XI
Je montai notre escalier marche par marche,appuyé sur la rampe, en pensant :
« Pourquoi n’es-tu pas seul aumonde ? ce serait bientôt fini ! »
Et comme j’arrivais en haut lentement,j’entendis quelqu’un me dire :
– C’est toi, Jean-Pierre, je t’attendsdepuis une heure.
Alors, levant les yeux, je vis la mère Balais,son vieux mouchoir jaune autour de la tête, et son grand brasmaigre qui tenait la lampe pour m’éclairer.
– Tu ne montes pas vite, fit-elle.
– Non, lui dis-je, je suis bienlas !
Nous étions entrés dans la mansarde, oùquelques braises brillaient encore sous la cendre dans lepoêle ; la petite table m’attendait aussi, la soupière aumilieu, recouverte d’une assiette. La mère Balais m’avança sachaise et s’assit sur le banc en face. Elle me regardait :
– Je n’ai pas faim, lui dis-je.
– C’est égal, mange un peu.
Mais c’était au-dessus de mes forces. Jerestais là, les bras pendants, sans avoir le courage de lever macuiller. Cela dura bien quelques minutes, et tout à coup la mèreBalais me dit avec douceur :
– Tu l’aimes donc bien, mon pauvreenfant ?
Ces paroles me déchirèrent le cœur. Je mepenchai le front sur la table en sanglotant.
– Tu l’aimes depuis longtemps ?fit-elle.
– Depuis toujours, mère Balais, luirépondis-je, depuis toujours ; mais principalement depuis lecommencement du printemps.
Et je lui racontai ma surprise, le jour où lePicard et moi nous l’avions vue passer dans la rue de laFontaine ; comme je l’avais trouvée belle d’un coup, tellementbelle que ma vue en était éblouie, et que je frissonnais enmoi-même sans oser lever les yeux ; comme elle s’était penchéeà la fenêtre de l’atelier, en criant :
– Hé ! vous travaillez donctoujours, monsieur Jean-Pierre ? et mon grand trouble, mescraintes en rentrant le soir ; puis mes espérances… l’idéequ’elle pourrait m’aimer un jour… que c’était presque sûr… etqu’alors j’enverrais la bonne mère Balais, un matin, faire madéclaration, et que…
Mais je ne pus continuer. Ces penséesm’étouffaient, et je me remis à pleurer comme un enfant.
La mère Balais, pendant que je parlais,m’écoutait et disait tout bas :
– Oui… oui… c’est ça… c’est toujourscomme ça !… Et l’on est heureux… bien heureux !… Et toutserait arrivé comme tu dis, Jean-Pierre ; Annette t’auraitaimé, elle aurait vu que tu méritais son amour, elle aurait vu quepas un autre, à Saverne, n’était un aussi brave garçon que toi… Jedis brave et beau ! car c’est la vérité ! Tout seraitarrivé dans l’ordre, et nous aurions tous été réunis dans lajoie ; la vieille Balais aurait bercé les enfants, elle seserait promenée toute fière, le petit poupon sur le bras… Ah !quel malheur !
Et, m’entendant pleurer, elles’écriait :
– Et c’est ce gueux d’argent qui faittout le mal… Ah ! gueux d’argent, quand tu viens par uneporte, le bonheur s’en va par l’autre. – Ce matin, ils sont partispour voir leur argent. Ils avaient avec eux ce grand pendard deBreslau, cette espèce d’avocat de deux liards, ses gros favorisbien peignés et sa moustache cirée comme un tambour-major. Ilsl’emmènent pour estimer les biens ; et lui, le gueux, il estdéjà sur la piste de la dot !… Quels imbéciles, cesDubourg !
En entendant cela, je regardais la mère Balaistoute pâle ; mais elle ne faisait plus attention qu’à sapropre désolation, et s’écriait, ses deux grands bras maigres enl’air :
– Ah ! les imbéciles, ils se croientriches maintenant… Ils pensent qu’ils ne verront jamais le fond dusac ! Madeleine et la petite Annette m’ont aussi invitée cematin… Elles voulaient me faire voir leur argenterie, leurs bijoux,mais je n’ai pas voulu… Tout cela n’est pas assez riche pour mesyeux… J’en ai vu bien d’autres !… Qu’est-ce que leurhéritage ? De la misère auprès de ce que Marie-Anne Balaispeut se vanter d’avoir eu dans son temps ! Ah !… nous enavons hérité en Espagne… nous en avons hérité des colliers deperles et de diamants, des chapelets de sequins, des piastresdoubles et quadruples, or fin, vert et rouge ; et des voituresde meubles, d’habits, de chasubles qui reluisaient comme le soleil,de saints ciboires, de vieux tableaux qui valaient des mille et desmille francs !… Et qu’est-ce que nous en avons fait ?Nous avons fait comme ces Dubourg ont l’air de vouloir faire :nous avons tout avalé, tout dépensé, tout jeté par les fenêtres…Oui !… Et la mère Balais que tu vois, Jean-Pierre, sans seglorifier, était encore une autre femme que MlleAnnette ; elle avait d’autres cheveux, d’autres yeux, d’autresdents ; elle était grande et belle ; Balais en étaitfier, il pouvait en être fier devant toute l’armée. – Ehbien ! de tout ça, qu’est-ce qui reste ? Excepté quelquesvieux filous qui prêchaient la discipline et l’ordre, en emplissantles fourgons de leur corps d’armée, – et qui sont devenus plus tarddes calotins, – excepté ceux-là, tous les autres, la belleMarie-Anne en tête, ont fini par scier du bois, rétamer descasseroles, récurer des chaudrons, ou vendre des pommes et despoires sous la halle, bien heureux encore d’avoir un peu de braisedans la chaufferette en hiver ! Et celui qui méprisaitl’argent, qui ne voulait que des royaumes, des palais, des empires,a fini par avoir un rocher au milieu de la mer, et une baraque enpapier goudronné ! Voilà, Jean-Pierre, ce qui montre qu’un sougagné par le travail vaut mieux qu’un sac de louis trouvé dans lafosse d’un mort. Ça devrait faire ouvrir les yeux aux gens ;on devrait comprendre qu’un honnête ouvrier comme toi, un bravegarçon, vaut bien un chenapan comme ce Breslau.
Elle parlait bien, mais je savais ces choses.Combien de fois elle m’avait raconté ses malheurs, et puis le maldes autres ne guérit pas le nôtre.
L’idée de ce Breslau m’avait retourné lesang ; je restais la tête sur la table, songeant à ce quej’avais déjà souffert sans justice, et me disant :
« Pourquoi, malheureux, es-tu dans cemonde ? »
Elle avait aussi fini par se taire ; etle silence durait depuis quelque temps, quand je sentis qu’elle sepenchait en me prenant la tête dans ses mains, et qu’ellem’embrassait.
– Tu ne parles pas, Jean-Pierre,disait-elle tout bas. Tu souffres trop, n’est-ce pas, mon pauvreenfant ? Il faut pourtant savoir à cette heure ce que nousallons faire.
– Il faut que je parte, lui dis-je sansbouger, il faut que je m’en aille !
– Que tu t’en ailles ! dit-elletremblante ; où donc ?
– Loin… bien loin !…
– Oh ! non, s’écria la brave femme,tu ne peux pas t’en aller… c’est trop, Jean-Pierre… Et moi, je nepeux pourtant pas te suivre… je suis trop vieille maintenant.
Alors je levai la tête en la regardant commeun désespéré. Les cheveux me dressaient sur le front, et je luidis :
– Si vous voulez, je resterai… Mais s’ilarrive, l’autre… si je le vois… malheur !… tout serafini !
Et comme elle me regardait dans l’étonnementde l’épouvante, je lui tendis les bras en m’écriant :
– Oh ! mère Balais, pardonnez-moi…Je vous aime, je vous aime plus que ma vie !… Je vous doistout. Je voulais rester… soutenir votre vieillesse… C’était monbonheur de penser à cela. Mais si je vois l’autre, je letuerai !…
Il faut que ma figure ait eu quelque chose debien désolé, car cette pauvre vieille mère se mit à fondre enlarmes. En même temps, elle criait :
– Tu as raison, Jean-Pierre, oui, tu asraison… Je te connais !… À quoi donc est-ce que jepensais ? mon Dieu ! Si ce n’était pas celui-là, ceserait un autre. Tu partiras… oui, Jean-Pierre, tu as raison !Et ne crains rien, va, nous nous reverrons… je ne suis pas sivieille qu’on pense ; je conserve encore de la force pour dix,quinze ans… Nous serons encore une fois ensemble… plus tard… plustard !… C’est moi qui veux te choisir une femme, une bravefemme ; et les petits enfants nous les aurons tout de même…Seulement il faut du courage… il faut du temps !
Nous nous tenions embrassés, et noussanglotions tous les deux.
– Vous êtes ma mère ! luidisais-je.
– Oui, je suis ta bonne vieille mèreBalais, faisait-elle. Je n’ai plus que toi, toute ma joie est entoi. Tu vas partir… c’est dur !… Tu iras à Paris… tudeviendras un bon ouvrier ; et qui sait… j’irai peut-être…oui, j’irai si c’est possible… un jour !… Nivoi m’a déjà ditque tu devrais aller à Paris ; je ne voulais pas, j’avaisd’autres idées ; maintenant je suis contente. J’irai voirNivoi, tu n’as pas besoin de t’en mêler.
D’entendre cette brave femme, si ferme, sicourageuse, sangloter, cela m’arrachait le cœur. Jamais je n’auraiscru pouvoir supporter une chose pareille.
À la fin, elle ne disait plus rien ; et,ses deux longues mains sur la figure, les coudes sur la table, ellerêvait à ses misères depuis trente ans ; les larmes luicoulaient lentement sur les joues, sans un seul soupir.
Moi, voyant cela, j’aurais tout vouludétruire. Je prenais le genre humain en horreur, et moi-même, ettous ceux que je connaissais. Des mille et mille pensées metraversaient l’esprit ; je trouvais tout abominable.
Onze heures sonnèrent au milieu de ce grandsilence ; alors la pauvre vieille fit un soupir, et sortit sonmouchoir de sa poche pour s’essuyer la figure, en disant :
– Eh bien ! Jean-Pierre… bonsoir,mon enfant.
Je ne pus retenir un cri, et je tombai denouveau dans ses bras en répétant :
– Pardonnez-moi, mère Balais,pardonnez-moi !
– Mais tu n’as rien fait, disait-elle, tun’es cause de rien, mon pauvre enfant, je te pardonne de bon cœur.C’est le mauvais sort ! Si je pouvais t’en donner un meilleurque le mien, va, ça me serait bien égal de souffrir un peu plus…Mais il est temps d’aller nous coucher. Embrasse-moi encore unefois et allons nous coucher.
Alors, l’ayant embrassée longtemps, je rentraidans ma chambre et je m’étendis sur mon lit, dans la désolation.Quelques instants après, je vis aux fentes de la porte que la mèreBalais venait de souffler la lampe.
Ces choses se passaient au mois de juin1847 : je ne les oublierai jamais !