Don Juan

Chapitre 31DUEL DE CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS Ier

Cette matinée avait donc vu trois événementsimportants pour le drame que nous contons : le complet échecde l’imposture de don Juan Tenorio et de son audacieuse entreprisesur la fille de dame Jérôme Dimanche, échec dû à l’intervention deBel-Argent ; la rencontre du même Juan Tenorio avec le comteAmauri de Loraydan ; la délivrance de Clother de Ponthus, dueégalement à Bel-Argent, ce qui achève de démontrer que ce malandrinde grande route avait bien droit à un chapitre et même à deuxchapitres pour lui tout seul.

Nous pouvons ajouter que cette même matinéevit d’autres événements qui ne laissaient pas que d’avoir leurimportance au point de vue de cet autre vaste drame qui s’appellel’histoire de France. Et c’est pourquoi nous prions le lecteur denous suivre un instant au Louvre, dans le cabinet royal où FrançoisIer et Charles-Quint, seul à seul, discutaient une foisde plus la question du Milanais. Discussion pleine d’embûches,curieux duel de paroles que nous voulons essayer d’esquisser,d’abord parce que la scène, en soi, ne manqua pas de pittoresque,ensuite parce que cette scène historique se rattache directement àcertains épisodes du récit que nous avons entrepris. Côte à côte,l’empereur et le roi, se donnant familièrement le bras,déambulaient à travers l’immense et opulent cabinet royal, toutdécoré de magnifiques tapisseries et de lambris sur lesquelsserpentait la fameuse salamandre. Et sur un mot que FrançoisIer venait de prononcer :

– Remettons, disait l’empereur,remettons, mon cher sire et frère ; la mort imprévue duCommandeur Ulloa me prive d’un conseiller que j’avais chargéd’étudier tout spécialement cette question qui tient si fort aucœur de Votre Majesté… Ah ! pauvre Ulloa ! Tu devais, àParis, me donner ton avis, et je m’y fusse rangé sans discussion,car je savais avec quel soin tu avais préparé la solution de ceproblème !…

– Ainsi, disait François Ier,furieux et désespéré, Votre Majesté eût adopté l’avis duCommandeur ?

– Sans contredit !…

Et l’empereur jetait au roi un sourire aigu,le sourire de la ruse triomphante.

Si nous étions respectueux des termes rituels,nous dirions la diplomatie triomphante. Mais les termes rituelsnous effrayent, gélatineux qu’ils sont et de sens oblique.

Charles-Quint, donc, s’étant composé un visagede diplomate ou de fourberie, comme on voudra, poussa un soupircontrit.

– Sire, s’écria François Ier,il y a près de nous quelqu’un qui connaît la pensée du CommandeurUlloa touchant le duché de Milan, quelqu’un en qui Votre Majesté apleine confiance, quelqu’un qui possédait toute l’amitié de votrecher conseiller puisqu’il avait jugé digne d’épouser safille !

– Ah ! vous voulez parler de votrecher conseiller à vous, du comte de Loraydan ?

– Lui-même, sire ; vous plaît-il del’interroger ? Je suis prêt à m’en rapporter à sesréponses.

– Vous en rapporter à sesréponses ?… Admirable !… Parfait !… Je n’y songeaispas !…

Charles-Quint paraissait frappé de la justicede cette préposition et murmurait :

– En effet… Ulloa lui-même m’avait dit enquelle estime il tenait ce digne gentilhomme… Il est certain que lecomte de Loraydan est dépositaire de la pensée du Commandeur… Jeserais heureux d’avoir son avis et, sur ma foi, j’écouterai votreLoraydan comme j’eusse écouté mon brave Ulloa… c’est-à-dire avec lamême impartialité.

– Mon cher sire, dit FrançoisIer déjà tout radieux, je vais mander le comte…

– C’est cela, mandez le comte…c’est-à-dire… un instant je vous prie…

Charles-Quint parut se plonger en ces vastesréflexions qui viennent toujours au secours de ceux-là mêmes dontl’opinion est arrêtée d’avance, et qui n’ont nul besoin deréfléchir.

François Ier se rongeaitd’impatience.

– Un instant… un instant… répétaitl’empereur. C’est-à-dire… voici, mon cher frère et sire : lecomte de Loraydan est Français, je crois ?

– Sans doute, fit le roi étonné. Françaisde l’Ile-de-France.

– On ne peut mieux. En toute conscience,croyez-vous que le comte de Loraydan, Français de l’Ile-de-France,pourra donner un avis rigoureusement impartial sur une questionqui, vous l’avouerez, touche les intérêts de la couronne d’Espagne,autant que ceux de la couronne de France ?

– Sire, dit François Ier avecle bon sens de sa juste cause, il ne s’agit pas de connaître l’avisde Loraydan, mais seulement, par ce truchement, l’avis duCommandeur Ulloa…

– Très juste ! s’écria l’empereur.Il n’en est pas moins vrai que ce bon gentilhomme ne pourras’empêcher de faire tant soit peu pencher la balance du côté où vason cœur, c’est-à-dire vers vous, mon cher sire. Et qui pourraitlui en faire un crime ? Que diriez-vous si je vous proposaisde vous en rapporter aux dires d’un tel bon Espagnol après que jevous aurai juré qu’il connaît parfaitement la pensée du CommandeurUlloa ?

François Ier demeura sans réplique,mais entre ses dents il grommela :

– Il n’est pire sourd que celui qui neveut pas entendre.

Et tout à coup, comme Charles-Quint leconsidérait avec ce même sourire d’indéfinissable ruse, le roi deFrance fut saisi d’un accès de colère d’autant plus terrible qu’iln’en pouvait rien laisser paraître. Il se mit à se promener avecagitation à travers son cabinet et il songeait amèrement :

« Je suis joué !… Que faire ?Que dire ?… Jour de Dieu ! il me semble que l’heure n’estpas aux paroles, mais aux actes !… Ah ! si j’osais !Si je ne craignais pas quelque reproche de félonie !… Et oùserait après tout la félonie ?… Ruse de guerre, tout auplus !… »

– Sire, fit-il soudain, je vous dois desexcuses…

Charles-Quint tressaillit. Au son de la voixde son adversaire, il comprit que les choses se gâtaient. Il cessade sourire. Son visage se figea. Son regard devint vitreux, et, dubout des lèvres :

– Des excuses ?… De vous àmoi ?… Et à quel sujet, sire ?

– Oui. On m’a conté l’algarade. Mon filsHenri est un peu écervelé. Et puis, si jeune encore !… On m’aassuré qu’hier, après le tournoi, ce maître fou sauta en croupe ducheval que montait Votre Majesté, qu’il eut l’audace de vous saisirdans ses bras, et de vous crier : « Sire, vous êtesprisonnier ! »

Ce petit incident était parfaitement exact. Iln’avait en soi que peu d’importance. Mais il y eut une étrangevibration dans la voix de François lorsqu’il relata les paroles deson fils.

Charles-Quint se raidit. Des pensées sinistresl’assaillirent. Il jeta un prompt regard vers la porte derrièrelaquelle on entendait le bourdonnement des centaines de courtisans,tous bien armés, et vers les fenêtres qui donnaient sur la courdans laquelle les mille Suisses du roi étaient rangés en ordre deparade… et de bataille. L’empereur frémit.

– Des excuses pour si peu !murmura-t-il, et il mit toute sa puissance d’indifférence en cesmots.

– Pardon, sire ! des excuses :je vous les fais de bon cœur, non pas à cause du geste inconsidéréde mon fils, mais parce que je n’ai pas encore eu le courage de luien faire le moindre reproche.

– Tout reproche est inutile, ditCharles-Quint. Le prince Henri est un charmant gentilhomme. Saplaisanterie m’a paru digne de cette cour de France où je me sensen si parfaite sûreté…

– Hum ! fit François Ieravec un éclat de rire. En parfaite sûreté ?… Savez-vous, sire,le conseil que m’a donné cette bonne duchesse d’Étampes à qui, sigalamment, vous baisiez la main tout à l’heure ?

– Voyons, dit Charles-Quint, plus raide,plus impénétrable que jamais.

– Eh bien, elle me conseille, puisque jetiens Votre Majesté, de simplement vous garder prisonnier à Pariscomme vous m’avez gardé à Madrid !… Qu’en pensez-vous,sire ?

– Si le conseil est bon, ditCharles-Quint glacial, il faut le suivre.

Cette parole que l’Histoire a recueillie eutle don d’exaspérer François Ier. Il eut un gesteviolent ; à son tour, il se raidit en une de ces attitudes demajesté que les Valois savaient prendre quand il leur fallait jouerleur rôle de roi ; puis, brusquement, il marcha vers laporte.

Charles-Quint comprit que si le roi atteignaitcette porte, s’il l’ouvrait, l’irréparable allaits’accomplir : l’ordre d’arrestation allait jaillir !…

Et, tranquillement, Charles-Quintprononça :

– Mais… est-ce que le comte de Loraydanne va pas épouser une Espagnole ?…

François Ier s’arrêta court…François Ier revint sur Charles-Quint, et, d’une voixaltérée :

– Que veut dire Votre Majesté ?…

– Je veux dire, mon cher frère et sire,que cet excellent gentilhomme est aujourd’hui exclusivementFrançais et qu’à bon droit, vous l’avouerez, je puis suspecter saparfaite impartialité. Je veux dire que lorsqu’il aura épouséLéonor d’Ulloa, la moitié de son cœur au moins sera espagnol.

« Tu veux dire la moitié de sesintérêts », songea le roi.

– Je pourrai alors tenir son avis pourdigne de toute ma confiance, continua paisiblement l’empereur.Sire, voulez-vous que, d’un commun accord, nous remettions toutedécision concernant le Milanais au lendemain du mariage deLoraydan, bon Français, avec Léonor d’Ulloa, excellenteEspagnole ?

François Ier ne put s’empêcherd’éclater de rire.

« Bon ! pensa Charles-Quint, dont levisage se détendit, l’arquebuse ne portera pas : la mèche estmouillée ! »

En effet, déjà le roi de France oubliait cetordre d’arrestation que l’instant d’avant il avait été tout près dejeter à son capitaine des gardes. François Ier, enlui-même, admira quel parti la subtile astuce de Charles-Quinttirait d’un simple projet d’union entre un Français et uneEspagnole. Et il admira aussi que Loraydan fût ainsi devenu soudainl’arbitre des destinées d’un royaume et d’un empire.

« Si ce brave Amauri était là,songea-t-il, quel orgueil pour lui ! » Charles-Quint, àce moment, s’approchait de François Ier, et dans unmouvement d’expansion et d’abandon, qui semblait chez lui le comblede l’émotion et qui n’était que le comble de la fourberie, d’unevoix grave, il prononça :

– Sire, vous passez dans le monde pour lemonarque le plus loyal qui existe. On a pu vous faire bien desreproches. On a pu compter vos fautes de politique ou de guerrier.Nul n’a jamais refusé de voir en vous le roi chevaleresque parexcellence. Dans notre époque, où se déchaînent les appétits où lafoi jurée est si souvent oubliée, où les traités se déchirent, oùla ruse et la violence dominent en maîtresses, vous êtes le dernierreprésentant de l’antique chevalerie. Sire, vous êtes le dernierroi chevalier !…

François Ier, tout pâle encore etles sourcils froncés, écoutait avec défiance cet éloge qui,pourtant, peu à peu, l’apaisait et dilatait son cœur, car rienn’est plus agréable à l’homme que de s’entendre décerner la qualitéà laquelle, précisément, il aspire dans le secret de sa pensée.

– Aussi, continuait Charles-Quint,lorsque je vous ai vu vous diriger vers cette porte, derrièrelaquelle veillent vos gardes, étais-je bien tranquille, sire !Eussiez-vous même donné l’ordre de faire de votre hôte unprisonnier de guerre, ma confiance ne m’eût pas abandonné. J’étaistrop certain que cet ordre, vous l’eussiez révoqué aussitôt. Maissongez, sire, songez à ce que, de vous, on eût pensé dans votrepropre royaume, dans votre cœur, si l’imprudente parole vous eûtéchappé !

« En vain, continuait Charles-Quintl’instant d’après, j’en suis sûr, eussiez-vous déclaré que j’étaislibre ! Vous n’en eussiez pas moins vu la honte etl’indignation des gentilshommes qui m’eussent arrêté dans le palaisoù je suis venu accepter votre hospitalité. C’eût été une tacheineffaçable à votre réputation de loyauté jusqu’ici pure de toutsoupçon ! Notre-Dame en soit louée, je n’aurai pas à vousdéfendre du reproche de trahison !

Ces derniers mots constituaient un admirablemouvement tournant.

Charles-Quint se posait en suprême arbitre dela loyauté !… en défenseur de la réputation de sonennemi ! François Iern’avait plus qu’à se confondreen remerciements ; il en était réduit à rougir d’avoir euseulement la pensée de l’arrestation ! Hâtons-nous d’ajouterque le roi ne sentit nullement le rouge monter à son front. Mais ilne demeura pas insensible aux adroites paroles de l’empereur qui,le voyant à peu près désarmé, s’empressa de lui porter le derniercoup :

– Mon cher sire, s’écria-t-il, tranchonsune bonne fois cette sotte et irritante question du Milanais !Le beau duché, par ma foi ! Et voilà une vraie pierred’achoppement sur votre chemin ! Je rougis que, pour si peu,nous ayons à réprimer la sympathie qui nous porte l’un versl’autre !…

– À la bonne heure ! dit FrançoisIer tout heureux. Tranchons, mon frère, tranchons auplus vite !…

Charles-Quint prit place dans un fauteuil etFrançois Ier, pour ne pas rester debout – signed’infériorité – dut s’asseoir également. Or l’empereur disait quel’action impulsive est plus naturelle à un homme debout qu’à unhomme assis ; que le simple fait de se lever, d’abandonner unbon siège, fut souvent un obstacle à un acte violent, – obstacleprécaire, il est vrai, obstacle tout de même. Nous n’avons pas euoccasion de faire des observations sur le bien ou mal fondé decette remarque ; nous nous en rapporterons donc à ce quedisait l’empereur, car un empereur, comme l’affirmait ce bon Sanched’Ulloa, ne saurait se tromper.

– Sire, continua Charles-Quint, je suistout disposé à entrer dans les vues de Votre Majesté. De vous àmoi, vous pouvez tenir pour certaine ma bonne volonté de vousrendre le Milanais…

– Ah ! s’écria FrançoisIer, ce serait la fin de nos discordes !

– Oui, mais que dira-t-on de moi si jevous fais ouvertement cet abandon, tandis que je suis votrehôte ? Sire, on dira que j’ai eu peur. Sire, il ne faut pasque quelqu’un au monde puisse dire que l’empereur Charles a eupeur ! Sire, je vous demande d’avoir de ma réputation debravoure le même souci que je vous montre de votre réputation deloyauté… Voici donc ce que je vous propose, se hâta d’ajouterCharles-Quint avant que François Ier eût eu le temps deprotester : remettons chacun nos pleins pouvoirs au comte deLoraydan… acceptez-vous ceci ?

– J’accepte de grand cœur, fit le roiavec empressement.

– Pleins pouvoirs qui ne seront valablesque du jour où le comte de Loraydan sera devenu un peu Espagnoltout en restant encore un peu Français… c’est-à-dire du jour où ilaura épousé la fille de mon brave Commandeur, Léonor d’Ulloa…acceptez-vous encore ceci ?

– Certes, dit François Ier,qui en lui-même se faisait fort d’obliger Loraydan à demeurer plusFrançais qu’Espagnol. Par Dieu ! sire, ajouta-t-il en riant,vous avez une singulière façon de disposer, chez ce brave Loraydan,de sa qualité de Français. Vous le faites à demi Espagnol…

– Non pas ! dit gravementl’empereur. C’est son mariage qui le fait à demi Espagnol. Eneffet, j’ai promis au Commandeur de doter sa fille Léonor. Danscette dot figureront, pour son époux, des prérogatives importantesqui créeront à cet époux des intérêts formels en Espagne. Il suitde là que l’époux de Léonor d’Ulloa, c’est-à-dire le comte deLoraydan, désigné comme tel par le Commandeur lui-même, aura autantde cœur à ménager mes propres intérêts qu’à soutenir lesvôtres.

– Je me rends, sire : c’est Loraydanqui sera chargé de mes pleins pouvoirs en même temps que desvôtres. C’est donc lui qui décidera. C’est lui qui tranchera laquestion qui nous divise. Nous n’avons donc plus qu’à hâter sonmariage, afin qu’il se trouve dans cette situation… à demifrançaise et à demi espagnole que Votre Majesté dépeignait avectant d’esprit tout à l’heure…

Charles-Quint se leva, saisit la main de sonroyal adversaire et, d’un accent chaleureux :

– Mon cher frère, je vous promets de mesoumettre à la décision du comte de Loraydan, c’est-à-dire à unecondition dont, sous quelque prétexte que ce soit, je ne saurais medépartir…

– Voyons la condition ! dit FrançoisIer avec un soupir.

– La voici : notre communambassadeur, muni de nos doubles pleins pouvoirs dès le jour de sonmariage avec Léonor d’Ulloa, m’apportera sa décision dès quej’aurai mis le pied en mes États…

– En vos États ? tressaillitFrançois Ier.

– Sire, vous n’accepteriez pas vous-mêmeque je sois obligé de signer mon renoncement au Milanais, tandisque je suis encore en France… votre hôte… un demi-prisonnier !ajouta-t-il avec un pâle sourire. Dans mes États, au contraire, àLiège, par exemple, libre, maître de moi-même, sans apparentecontrainte, mû seulement par mon désir de vous avoir à jamais pourami et allié, poussé uniquement par l’obligation de tenir maparole, je pourrai remettre à M. de Loraydan lessignatures nécessaires, sans que je paraisse avoir cédé à lapeur !… Préparez, mon frère, préparez la liste de vosrevendications. Placez-y en tête mon renoncement au duché de Milan.Faites-moi apporter le parchemin revêtu de votre sceau royal. Quel’époux de Léonor d’Ulloa vienne me remettre ce parchemin en maville de Liège… et vous verrez, sire, oui, mon cher frère, vousverrez ce que vaut l’impériale parole de Charles !…

Ce dernier coup droit termina le duel :percé de part en part, François Ier n’existait plus àl’état de combattant. Il serra son adversaire dans ses bras ets’écria :

– Votre impériale parole, sire, vaut tousles parchemins, toutes les signatures !…

Il y eut effusion… Il y eut échanged’éternelles amitiés, force congratulations suivies de l’éloge quechacun des deux monarques fit de son nouvel allié. FrançoisIer exultait. Charles-Quint souriait…

– Ainsi donc, reprit le roi, àLiège ?…

– À Liège ! dit l’empereur avecbonhomie.

– Oui : dès que vous aurez châtiéces insolents bourgeois des Flandres… Ainsi donc, c’est Loraydanqui vous apportera la liste… vous dites la liste ?…

– J’ai dit la liste, fit Charles-Quinttoujours souriant. Que le comte de Loraydan me l’apporte dès lelendemain de son mariage avec Léonor d’Ulloa. – Et maintenant, moncher sire, je veux vous demander une grâce, promettez-moi, à votretour, de ne plus me toucher un mot de tout cela tant que j’aurail’honneur d’être votre hôte.

– Plus un mot, sire, je vous lepromets ! s’écria François Ier.

– Que ceci demeure secret entre nous. Sivous le permettez, mon cher sire, j’irai dès demain matinm’installer en ce château de Chantilly que votre hospitalièresollicitude m’a désigné comme résidence pour le jour où je voudraisme reposer loin des fatigantes joies de votre cour.

– Eh quoi ! Déjà quitterParis !… Ah ! Sire, laissez-moi vous montrerParis !… Vous ne connaissez que ces fêtes de cour quejustement vous appelez fatigantes. Vous ne connaissez pas Paris… Jeveux, le soir, escortés seulement de quelques bons compagnons…

Charles-Quint pâlit.

Il se vit, par un soir noir, au détour dequelque méchante ruelle, assailli par les bons compagnons dont sonhôte lui faisait fête… il se vit tomber au pied de quelque borne,un poignard entre les deux épaules, – et il frissonna.

– Mon frère, dit-il d’un ton bref, j’aibesoin de réfléchir à bien des choses : il me faut le repos,la solitude. Rien ne m’empêchera de gagner Chantilly dès demain…rien… sinon…

Il allait dire : sinon quelque trahison,quelque guet-apens.

– Sinon un désir formel de Votre Majesté,dit-il en souriant.

Mais François Ier, de son côté,venait de réfléchir !…

En évoquant ces nocturnes randonnées qu’ilproposait à son hôte comme étant l’une des joies les pluspassionnantes de son cher Paris, il venait de tout à coup sesouvenir du chemin de la Corderie… de l’hôtel d’Arronces… du logisTurquand !

L’image de Bérengère se leva en lui…

Libre, débarrassé de la nécessité de fairefête à son impérial visiteur, débarrassé surtout, maintenant qu’ilavait la parole de Charles-Quint, de l’obsédant souci de laquestion du Milanais, il redevenait le François Ier deslégendaires équipées d’amour, plus jeune, plus hardi, plus ardentau plaisir que le plus hardi écolier de l’Université…

– Sire, dit-il avec empressement, à Dieune plaise que je veuille entraver les nobles travaux de VotreMajesté. Le plaisir a ses alarmes, et le labeur a son charme. Sansvous, le Louvre va me sembler bien vide. Mais puisque la solitudevous appelle, je vais faire préparer votre départ pour le châteaude Chantilly où tout est prêt déjà pour l’honneur qui lui estréservé… Vous partirez demain puisque tel est votre désir…

Ainsi fut décidé le départ de Charles-Quintpour Chantilly, d’où ensuite il devait s’élancer vers ce pays desFlandres qui, donnant son sang pour la liberté, devait se battrejusqu’à son dernier souffle en affirmant le droit qu’ont les hommesde refuser le joug des potentats…

Tel fut cet étrange entretien de FrançoisIer et Charles-Quint, à la suite duquel le roi de Francedemeura convaincu qu’il venait enfin de reconquérir le Milanais,conviction qui s’effondra plus tard lorsqu’il sut enfin, de façonexacte et précise, ce que valait l’impériale parole deCharles !

De cet entretien, nous, conteur, n’avons ledroit de tirer d’autre conclusion que celle-ci :

Plus éclatante que jamais s’affirmait lafortune d’Amauri de Loraydan. Plus pressante que jamais apparut auroi François Ier la nécessité du prompt mariage deLoraydan avec Léonor d’Ulloa…

Le soir de ce même jour, en effet, au jeu deLeurs Majestés, dans les salles du Louvre illuminées de milleflambeaux de cire, égayées par les musiques si douces des violes etdes harpes, décorées par la foule des seigneurs aux merveilleuxcostumes et hautes dames ruisselantes de pierreries, le comteAmauri de Loraydan allait de groupe en groupe accompagné de Sansacet Essé redevenus ses intimes depuis qu’il les avait payés avecl’argent de Turquand, Amauri, disons-nous, cherchait à serapprocher de son roi pour faire sa cour, lorsqu’il fut entraînédans une embrasure par Nancey lui-même qui lui dit : « Nebougez d’ici le roi veut vous parler ! »

Quelques minutes plus tard, FrançoisIer, vivement, venait le retrouver, et luidisait :

– Bon. Te voilà. Où en est ton mariageavec la fille du Commandeur ?

– Sire… balbutia Loraydan étourdi.

– Oui oui tu m’as déjà dit que la bellene veut pas entendre parler de toi. C’est une mauvaise raison, jourde Dieu. Donc à quand ton mariage ?

– Sire dit Loraydan, il n’y a pasd’obstacle de mon côté. Donc, dès que Mme Léonordaignera m’accepter, je…

– Non pas ! interrompit FrançoisIer. Je ne puis attendre qu’elle veuille bien. C’est àtoi de la décider, et promptement !

– Je veux bien, sire. Maiscomment ?

– Hé ! Comment décide-t-on une filleà un mariage ! Arrange-toi pour que ce mariage soitinévitable, mort-Dieu !… Et fais vite !

– C’est un ordre, sire ?

– Un ordre formel. Si, dans quelquesjours au plus tard, le mariage n’apparaît pas à Léonor d’Ulloacomme l’unique salut de son honneur, je t’exile !

– Sire ! Sire !… murmuraLoraydan qui frémit de terreur.

– Je t’exile ! à moins que je ne tejette dans un cachot du Temple. Eh ! Jour de Dieu, il faut quetout soit bien dégénéré ! Nos jeunes hommes tremblent devantune donzelle qui leur dit : « Je ne veux pas de vous pourépoux. » De mon temps, par Notre-Dame, c’était une raison deplus pour la vouloir en épousailles. Prompts à la bataille d’amourcela prouvait que nous pouvions être aussi prompts à la batailledes épées. Vous avez peur d’une femme… qui nous prouve que vousn’aurez pas peur de l’ennemi en guerre ?…

– J’obéirai, sire ! fit Loraydantout pâle.

– Et bien tu feras !

Le roi fit un mouvement pour se retirer.

Mais revenant soudain sur Loraydan, la figurechangée, l’œil luisant, le sourire aux lèvres :

– Tu me fais pitié. Je veux te donner uneleçon et te montrer comment, de haute lutte, on emporte lavictoire. Demain soir, à dix heures, viens me chercher au Louvreavec Essé et Sansac. Nous irons en expédition.

De pâle qu’il était, Loraydan devint livide.Il balbutia :

– Quelle expédition, sire ?…

– Je veux vous montrer à tous troiscomment un amoureux doit se comporter pour obtenir le respect etl’admiration de celle qu’il aime : demain soir, nous enlevonsla fille de Turquand, la jolie Bérengère !…

Loraydan demeura foudroyé…

Le roi s’éloignait en chantant à mi-voix unlai d’amour.

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