Don Juan

Chapitre 23LE SOIR DU 1er JANVIER 1540

François Ier avait résolu deparachever la séduction du Commandeur d’Ulloa. Ce digne monarquesavait comment on flatte un homme, comment on conquiert une amitié.Il avait donc donné des ordres pour que l’hôtel d’Arronces fût toutaménagé, tout prêt pour recevoir son nouveau maître lorsqu’ilarriverait pour en prendre possession. Pendant une dizaine dejours, une petite armée d’ouvriers avait donc travaillé dansl’hôtel qui, après une léthargie de vingt ans, s’était mis àrevivre. Les maçons avaient réparé les lézardes. Les jardiniersavaient remis le parc en bon état. Les tapissiers avaientluxueusement meublé l’hôtel du haut en bas. Les écuries s’étaientgarnies de chevaux, les caves de bons vins. L’argenterie flambaitsur les dressoirs. De nombreux valets allaient et venaient dans lelogis remis à neuf, obéissant aux ordres d’un intendant. C’étaitune résurrection…

La grande salle d’honneur, au rez-de-chaussée,avait été aménagée avec une splendeur toute royale. Les tapisseriesdes Flandres qui ornaient les murs, les tableaux encadrés d’or, lescandélabres d’argent massif, les sièges opulents, les meubles dehaut prix faisaient de cette salle une merveille de luxe, d’un goûtimpeccable.

Le roi lui-même y était venu jeter le derniercoup d’œil la veille de l’arrivée de Charles-Quint – peut-être pouravoir l’occasion d’entrevoir en passant sous les fenêtres du logisTurquand, et à l’une de ces fenêtres la virginale apparition decelle qui hantait son nouveau rêve d’amour… Bérengère !

Mais nous devons dire que cet espoir futdéçu.

Messire Turquand, sombre et pensif, avaitsurveillé de près ces allées et venues qui l’inquiétaientsourdement. Il s’était demandé avec angoisse pourquoi l’hôteld’Arronces renaissait ainsi à une vie nouvelle. Par instinctivedéfiance et mesure de précaution, il avait ordonné à Bérengère dese confiner dans sa chambre. Embusqué derrière les vitraux coloriésd’une fenêtre, il avait vu enfin arriver une brillante cavalerie,et ses poings s’étaient serrés quand il avait vu le roi entrer dansl’hôtel. Et il avait grondé :

– Nous verrons ce que compte faire Amauride Loraydan. En tout cas, je veille, moi ! Je veillerai !Et malheur au roi de France si jamais il ose…

Le matin du Ier janvier, donc,l’hôtel d’Arronces était prêt à recevoir son seigneur et maître,don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville et Andalousie.

C’est donc cette opulente salle d’honneur queFrançois Ieravait tenu à visiter lui-même. C’est là quenous transportons notre scène, au soir même de ce 1erjanvier 1540…

Neuf heures tintèrent lentement au château duTemple.

L’hôtel d’Arronces paraissait retombé à saléthargie. Il était muet et noir, toutes fenêtres éteintes, toutesportes closes…

Un grand silence pesait sur la demeure oùavait aimé Agnès de Sennecour… où elle était morte… morte d’avoirété trompée.

Devant la grille d’entrée, depuis plus de deuxheures, une ombre immobile s’accotait aux barreaux de ferforgé.

Le front dans la main, Clother de Ponthussongeait :

– Que fait-elle ? Que s’est il passéentre elle et son père depuis la minute où, ce matin, ils sontentrés ici ?…

Clother releva la tête ; il essaya depercer les ténèbres qui enveloppaient toutes choses. Mais, au fondde l’allée de tilleuls, il n’entrevit qu’une masse indistincte…l’hôtel silencieux qui gardait son secret.

Le jeune gentilhomme eut un long soupir.

Il se parlait à lui-même, tentant de sonderl’inconnu, d’entrevoir la vérité…

– Le Commandeur, ce matin, m’a suivijusqu’à la Devinière… Je l’ai conduit à la chambre de Léonor…Longtemps ils se sont regardés sans se rien dire… Et puis, ils sonttombés dans les bras l’un de l’autre, ils se sont étreints ensanglotant… Alors, le vieux Commandeur a dit à Léonor :« Viens ma fille… » Et à moi : « Monsieur dePonthus, veuillez nous guider jusqu’à l’hôtel d’Arronces… » Etj’ai marché devant eux jusqu’à cette grille… Et là, je les aisalués… Ils sont entrés en se tenant par la main… Oh ! depuiscette minute, comme tout est triste dans cet hôtel où ma mère avécu !…

Il tressaillit.

– Ma mère ! Ô ma mère, quiêtes-vous ? Qui fûtes-vous ? Votre secret est là, dans lachapelle de cet hôtel… Quand pourrai-je entrer dans lachapelle ? Quand pourrai-je soulever la dalle qui m’estdésignée ?… Oh ! Pourquoi pas ce soir même ?Pourquoi pas tout de suite ?…

Un frémissement l’agita. Il fit quelques pasprécipités de long en large. Mais bientôt il se calma.

– Non ! fit-il avec fermeté. Je neveux pas entrer ici en secret, la nuit, comme un voleur. C’est avecle consentement du Commandeur que je dois pénétrer dans lachapelle ! C’est en plein jour que je dois exhumer la cassettede fer qui contient le portrait et l’histoire de ma mère… et… et lenom… de mon père !… Ô mon père, qui êtes-vous ? Quifûtes-vous ? De quel nom ai-je le droit de m’appeler parmi leshommes ?…

Quelques minutes encore, Clother de Ponthusdemeura là, contre cette grille, les yeux fixés sur l’indécisemasse de cet hôtel sous le toit duquel respirait Léonord’Ulloa…

– Allons ! dit-il enfin. Demain, enplein jour, je viendrai… Allons !… à demain, hôteld’Arronces !… À demain, ma mère !… À demain,Léonor !…

Il s’arracha brusquement à cettecontemplation, et, hâtivement, s’en alla vers son logis de la rueSaint-Denis… vers le sommeil qu’il devait en vain chercher.

Lorsque Clother de Ponthus eut disparu dansles lointains du chemin de la Corderie, un homme qui, depuislongtemps, se tenait immobile dans la nuit, à dix pas de là, cachédans un renfoncement de la haie qui bordait le terrain desEnfants-Rouges, cet homme, disons-nous, s’approcha de la grille del’hôtel d’Arronces.

– La peste soit de ce dignegentilhomme ! murmura-t-il. Ce Clother de Ponthus est obstiné.J’aurai du mal à m’en défaire. Mais, par le ciel, je suis encoreplus obstiné que lui, moi ! La preuve, c’est que Ponthus s’enva, et que Juan Tenorio reste !

Don Juan, d’un rapide coup d’œil, inspecta lagrille, et sourit :

– Un jeu d’enfant !… Par tous lesdiables, je saurai dès ce soir ce que Léonor a pu dire à sonpère !… Ce qu’elle a dit ?… Hé ! Ce n’est pasdifficile à imaginer : l’adorable créature est venue toutexprès du fond des Espagnes pour me couvrir d’opprobre et demanderau Commandeur de châtier mon crime…

Il eut un rire silencieux, puis soudains’assombrit et murmura :

– L’étreinte du Commandeur !

Il regarda autour de lui avec une sorte defarouche curiosité, comme s’il se fût attendu à voir surgir Silvia…l’épouse !… celle qui lui avait répété la nuitprécédente :

– Don Juan, tu le sais, ah ! tu saissous quelle étreinte tu dois mourir !

Mais tout demeura paisible dans le chemindésert.

Un instant encore, il hésita… Puis, tout àcoup, il se mit à escalader la grille ; en quelques secondesil se trouva dans le parc. Il l’avait dit : pour don Juan, unegrille à franchir, c’était un jeu d’enfant.

Le long de l’allée, d’arbre en arbre, avec lasilencieuse, la sûre, la souple rapidité d’un voleur habitué auxexpéditions nocturnes, don Juan se glissa. La feuille sèche qui sedétachait faisait plus de bruit que lui en touchant le sol.

À quelques pas du logis, Tenorio s’arrêtacourt et retint son souffle : quelqu’un, lentement, dansl’allée de tilleuls, marchait vers la maison. Don Juan l’entrevit,le devina plutôt dans la nuit noire. Et toute de suite il compritque cette ombre de géant courbé sous le poids des pensées demalheur, c’était le Commandeur d’Ulloa.

L’esprit surexcité de don Juan, en rapideséclairs successifs, évoquait les divers moyens possibles pourentrer dans le logis. Il ne discutait pas. Il n’examinait pas.L’une après l’autre, il rejetait les idées qui se présentaient etfuyaient. Il n’y avait plus en lui ni crainte, ni raisonnement, nimême audace : il était la bête à l’affût qui accomplit unefonction vitale. Lorsqu’il eut reconnu le Commandeur, il ne se ditpas qu’avec lui, derrière lui, il allait pouvoir pénétrer dansl’hôtel. Mais ce fut chose entendue, soudain convenue, – et il semit à suivre don Sanche d’Ulloa.

C’était de la folie, sans doute. Le Commandeurpouvait se retourner, le voir, le tuer d’un coup de dague comme unlarron de nuit. Tout au moins, don Juan reconnu eût-il été obligéde renoncer à son dessein de pénétrer dans l’hôtel. Il ne se ditrien de tout cela. Impulsivement, presque sans précautions, ayantfranchi les limites de l’audace, de l’impudence, il suivit pas àpas, et lorsque le Commandeur se mit à monter les degrés du perron,don Juan, derrière lui, monta !…

Sanche d’Ulloa ne se retourna pas. Il vivaitl’heure effrayante des cataclysmes d’âme.

La lente et morne promenade sous les tilleuls,nu-tête dans les bises d’hiver, n’avait ni calmé ses nerfs tendus àse rompre, ni rafraîchi son front brûlant. Il était courbé comme sile poids de ses douleurs eût été infiniment lourd à porter. DonJuan n’avait pas de précautions à prendre : Sanche d’Ulloa nel’eût entendu ni même peut-être vu… Sanche d’Ulloa n’entendaitqu’une voix, celle de Christa demandant pardon. Il ne voyait qu’unfantôme, et c’était Christa… sa fille Christa qu’il maudissait… safille qu’il accusait d’avoir jeté l’infamie sur le nom d’Ulloa, enrapides et rauques accusations, toujours les mêmes… et parfois sespoings se crispaient comme s’il eût été prêt à la tuer, mais alorsun terrible soupir gonflait sa poitrine, et tout s’affaissait enlui…

Le Commandeur monta les degrés, et JuanTenorio les monta derrière lui…

Le Commandeur pénétra dans le large vestibule,et Juan Tenorio y entra après lui…

Le vestibule était silencieux. Un seulflambeau l’éclairait tristement. Immobile et raide, un homme d’âge,vêtu de noir, s’y tenait… C’était l’intendant : il se courbalentement au passage du Commandeur. Cet intendant vit don Juan qui,le manteau sur le bras, marchait derrière Sanche d’Ulloa. Oui, ilvit don Juan. Mais il le vit si assuré, si familier eût-on dit, quele soupçon de la vérité lui eût semblée folie : cet inconnuétait un ami du Commandeur.

Sanche d’Ulloa ouvrit une porte et pénétradans la salle d’honneur.

Don Juan attendit que cette porte se fûtrefermée, et alors il alla droit à l’homme vêtu de noir etmurmura :

– Il est bien triste, n’est-ce pas ?Quel malheur ! Pauvre d’Ulloa !…

C’était un pur chef-d’œuvre… un de ces coupsd’audace comme il en trouvait dans les moments critiques.L’intendant s’inclina sans mot dire, flatté seulement que ceseigneur lui adressât si familièrement la parole.

Juan Tenorio eut un soupir. Puis, pluscordial, plus familier encore :

– Allez reposer, mon ami, allez… C’estmoi qui dois veiller… Quand le malheur entre dans une maison, c’estaux amis intimes, c’est aux parents de veiller… allez, mon cher,allez…

– Un parent, songea l’intendant. C’estbien ce qu’il me semblait.

Il salua, fit un mouvement pour se retirer.Don Juan le retint par le bras.

– J’espère, dit-il, que la senora Léonorest en parfaite sûreté dans ses appartements, sous la garde de sesfemmes, n’est-ce pas, et que tout est en règle de cecôté ?

– Les appartements de la senora sont enparfait état, et ses femmes l’y attendent, assura respectueusementl’intendant. Mais Madame est encore en la salle d’honneur oùMonseigneur vient de pénétrer…

– Très bien, fit don Juan. Allez, monami, allez reposer…

Juan Tenorio demeura seul dans le vestibule.Sur un siège, il jeta son manteau. D’un geste, il s’assura quedague et rapière en bonne place à ses flancs, jouaient bien aufourreau : le geste préliminaire de tout larron qui sentparfaitement que, du vol à l’assassinat, il n’y a que la minceépaisseur d’une nécessité… d’une occasion !…

Puis il éteignit le flambeau.

Il n’y eut plus pour le guider que la mincebarre de lumière au ras de la porte de la salle d’honneur.

Tout droit, tout raide, dans la nuit, il eutun étrange sourire, et songea :

– C’est le Commandeur qui m’aguidé ! C’est le Commandeur qui m’a fait entrer !

Et, comme avait dit Loraydan, comme avait ditClother de Ponthus, à son tour :

– Ô Destinée ! Voilà bien l’un detes plus jolis coups !… Destinée ! Destinée !Destinée !…

Mot vide… mot immense comme le vide insondableoù s’enferme l’univers visible… mot insondable lui-même… verbeincompréhensible… parole en quoi s’enferme tout ce qu’il y ad’incompréhensible dans les événements visibles…

Hasard ? Coïncidence ? Oui,peut-être ! Mais le pourquoi de la coïncidence, oùest-il ? Et si même on en appelle au hasard, où est lepourquoi et le comment du hasard ? La penséehumaine peut-elle concevoir un seul fait sans cause ?

Destinée !… Ce n’est pas fatalisme :on lutte non pas contre ou pour la destinée, maisavec la destinée. Comprenez, tâchez de comprendre votredestinée, et aidez-la, luttez avec elle…

Don Juan se raidit encore. Son souriredisparut. Il se fit hautain. Il y eut de l’insolence dans ses yeuxpleins de défi. Il eut cette figure que le bon Jacquemin Corentinappelait sa figure de bête mauvaise.

Où était-il, à ce moment même, ce bonJacquemin Corentin ?

Eh bien, mais lui aussi, tout bonnement,il travaillait avec sa destinée…

Nous verrons comment. Restons-en à don Juanpour le moment ; c’est déjà bien assez, mon cher lecteur. Oui,c’est une suffisante tâche que d’élucider l’attitude de JuanTenorio en cette soirée du Ier janvier, en cette minuteoù prenant sa figure de mauvaise bête, il se disait :

– Mais… mais… puisque je suis dans laplace… puisque le Commandeur m’y a introduit… pourquoi ne pas allerjusqu’au bout ?… L’appartement de Léonor, je le trouverai… Sesfemmes, je les écarterai… Ciel et terre ! C’est ce soir quedoit éclater la force de don Juan ! Nous verrons si ce Clotherde Ponthus va l’emporter sur moi. Nous verrons si cette petitefille va se moquer de moi à Paris comme elle fit sur tous leschemins d’Espagne et de France. Il s’agit ici, Juan, de tontriomphe ou de ta définitive défaite !… Voyons d’abord cequ’ils disent…

Il s’approcha de la porte de la salled’honneur, se pencha, écouta…

Don Sanche d’Ulloa, dans sa morne et longuepromenade sous les tilleuls, n’avait pas retrouvé le repos del’esprit, mais du moins avait-il assez fatigué son corps pourespérer trouver quelque oubli dans le sommeil.

Il entra dans la salle d’honneur de l’hôteld’Arronces, et un pâle sourire éclaira sa physionomie quand ilrevit sa fille.

Léonor était là…

Elle était assise près d’une table surlaquelle brillait un flambeau à trois branches et s’appliquait àl’attentive lecture d’un livre d’heures d’où elle espérait voirsurgir la consolation, mais sa pensée ne suivait qu’avec peine deslignes mystiques au long desquelles ses yeux cherchaient la prière…la prière était en elle et non dans ces pages aux majusculesenluminées.

Lorsque le Commandeur entra, elle ferma lelivre, et vivement, s’avança au-devant de lui.

– Mon père, dit-elle en lui saisissantles mains, ne prendrez-vous pas un peu de repos ?

Il la serra tendrement dans ses bras et ildit :

– Laisse-moi te regarder, ma petiteLéonor… Tu es une véritable Ulloa, toi… Oui, cela se voit à tesbeaux yeux de loyauté… et aussi à cette dague que je vois à taceinture… Vienne l’occasion, tu saurais t’en servir, dis ?

Elle répondit avec fermeté :

– Oui, mon père. Et c’est pour m’enservir, vienne l’occasion, que je l’ai mise à ma ceinture…

Et comme il continuait à la serrer dans sesbras, comme un soupir terrible de douleur gonflait sa largepoitrine, elle osa :

– Mon père… ô mon noble père… j’ai unegrâce à vous demander…

– Une grâce, toi ?… Parle, ma fille…mon unique fille ! Elle se laissa glisser à genoux :

– Ô mon père, si vous voulez qu’un peu dejoie rentre dans mon cœur, retirez la malédiction qui, ce matin, ence matin à jamais terrible à ma pensée, vous échappa ! ô monpère, la malédiction échappa à vos lèvres… elle n’était pas dansvotre cœur !… Retirez-la, retirez-la !

Don Sanche d’Ulloa fronça ses blancs sourcils,et, avec bonté :

– Relève-toi, ma fille, et parlonsd’autre chose…

Elle obéit. En ces âges, l’obéissance del’enfant était absolue et naturelle. Léonor ne pouvait demeurer àgenoux puisque son père lui disait : relève-toi…

– Tiens, continua-t-il, parlons de cemagnifique hôtel que ce bon François m’a donné. Vois la splendeurde cette salle… Les beaux meubles, par ma foi !… Ces Françaissont d’habiles et ingénieux artisans. Par saint François, je n’airien vu de plus beau, même à Madrid.

Léonor joignit les mains. Les larmes coulèrentde ses yeux…

– Ô mon père ! Dire que vous l’avezmaudite !… Oh ! si, comme moi, vous l’aviez vue à son litde mort ! Oh ! si vous aviez pu voir ce pauvre visagefigé où se devinait toute la honte de son âme pure, où se lisaittant de douleur ! Oh ! si vous aviez pu voir cetteblanche figure d’ange aux ailes brisées !… Amarzyl medisait : « Tâchez de la faire pleurer ! Il fautqu’elle pleure ! Et cela, peut-être, la sauvera. » Hélas,mon père, sotte et coupable que je suis, je ne pus réussir à lafaire pleurer ! Je ne trouvai point les paroles qu’il fallait…que vous eussiez trouvées, vous ! Les paroles de pardon, mongénéreux père !… Père, ô père ! vous l’avezmaudite !…

Sanche d’Ulloa garda le silence. Mais, enlui-même, il admirait sa fille. Il éprouvait une sorte d’amerplaisir à se dire, à se jurer qu’il n’avait jamais eu qu’une filleunique, mais qu’en cette enfant s’incarnait toute lagénérosité.

– Mon père, continuait Léonor, on dit queprès des hommes, invisible, mais sans cesse présent, rôde toujoursl’ange des malédictions. On dit qu’il écoute ce qui se dit surcette terre. On dit qu’il entend toute malédiction, si loin de luiqu’elle soit proférée… Cette malédiction, il la recueille et laporte aux pieds du trône de Dieu. Ô mon père, la malédiction restelà, dit-on, jusqu’à ce qu’elle soit retirée. On dit, mon père, ondit que tant que la malédiction n’a pas été retirée, l’âme mauditeerre dans les limbes jusqu’au jour du jugement où celui qui amaudit et celle qui a été maudite comparaîtront ensemble devantcelui qui juge. Quelle douleur, ô mon père ! Quel tourment desavoir qu’il n’y a pas de repos pour l’âme de Christa !…

Don Sanche d’Ulloa tressaillit. Et, gravement,il dit alors :

– Je savais tout cela, Léonor. Je savaisdonc bien ce que je faisais en jetant ma paternelle malédiction surl’âme de celle que tu viens de dire. Ne prononce plus ce nom,Léonor, qu’il soit chassé de notre mémoire et de notre cœur. Qu’ilsoit chassé de notre maison, comme j’en eusse chassé celle qui a,dans la maison des Ulloa, introduit le déshonneur. Paix,enfant ! Obéis une bonne fois à mon ordre. Sache pour toujoursque je n’ai eu, que je n’ai qu’une fille, et c’est toi…

Léonor essuya ses yeux, et murmura,courbée :

– J’obéirai, mon père !

Mais son cœur criait :« Christa ! Ma chérie, ma belle et pure Christa ! Jeprierai tant pour toi que l’ange des malédictions aura pitié, et duhaut des cieux, laissera retomber sur terre l’injuste parole qui tefrappe. »

Et, lentement, elle alla reprendre sa placeprès de sa table, et elle rouvrit son livre d’heures…

Le Commandeur, les mains au dos, se mit àmarcher dans la salle, tâchant de s’intéresser aux belles chosesqu’il devait à la munificence royale.

Et comme il passait devant Léonor :

– J’ai connu jadis don Luis Tenorio deGrenade, c’était un homme de cœur. J’espère que le Tenorio dont tum’as parlé n’est pas de sa lignée ?

– Je ne sais, mon père ; il se nommeJuan Tenorio, c’est tout ce que je puis vous dire.

– Quel qu’il soit, il mourra, soistranquille. L’infamie sera lavée dans le sang. Et tu dis que ceJuan Tenorio est à Paris ?… Qu’y vient-il faire ?… Iln’est pas de l’escorte impériale, j’en suis sûr… Comment sais-tuqu’il est à Paris ?

Léonor leva vers son père ses yeux, ses beauxyeux de franchise et de bravoure, et elle dit :

– Je le sais, mon père, voilàtout !

Sanche d’Ulloa pressentit que sa fille luicachait quelque secret. Mais il remit à plus tard de savoir quelpouvait être ce secret. Et Léonor se disait :

– Pauvre père ! C’est assez du rudecoup qu’il a reçu aujourd’hui. Je ne dois pas lui dire que cemisérable Tenorio m’a poursuivie moi-même, que c’est moi qu’ilvient chercher à Paris… moi, dis-je ! moi, sœur deChrista !… Non, non, cachons cela ! Je puis me défendremoi-même. Santa Virgen, je me suis déjà défendue touteseule !…

Elle rougit soudain et songea que dans lasalle de la « Grâce de Dieu » un autrel’avait défendue !

Le Commandeur poursuivit, – et sa voixtremblait de fureur, et ses yeux jetaient un éclatsinistre :

– Demain, je saurai où se cache ce JuanTenorio. Demain, je le tuerai, quelque répugnance que j’éprouve àchoquer mon fer contre le fer d’un lâche… car cet homme estsûrement un lâche…

Et Léonor :

– Oui, mon père. Sûrement. Unlâche !… La porte s’ouvrit violemment.

Don Juan parut, livide, les traitsbouleversés. Il s’avança rapidement jusqu’à don Sanche stupéfait,jusqu’à Léonor soudain debout, – et d’une voix rauque :

– Un lâche !… Juan Tenorio unlâche ! Par tous les saints, c’est un affreux mensonge, et jeprétends le prouver sur l’heure !…

– Qui êtes-vous ? gronda leCommandeur. Qui es-tu, toi qui oses soutenir qu’un mensonge a étéproféré par Sanche d’Ulloa et sa fille Léonor ?…

Tenorio se redressa, hautain, terrible, etdit :

– Je suis don Juan, fils de don LuisTenorio !…

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