée se passa en pensées agréables etprojets d’avenir.

Jacquemin Corentin dîna et soupa de fort bonappétit, puis continua de boire.

Le soir vint.

Il commença à vider une nouvelle série deflacons.

À la cinquième bouteille de cette nouvellesérie, Jacquemin se disait :

– Mais pourquoi m’appelle-t-elleJacquemin de Corentin ? Pourquoi veut-elle que je sois comtebreton ?… Au fait, pourquoi ne serais-je pas noble, moiaussi ?… Noble ? Soit. Mais breton ?… Pourquoibreton ?…

Corentin commença avec lui-même une longue etdiffuse discussion sur la question de savoir si décidément il étaitParisien de la rue de Saint-Denis, comme il l’avait toujours cru,ou si, par hasard, il n’était pas né en Bretagne.

– Et pourquoi ne serais-je pas deBretagne ? On rencontre à chaque instant de fort honnêtes gensqui sont de ce pays, et nul ne songe à s’en étonner. Ah çà !pourquoi m’étonnerais-je si fort d’être de Bretagne ?… Le faitest que je l’ai toujours ignoré, mais enfin ce n’est pas uneraison… On peut bien être Breton sans le savoir…

Ce fut à ce moment que Juan Tenorio rentra àla Devinière. Ce fut, disons-nous, à ce moment que JacqueminCorentin se leva à la grâce de Dieu, et allant tant bien que mal àson maître, lui dit en bredouillant :

– Ah ! monsieur, j’ai du nouveau àvous apprendre… une étrange nouvelle à vous annoncer !

– Qui t’a permis de t’enivrer ? ditdon Juan.

– Monsieur, dit Jacquemin, je ne suis pasivre ; c’est l’étonnement qui me brise les jambes, c’est lajoie qui me tourne la tête. Et, d’abord, apprenez que je ne suispas natif de la rue Saint-Denis comme je vous l’ai toujours dit,mais de la Bretagne. Je suis Jacquemin de Corentin, comtebreton…

– Ah ! ah ! fit don Juan quiexamina attentivement son digne serviteur. Qui t’a appriscela ?…

– Qui ?… Ma fiancée elle-même…Monsieur, je ne me connais ni père ni mère… Pourquoi ne serais-jepas de Bretagne, moi ?

– Au fait ! Pourquoi n’en serais-tupas ?

– Pourquoi ne serais-je pas comtebreton ?

– Je ne vois pas du tout pourquoi tu nele serais pas.

– Vous voyez !…

– Sans doute. Mais comment sais-tu toutcela d’aujourd’hui ? Jacquemin se redressa, considéra don Juanavec quelque pitié, se pencha, et murmura :

– Par ma fiancée… par cette jolie petiteDenise à qui vous fîtes les yeux doux. Peine inutile, monsieur, jevous en préviens : c’est moi qu’elle aime…

– Elle te l’a dit ?…

– En propres termes : « J’aimele seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton. » Voilà sesparoles. Or Jacquemin de Corentin, c’est moi. Seulement, monsieur,je vous prierai de ne pas détromper cette pauvre enfant au sujet dema seigneurie. Elle m’aime, et c’est ce qui fait qu’elle me croit…Mais qui sait si c’est elle qui se trompe ? Qui sait si ellen’a pas appris je ne sais quoi touchant ma naissance ?

Don Juan écoutait tout cela avec une étrangegravité. Un soupir gonfla sa poitrine et Jacquemin sedit :

– Il ne rit plus. C’est moi qui devraisrire. Mais le ciel ne me fit point cruel.

Don Juan, doucement, reprit :

– Puisqu’elle t’aime, Jacquemin,épouse-la.

– Monsieur, dit résolument Corentin,c’est ce que je compte faire, pas plus tard que dans trois jours.Vous ne m’en voulez pas, au moins ?

– Moi ? Au contraire. Je suis sisatisfait de ce que tu m’apprends que je veux moi-même faire tonmariage.

– Vous voulez… vous-même ?

– Faire ton mariage. Ne t’en inquiètepas. Mais, dis-moi, ne m’as-tu pas informé que, quand tu te maries,il est dans ton habitude de donner ton nom à celle que tuépouses ?

– En France, monsieur, c’est la coutume,et je compte m’y soumettre.

– Bon. Je donnerai donc ton nom à cettepetite intrigante de Denise, puisque tu le veux absolument. Va tecoucher, Corentin, va dormir et tâche de faire d’heureux rêves.

– Merci, monsieur, dit Jacquemin ému duton de douce gravité de son maître.

Et il s’en fut chercher les heureux rêves que,si généreusement, on lui souhaitait. Mais longtemps, avant des’endormir, il fut tourmenté par la question de savoir en vertu dequelle lubie Denise voulait qu’il fût comte breton, et par quelleautre lubie son maître tenait à faire son mariage, à lui Corentin.Il lui semblait que de cette double lubie résultait pour lui unesituation quelque peu ténébreuse. Il rêva qu’il était duc, que donJuan devenait son premier valet, et que Denise lui apportait en dotun monceau de carolus d’or.

Quand il se réveilla au matin, la tête lourdeet les tempes serrées, il crut que son rêve continuait, car il vitdon Juan debout au pied de son lit, qui le regardait toujoursgrave, et qui lui dit :

– Corentin, il faut hâter cette affairede ton mariage… habille-toi donc au plus vite.

Corentin obéit, émerveillé de voir que donJuan, renversant les rôles, l’aidait de son mieux.

Quand il fut prêt, tous deux descendirent etmontèrent à cheval.

Corentin tout ébahi suivit Juan Tenorio, quisortit de Paris par la porte de Nesle. Quand il fut arrivé à unepetite lieue des murs de Paris, don Juan s’arrêta et dit :

– Cher Corentin…

– Oh ! oh ! songea Jacquemin.Cher Corentin !… Il me ménage !… Ô mon rêve !…

– Cher Corentin, dis-moi combien tefaut-il de temps pour aller à Blois ?

– À Blois ? Qu’ai-je à faire àBlois ?… Mettons deux jours pour aller à Blois… Mais…

– C’est pour l’affaire de ton mariage,imbécile ! Deux jours pour aller, un jour de repos, deux jourspour revenir. En tout cinq jours. Tâche de te trouver à l’aubergede la Devinière dans cinq jours, si tu ne veux que je te rompe lesos à coups de bâton.

– Très bien, monsieur. Vous reprenezvotre naturel. J’aime mieux cela.

– Eh bien ? Qu’attends-tu pourpartir ?

– J’attends que vous me disiez ce que jevais faire à Blois.

– Ce que tu vas y faire ? Eh !ne le devines-tu point, bélître ? Je te dis que c’est pour tonmariage !

– Ah !… alors, c’est à Bloisque…

– Oui. Quel mal vois-tu à cela ? ÀBlois, tu t’arrêteras à l’hôtellerie du Soleil-d’Or. Tu yresteras un jour. Et puis, tu reviendras à Paris. Tu vois commec’est simple. Il y a sûrement une auberge du Soleil-d’Or àBlois. S’il n’y en a pas, tu iras dans une autre : n’importelaquelle.

– Un jour. Et je reviendrai. C’est fortsimple, dit Jacquemin ahuri.

– Tu vois ? Allons, pars. Et songeque tu cours à ton bonheur.

Jacquemin Corentin partit au pas, tout triste,tout inquiet, jugeant que sa situation devenait de plus en plusténébreuse, et que l’affaire de ce mariage pour lequel il serendait à Blois n’était peut-être pas aussi simple que son maîtrevoulait bien le dire. Mais telle était l’habitude d’obéir quis’était invétérée en lui que le bon garçon ne songea pas une minutequ’il ferait tout aussi bien de rentrer aussitôt dans Paris pour yattendre les événements. Il poursuivit bel et bien son cheminjusqu’à Blois, y trouva réellement une auberge duSoleil-d’Or (il y en avait une dans toutes les villes), ydemeura une journée à boire, à s’ennuyer, à regarder d’où venait levent, et finalement, le soir du cinquième jour, fut de retour à laDevinière.

Quant à don Juan, une fois que Jacquemin eutdisparu à l’horizon, il rentra fort tranquillement dans Paris enmurmurant :

– Cet imbécile eût été fort capable de mefaire manquer l’affaire de son mariage avec cette petite Denise quiest bien la plus jolie fille de Paris… c’est-à-dire de la rueSaint-Denis.

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