Don Juan

Chapitre 36LORAYDAN ARRANGE SON MARIAGE AVEC LÉONOR D’ULLOA

Il était une heure du matin lorsque le comtede Loraydan rentra en son hôtel du chemin de la Corderie. Dans lacour, il trouva Brisard qui attendait, mélancolique, une lanterne àla main, le moment de s’aller coucher pour dormir son heureuxsommeil exempt d’insomnies, car – depuis le départ de l’homme mort– les noirs soucis venaient bien rarement le visiter. Nous disonsmélancolique, parce que tel était son état mental chaque fois qu’ilavait bu. Or, Brisard, cette nuit-là, avait bu plus et mieux que lejour de sa visite à la taverne du Bel-Argent, on va voircomment.

Loraydan, donc, aperçut son valet, l’attira àlui d’un signe impérieux, comme le tourbillon de vent attire lafeuille sèche, et lui demanda :

– Ce gentilhomme ? Tu l’as vuentrer ?…

Les cheveux de Brisard sehérissèrent :

– Lequel ? Bon sang ! Quelgentilhomme ? Celui que j’ai vu sortir ?

– Attention, Brisard, dit froidementLoraydan. Tu sais que les étrivières ne sont pas loin ? je teparle d’un gentilhomme de mes amis qui a dû venir ici entre onzeheures et minuit.

– Si c’est cela, oui, monsieur, je l’aivu entrer. C’est un généreux gentilhomme. Il m’a donné une pièced’or. Mais c’est peut-être une monnaie du diable, car elle ne portepoint l’effigie de notre sire, ni la salamandre.

Brisard montra la pièce suspecte, que Loraydanexamina à la lueur de la lanterne.

– C’est un carolus d’or… dit le comte enrendant la pièce à Brisard qui ôta son bonnet.

– Un carolus d’or !…

Oh ! les pauvres douze carolus deJacquemin Corentin !…

– Et que fait-il ? Où est-il ?reprit Loraydan.

– Dans la salle d’honneur. Il mangemonsieur, et de bon appétit. Les confitures y ont passé.C’est-à-dire, il boit aussi. Et du fameux. Il m’en a fait viderdeux flacons. C’est un bien généreux seigneur. Et il m’a demandés’il ne se trouvait pas dans l’hôtel quelque princesse à qui il pûtbaiser les mains.

– Quelque princesse ? fit Loraydanétonné.

– Ah ! dame ! comme je neconnaissais pas de princesse, j’ai été lui chercher, auBel-Argent, Ameline-la-Borgnesse à qui il manque troisdents sur le devant, que lui brisa d’un coup de poing Lancelot quiest garde au Temple.

– Et alors ? gronda Loraydan mis enméfiance.

– Alors ? Quand il l’a vue, il s’estmis à crier comme un putois, et cette pauvre Ameline, monsieur, ill’a appelée un objet d’horreur. Et il lui a donné deux souffletspour avoir osé lui montrer une figure qui lui donnerait lecauchemar, qu’il a dit, bon sang ! Après quoi, il l’a forcéede manger le reste des pâtisseries, et lui a donné deux pièces d’orpareilles à la mienne, une pour chaque soufflet, qu’il a dit, bonsang !…

Ah ! pauvres, pauvres carolus d’or deJacquemin Corentin !…

– Et alors ? répéta Loraydan de plusen plus en défiance.

– Alors ! Ameline-la-Borgnesse estpartie en pleurant pour les soufflets et en riant pour les piècesd’or. Dame ! monsieur, mettez-vous à sa place… Alors, je luiai demandé si, pour le même prix, il ne pourrait pas m’administrerune douzaine de soufflets. Mais il n’a pas voulu, en disant que lessoufflets qu’il me donnerait étaient marchandise gratuite, ce quim’a bien prouvé…

– Assez ! interrompit Loraydan. Lesvalets, les huit valets de Turquand, où sont-ils ?

– Partis, monsieur, ils sont partis uneminute après que vous eûtes quitté l’hôtel avec MM. d’Essé etde Sansac et cet autre seigneur dont vous m’avez défendu deprononcer le nom. Seulement, au lieu de prendre le chemin de laCorderie, ils sont entrés dans le terrain des Enfants-Rouges.

Le logis Turquand avait une petite porte dederrière sur ce terrain. Loraydan comprit quelle avait été lamanœuvre de Turquand, et que le chef de la forteresse n’avaitcommis aucune imprudence comme il l’avait pensé : le logiss’était retrouvé muni de ses défenseurs au moment même où le roi etses compagnons étaient arrivés devant la porte d’entrée.

– C’est bon, dit Loraydan. Tu mériteraisles étrivières pour avoir bu mon vin. Mais, pour cette fois, je tefais grâce. Ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que ce gentilhomme s’enaille.

Et Brisard, sa lanterne à la main,s’immobilisa à la même place…

Loraydan pénétra dans la salle d’honneur etvit Juan Tenorio installé à table dans le fauteuil qu’avait occupéFrançois Ier et finissant à petits coups un flacon devin des îles.

Don Juan se leva et s’avança avec empressementau-devant du comte de Loraydan. Les deux seigneurs s’arrêtèrent àtrois pas l’un de l’autre et s’inclinèrent profondément, de cet airde noble politesse qui était l’un des plus séduisants attraits descourtisans de cette époque encore si près des mœurschevaleresques.

– Seigneur Juan Tenorio, dit Amauri,permettez-moi tout d’abord de vous remercier de tout mon cœur dem’avoir fait l’honneur de vous asseoir à ma table, et laissez-moiespérer que mes gens auront fait de leur mieux en mon absence.

– Seigneur comte de Loraydan, réponditdon Juan, tout l’honneur fut pour moi – l’honneur et l’agrément. –Vos confitures sont exquises, et vos vins dignes de la table desdieux. J’en ai usé envers vous comme on en usait jadis envers cespreux de qui, ami ou ennemi, on était toujours sûr de recevoir unehospitalité de bon aloi.

– Je vous jure, seigneur Juan Tenorio,que votre compliment me va droit au cœur.

– Mon compliment, seigneur comte deLoraydan, n’est qu’un bien pâle reflet de tout le bien que je pensede vos pâtisseries et de votre bonne grâce.

Sur ces mots, il y eut de part et d’autre unnouveau salut aussi profond que le premier. Puis Loraydan conduisitson hôte jusqu’au fauteuil, le pria de s’asseoir et alors seulements’assit lui-même.

– Seigneur Juan Tenorio, nous devions,demain, à midi, en cet hôtel même, nous rencontrer pour tirer auclair notre situation l’un vis-à-vis de l’autre. Cet entretien,puisque vous voilà, aura lieu dès maintenant, si cela vousplaît.

– Cela me plaît, dit don Juan, et jebénis le hasard qui devance de douze heures une entrevue dontl’attente, je l’avoue, aiguisait ma curiosité.

– Tout est donc pour le mieux.

Loraydan, une minute, fixa silencieusement sonadversaire. Puis :

– Seigneur Tenorio, dit-il, lorsque voussortirez d’ici, nous serons ennemis mortels, mais de telle sortequ’il faudra que l’un de nous deux tue l’autre, ou nous serons amiset unis au point que de la destinée de chacun de nous dépendra ladestinée de l’autre.

– C’est mon avis, dit don Juan.Établissons donc clairement les choses : lorsque, tout àl’heure, près de la grille de l’hôtel d’Arronces, vous m’avezchargé avec une folle vaillance – car vous ne vous serviez pas devotre épée, et moi je cherchais à vous percer la poitrine – vousm’avez glissé à l’oreille que c’était le roi lui-même que je venaisd’insulter. Je dois vous demander tout d’abord si cela estabsolument vrai.

– C’est la pure vérité : l’homme quivous a dit : « Je suis le roi ! » celui-là,c’était bien Sa Majesté le roi de France.

– Fort bien. Vous m’avez alors conseilléde fuir à l’instant et de me réfugier ici. Seigneur, comte deLoraydan, je vous serai reconnaissant de me rendre ce témoignageque je n’ai pas fui.

– Certes ! Et même vous m’avez faitpasser une rude minute d’anxiété. Vous n’avez consenti à vous enaller que lorsque je vous eus juré qu’en partant vous me sauviez lavie à moi-même.

Les traits de don Juan, qui s’étaientcontractés, se détendirent : il eut un sourire.

– Il est donc avéré, dit-il, que nul nepourra soutenir que don Juan Tenorio a pris la fuite. Il est avéréque même en présence du glorieux roi de France, don Juan n’a pasfui. Il s’est retiré lorsqu’il en a été supplié par un gentilhommede qui la bravoure et l’honneur ne peuvent être mis en doute.

– Tout ceci est vrai, dit Loraydan, et jesuis prêt à en témoigner en y engageant ma parole.

Tenorio, à l’instant, redevint l’insoucieuxdon Juan qui, selon la forte expression de Jacquemin Corentin, necraignait ni Dieu ni diable et se riait de la mauvaise comme de labonne fortune.

Loraydan le contemplait avec une sombrecuriosité ; peut-être l’enviait-il. Cette rieuse insouciancequi éclatait sur les traits de don Juan lui apparaissait, à lui,véritable damné sans cesse en lutte avec lui-même, comme la fraîcheoasis peut apparaître de loin au voyageur égaré parmi les sablesbrûlants.

– Ainsi, reprit-il avec une nuanced’admiration, vous n’êtes pas autrement ému d’apprendre que l’hommegravement insulté par vous était le roi de France enpersonne ?

– Entendons-nous, fit don Juan avec unesorte de gravité bizarre sous laquelle on eût pu deviner desassises de scepticisme. Je suis toujours fâché d’être mis dansl’obligation d’insulter un homme qui vaut d’être appelé un homme…Le titre de roi est un beau titre. Je l’envie, car il exerce surl’imagination féminine un irrésistible ascendant. Avez-vous, moncher comte, observé que, dans l’esprit et le cœur d’une femme douéede délicatesse et d’intelligence, les vertus morales de l’hommesont prédominantes, créatrices d’amour, inspiratrices de réellespassions bien plus que la beauté physique ? Que de fois j’aipu étudier de près cette importante vérité qui prouve lasupériorité de l’imagination de la femme ! Certes, plus hautplacé se trouve le cœur d’une femme, plus puissante est sa facultéd’imaginer la beauté, plus affiné est son esprit, – et plus elleexige de son amant les vertus qui font une auréole même à lalaideur physique. Pour l’homme, la beauté plastique est presquetout ; pour la femme, presque rien. Parmi ces vertus se placeen première ligne l’art de bien dire : Jet’aime, oui, monsieur, l’art supérieur et délicat detrouver des variantes à ce mot : Je t’aime. Une femmede cœur adore la musique des mots raffinés qui la font vibrer…Puis, dans la liste de ce qu’on doit appeler les vertus de l’homme,vient la richesse qui permet à l’amant d’exalter son idole, de luidonner une haute opinion d’elle-même et de satisfaire la plusviolente, la plus humaine des passions… l’amour-propre. Puis vientla situation conquise par l’homme, la place qu’il occupe dans lafourmilière ; plus il domine la foule et plus il brille auxyeux de la femme d’élite. Puis vient la naissance. Le titre de roiest magique. J’ai vu votre François, premier du nom. Il est laid.Il est lourd. Son visage blême manque de noblesse. Ses traits sontl’antithèse de la beauté harmonique… mais je suis sûr que, dans cevaste Paris, des centaines de jolies femmes rêvent d’être aimées delui et lui créent une beauté définitive parce qu’il est latoute-puissance ; parce qu’il marche dans le nuage poétique etformidable de sa royauté dominatrice… Ah ! comte, si j’étaisroi !… Que dis-je ! Je suis plus que roi puisque je suispoète… je ne dis pas faiseur de vers comme votre Marot, je dispoète, je dis créateur de sensations et d’imaginations…

Loraydan avait écouté avec intérêt l’exposédes théories de don Juan.

Il songeait à Bérengère…

Il songeait que lui aussi, tout au moins parla naissance, occupait une de ces places d’élite qui désignentl’homme à l’admiration et à l’amour d’une femme. Il songeait que,bientôt, quand il aurait conquis à la cour la situation qu’ilconvoitait, il aurait décuplé sa force de séduction sur Bérengère,c’est le secret de bien des ambitions !

Et don Juan, le regard perdu, le front rêveur,doucement, murmurait :

– « Je t’aime !… » C’estsur ce mot qu’a été bâti et que se perpétue l’univers. C’est laparole sacrée qui explique le ciel, la terre et l’enfer. C’est leprincipe et la fin de la volonté humaine, le pivot d’inusablediamant sur lequel tourne le monde des pensées. Et c’est le parfumqui embaume l’infini. Et c’est l’astre de feu sur lequel convergenttous les désirs épars dans l’immensité. Seulement… il faut savoirle dire… savoir. Celui qui sait dire « Jet’aime » est sûr d’être aimé… Léonor, ô Léonor,est-ce que, vraiment, à toi seule, je n’ai pas su dire :Je t’aime ?…

– Mais, dit Loraydan d’une voix âpre oùil y avait presque de la rage, que faites-vous de tout ce qui estla vie de l’homme ? Que faites-vous des nobles ambitions quipoussent un esprit et le haussent aux sublimes dominations ?Que faites-vous des entreprises tentées vers la richesse et lepouvoir ? Que faites-vous des veilles du savant, des insomniesdu trouvère, des fièvres qui consument le créateur ? Quefaites-vous même des batailles d’homme à homme, de peuple à peuple…que faites-vous de la Vie manifestée par tant de penséesgénératrices de tant d’action ?

– Ambition ! Poésie !Science ! Bataille, Guerre ! Suprême effort del’âme ! Vous n’êtes que le vêtement de l’amour. Eh quoi,monsieur le comte, s’écria don Juan, qui se leva et se mit àmarcher avec agitation, je vous parle d’une splendide nudité, jevous présente la marmoréenne, l’impérissable beauté qui estl’amour ! Et vous me demandez ce que je fais des soies, desvelours, des dentelles qui ornent la magnificence de laNudité ! Tuez la Nudité : que deviennent ces étoffes,pour aussi précieuses qu’elles soient ? Mais si vous jetez aufeu les dentelles, au feu les robes et les corsages, au feu lesbijoux d’or, la Nudité demeure, palpitante et vivante à jamais.Ambition, poésie, science, bataille, vous n’êtes que les falbalasdont l’homme habille son amour ! Je crois bien, seigneur, quevotre coquin de valet a bu tout ce qu’il y avait sur cette royaletable… non, non, par Bacchus, voici encore un flacon !Seigneur comte de Loraydan, je bois à la Vérité une et éternelle, àl’Amour !

Ce disant, Juan Tenorio emplit deux coupes etvida la sienne d’un trait.

– C’est du soleil, dit-il en s’asseyant.Seigneur comte, nous buvons du soleil et de la lumière, et de lachaleur, et de la joie… nous buvons de l’amour ! Qu’importeaprès cela que votre roi me veuille faire mourir ?

Amauri de Loraydan tressaillit ; ilvoyait clairement que don Juan Tenorio n’était pas l’aventurierfacile à conquérir par menaces ou par promesses. C’était un nobleadversaire. Amauri en éprouva du respect et de la colère. Danscette brillante et solide armure qui protégeait don Juan, il sedépita de ne pas apercevoir le point faible… Don Juan le lui offritlui-même :

– Et pourtant, disait-il, c’est avec unepeine infinie que je verrais venir la mort. Si votre roi mecondamne, seigneur comte, ni lui ni son bourreau ne pourront sevanter d’avoir vu trembler don Juan Tenorio quand se lèvera lahache. Mais quelle douleur dans mon cœur ! Quel affreuxdésespoir ! Mourir avant d’avoir inspiré l’amour àLéonor ! Mourir sans avoir connu cette suprême ivressed’entendre Léonor me dire enfin : Juan Tenorio, je t’aime…

– Léonor ? interrogea Loraydan aveccalme.

– Léonor d’Ulloa…

– La fille du Commandeur deSéville ?

– Elle-même, seigneur comte.

– Vous l’aimez ?

Don Juan considéra Loraydan avec surprise.Oui, ma foi, ce fut de la surprise ! Il était sûr quel’univers entier connaissait son amour pour Léonor. Il s’étonnaqu’un homme pût lui demander s’il aimait Léonor d’Ulloa. Il eut unlong soupir.

Deux larmes brillèrent à ses paupières. Ilcouvrit ses yeux de sa main, non pour cacher ses larmes d’amour,mais pour évoquer l’image adorée et l’adorer encore en unecontemplation d’extase. Il murmura :

– C’est vrai… vous ne savez pas…oh ! vous ne savez pas que je l’aime. Mais savez-vous du moinsce que c’est qu’aimer ? Avez-vous pleuré des pleurs plus salésque l’eau de mer, plus corrosifs que les poisons rongeurs ?Avez-vous, en vain, supplié le sommeil de clore un instant vospaupières en feu ? Avez-vous souhaité d’être un dieu pourapparaître à celle qui se refuse dans la gloire flamboyante desdivinités de l’Olympe, et l’attirer à vous d’un seul regard ?Non, non ! Vous ne pouvez savoir ce que peut être l’amour dedon Juan pour Léonor d’Ulloa, et quand je vous dis que je l’aime,je ne vous ai rien dit.

– Tout au moins, railla Loraydan, suis-jemuni de quelque vague notion de ce qu’on appelle l’amour. Quant àla dame d’Ulloa, je comprends la passion qu’elle vous a inspirée.Certes, il y a dans cette jeune fille un je ne sais quoi qui charmetout ce qui l’approche.

– Vous la connaissez donc ? fit JuanTenorio soudain soupçonneux.

Et Loraydan répondit :

– Léonor d’Ulloa EST MA FIANCÉE…

Don Juan pâlit. Il se dressa. Son regard sechargea d’insultes. Sa main nerveuse tourmenta la poignée de sadague. Il gronda :

– Votre fiancée ?

– Ma fiancée, répéta Loraydan.

– Voilà donc pourquoi vous m’avez attiréici ! fit Tenorio d’une voix blanche. Vous aviez raison, comtede Loraydan, vous aviez raison de dire que, quand je sortirais devotre hôtel, nous serions ennemis mortels…

– Ou amis jusques à devenir frères,rectifia tranquillement Loraydan. Seigneur Tenorio, tenez-vous enrepos. Je vous en supplie ; pas un mot, pas un geste que jesois forcé de relever… cela nous conduirait tous deux à lamort.

– Tous deux ?… L’un de nous,voulez-vous dire… à moins que ne se termine par un coup fourré leduel que je pressens inévitable.

– Hé ! Par la mort de tous lesdiables ! qui parle de duel ? Oui ou non, voulez-vous queje vous aide à conquérir votre Léonor ?

– Que vous m’aidiez ? Vous ? Lefiancé ?

– Je suis fiancé par ordre de votreempereur et de mon roi, mais non par ordre de ma volonté ou de moncœur. Le fait est que la dame d’Ulloa, par suite de cesfiançailles, est devenue un obstacle à ma fortune et à mon bonheur.Je souhaite ardemment que l’obstacle disparaisse. S’il ne dépendaitque de moi, votre mariage avec Léonor d’Ulloa serait célébrédemain…

– Ne m’en dites pas plus ! s’écriadon Juan radieux. De ce moment, mon cher seigneur, tenez-moi pourvotre ami le plus sûr. Disposez de moi : je suis tout àvous.

Et Juan Tenorio, d’un geste d’abandon plein degrâce, tendit sa main que le comte de Loraydan, assez tièdepartisan de ce genre de démonstrations, serra sans effusion.

– Nous sommes donc alliés ? ditAmauri.

– Je suis votre fidèle ami.

Loraydan, sur son allié, jeta un étrangeregard. Ami ! Ce mot si joli, si noble dans son sens, sigracieux dans sa contexture, n’éveillait en lui aucune émotionbienfaisante. Pouvait-il être l’ami de quelqu’un, lui ? Il eutune sorte de rire qui étonna don Juan, et il dit :

– Puisque nous sommes alliés, j’entendsalliés à la vie à la mort, vous devez écouter mes avis commej’écouterai les vôtres. Réglons donc tout d’abord l’affaire decette nuit. Vous avez offensé le roi de France. Il y a eulèse-majesté : c’est la mort, seigneur Juan Tenorio !Mais encore faut-il que le roi sache le nom de l’insulteur pour lefaire arrêter et condamner. Il ne le sait pas. Les deuxgentilshommes qui escortaient Sa Majesté ne savent pas davantage cenom. Seul je sais que l’insulteur du roi de France s’appelle donJuan Tenorio. Je jure de nier toujours que je sache le nom del’insulteur…

– Cher comte !…

– À votre tour, Juan Tenorio. Jurez denier toujours que vous soyez venu cette nuit aux abords de l’hôteld’Arronces… Niez ! Niez hardiment ! Quel que soit le jourou le lieu, quelles que soient les circonstances, niez que voussoyez venu cette nuit dans le chemin de la Corderie ! Votresalut est à ce prix… Et comme don Juan semblait hésiter :

– Votre salut… et le mien… et celui deLéonor !

– Je jure, dit don Juan.

– Excusez-moi, seigneur Tenorio. Je vousdemande un serment dans la forme que j’ai dite…

Et don Juan répéta :

– Quel que soit le jour ou le lieu,quelles que soient les circonstances, je jure de nier toujours êtrevenu cette nuit dans le chemin de la Corderie ou aux abords del’hôtel d’Arronces…

– Clother ! rugit en lui-même Amauride Loraydan. Clother de Ponthus, voilà ta condamnation !…

Et un flot de sang monta à son front. Et cefut lui qui saisit la main de don Juan et la serra à la briser,dans une explosion de joie furieuse.

Et ce fut lui qui murmura :

– Ah ! vous êtes vraiment mon ami…je veux dire que nous sommes désormais amis !

– Étrange ! songea don Juan. Il mesauve la vie et il semble que ce soit moi qui lui rende quelqueservice d’importance…

– Amis ! continuait Loraydan. Toutce que j’ai vous appartient. Disposez de moi, de mon pouvoir à lacour, de ma bourse.

– De votre bourse ? fit don Juan quidressa l’oreille.

– Pourquoi pas ? dit Amauri étonné,j’espère que ce mot ne vous a pas offensé…

– Offensé ? Non pas, de parMercure ! C’est un mot que je notais au passage, mon chercomte. Mais continuez, je vous en supplie. Vous n’avez pas idée del’agrément que je trouve à votre entretien…

Don Juan éclata d’un rire joyeux, ce rirefrais et sonore qui exaspérait si fort le pauvre JacqueminCorentin.

– Je continue donc, dit Loraydan. Moncher seigneur, je suis chargé par Sa Majesté l’empereur Charles etpar Sa Majesté le roi des Français de vous rechercher, de voustrouver, de vous provoquer, et de vous tuer.

– Oh ! Pourquoi vous plutôt que toutautre ?

– Parce que je suis le fiancé de Léonord’Ulloa, seigneur Tenorio. Vous avez meurtri le Commandeur, père dema fiancée : je dois vous meurtrir.

– Je comprends, fit don Juan avecagitation. Mais pourquoi cette complication d’un duel où,laissez-moi vous l’avouer, seigneur comte, vous auriez autant dechances d’être tué que de me tuer ? Puisque ces deux glorieuxmonarques veulent venger la mort de Sanche d’Ulloa, que ne mefont-ils saisir et livrer au bourreau ?

Loraydan considéra curieusement don Juan qui,sur les derniers mots, s’était remis à rire. Il semblait vraimentque l’évocation de la hache, la vision d’un don Juan montant sur unéchafaud tendu de noir pour poser sa tête sur le billot fût pourTenorio une cause de gaieté… ce que nous pouvons noter, c’est quece n’était pas affectation. Loraydan répondait :

– Il a été établi que votre combat avecle Commandeur fut un loyal duel. De plus, il a été prouvé que vousne fûtes pas le provocateur, que ce fut seulement pour répondre àune grave insulte de Sanche d’Ulloa que vous dûtes tirer le fer. Lajustice impérial et royale ne pouvait donc songer à vous faire uncrime de la mort de votre adversaire. Cependant, il fallait vengercette mort : c’est à moi qu’échut l’honneur de le tenter.

Don Juan avait écouté cette explication avecune attention pour ainsi dire frénétique. Son être entier setendait et vibrait. La folie de l’espérance exaspéréetourbillonnait dans son esprit et y créait de fugitives imagesd’amour triomphant, et son cœur se serrait jusqu’à lui infliger unesouffrance aiguë. D’une voix tremblante, il prononça :

– J’ai donc été sauvé, je dissauvé ! Moi, don Juan Tenorio j’ai été sauvé d’une arrestationet d’une condamnation à mort ! C’est cela, n’est-ce pas,comte ?

– C’est bien cela, seigneur Tenorio.

– Sauvé, donc, par quelqu’un qui, devantl’empereur et le roi, a dû proclamer ma loyauté, a dû prendre madéfense ? Est-ce bien exact, seigneur comte ?

– Exact au point qu’il semble que vousayez été présent à l’entretien qui eut lieu en l’hôtel d’Arronces,près de la salle où reposait le cadavre du Commandeur.

– Sauvé, donc, sauvé par quelqu’un qui adû assister à mon duel avec le Commandeur ?

– C’est la vérité elle-même…

– Sauvé ! s’écria don Juan d’unevoix éclatante. Sauvé par Léonor, qui fut l’unique témoin ducombat ! C’est Léonor qui a voulu que ne pérît pas donJuan !

Il tomba à genoux, leva ses mainstremblantes.

– Puissances d’amour ! dit-il.Archanges protecteurs ! Invisibles et souveraines forces de lanature qui avez décrété que l’amour va à l’amour ! Astresradieux qui répandez vos sourires de mystère sur le monde !Fleurs embaumées qui exhalez vos soupirs de tendresse ! Forêtsprofondes créatrices des ombres propices à l’amour ! Montagnesneigeuses que la terre dresse vers le ciel comme des seins devierge gonflés par les afflux de sève ! Mers immenses quidepuis les premières aubes de l’éternité ne cessez de chanterl’amour et ses douceurs et ses fureurs ! Nature ! Ônature ! Je te prends tout entière à témoin de l’infini déliced’orgueil et de joie et de reconnaissance qui étreint ma pensée etfait que mon être accepterait la mort en cet instant sublime !Léonor, tu m’as entendu enfin ! Léonor, tu crois me haïrencore ! Léonor, tu vas m’aimer ! Léonor, tu asentr’ouvert les portes de diamant par où tu vas pénétrer dans lepalais de l’enchantement ! Aujourd’hui encore, Léonor, tu merepousses… Demain, tu m’aimeras !…

Un flot de larmes s’échappa des yeux de donJuan, et enfin, s’affaissant sur le parquet, il perditconnaissance.

Don Juan s’était évanoui.

Évanoui de bonheur.

L’interprétation qu’il venait de donner del’attitude de Léonor était fausse. Cette adorable fille en sauvantréellement un homme qui évoluait à des milliers de lieues moralesd’elle-même n’avait obéi qu’à l’impérieux besoin de justice et devérité strictes qui palpite dans tous les cœurs purs. Elle n’avaitmême pas su, en fait si ses paroles pouvaient sauver ou perdre donJuan. Elle avait dit la vérité. C’est tout.

Don Juan avait jugé que, volontairement,Léonor l’avait sauvé. Et qu’elle n’avait pas voulu qu’il fûtcondamné.

Il avait conclu à la possibilité d’uncommencement d’amour, ignoré encore de Léonor elle-même.

Et si on lui avait prouvé qu’il se trompait,qu’eût répondu don Juan ?

– C’était une erreur, eût-il dit. Maiscette erreur vient de me procurer une inoubliable minute d’extaseet de félicité. Erreur ? Hélas ! Hélas ! De combiend’erreurs est fait l’amour d’un homme ! Et quelle joie depouvoir prolonger l’erreur ! Où est l’amoureux sincère qui,par la plus douloureuse des opérations, ne s’est pas un jourvolontairement arraché du cœur le dard de la vérité ? Oùest-il, celui qui, ayant aimé vraiment, n’a pas avec ardeurrecherché encore et encore l’erreur qui le faisait vivre ? Oùest-il, celui qui, vaincu par un amour véritable, n’a pas eu, unefois dans sa vie, à sangloter : « Illusion !Illusion ! Je te bénis !… Et toi, ô toi qui m’as apportél’illusion, je t’adore pour ton mensonge qui mesauve ! »

Quoi qu’il en soit, don Juan revintpromptement au sentiment des choses parce que Loraydan luirafraîchit les tempes avec un peu de vin. Il s’écria toutaussitôt :

– Eh quoi, comte, mesurer ainsi d’unaussi illustre nectar ! Buvons, cher ami, buvons, car il estécrit dans je ne sais quel saint livre : « Tu nerépandras pas en vain la liqueur que le Seigneur et le soleilmettent au sein des grappes dorées ! »

Il se releva, se secoua, radieux, étincelant,leva sa coupe d’un geste passionné, puis la vida lentement…

– Maintenant, dit-il, je puisbraver tous les rois de la terre !

– Maintenant, dit Loraydan,nous pouvons chercher par quels moyens nous mettrons en votrepouvoir la fille du Commandeur Ulloa.

 

L’entretien de ces deux hommes se prolongeapendant plusieurs heures, et le jour, à traits incertains,commençait à dessiner une fois encore la figure tourmentée du vieuxParis, lorsqu’ils sortirent de la salle d’honneur.

Dans la cour de l’hôtel, don Juan et Loraydantrouvèrent Brisard qui, sa lanterne à la main, immobile, transi defroid, hébété de sommeil, essayait de dormir tout debout.

– Que fais-tu là ? gronda Loraydanétonné.

– Vous m’avez commandé de ne pas bouger,dit Brisard. Je n’ai pas bougé.

– C’est bon. Tu peux t’aller coucher.

– Attends ! dit don Juan. Ce jourqui se lève est un jour béni. Tu auras ta part de bonheur. Prendsceci, cher ami !

Le monde entier, ce matin-là, était l’ami dedon Juan. Il fouilla l’escarcelle attachée à sa ceinture et tendità Brisard, soudain réveillé, quatre belles pièces d’or…

Oh ! les pauvres carolus de l’infortunéJacquemin Corentin !…

– Bon sang de bon sang ! dit Brisardassommé par l’aubaine.

Et il s’en fut se coucher, mais il ne putdormir : dès que ses yeux se fermaient, il les rouvrait pourcontempler encore les quatre rutilantes médailles… jamais iln’avait vu tant d’or !

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