Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XVII

 

Je ne pensais plus revoir Emmanuel avant sonretour des vacances ; mais, à la fin de cette semaine, uneaprès-midi, vers deux heures, il entra tout à coup dans notreatelier en s’écriant :

– Je viens t’embrasser, Jean-Pierre, jesuis reçu et je pars !

Il était en petit frac d’été blanc et chapeaude paille, ses yeux brillaient. Tous mes camarades le regardaient,pendant que nous nous embrassions. Je le reconduisis jusque dans lacour.

– Tu n’as pas de commissions pourSaverne ? me demanda-t-il.

Alors je pris le courage de luidire :

– Embrasse pour moi la mère Balais,dis-lui que je vais bien, que l’ouvrage continue et que je pense àelle tous les jours. Embrasse aussi le père Antoine, MmeMadeleine et Annette. Si tu passes près de la fontaine, n’oubliepas non plus M. Nivoi. Tu lui diras que je le remercie de ses bonsconseils et de sa recommandation. M. Braconneau s’est souvenu delui.

Nous nous serrions les mains. Il partit encriant :

– À bientôt !… dans deuxmois !…

Puis il monta dans une voiture qui l’attendaità la porte, et descendit la rue au galop. Comme je rentrais, lepère Perrignon me demanda :

– C’est un de tes camaradesd’enfance ?

– Oui, monsieur Perrignon, le fils denotre juge de paix, un camarade d’école. Il fait son droit.

– Quel brave garçon, dit-il, quellehonnête figure !

Il n’en dit pas plus alors ; mais, àtrois heures, en allant dîner, il se mit à parler d’Emmanuel,disant que les bourgeois et le peuple ne font qu’un, qu’ils ont lesmêmes intérêts ; mais que malheureusement on rencontre trop deces fainéants qui viennent à Paris, soi-disant pour faire leursétudes, et qui dépensent l’argent de leurs parents à courir lesfilles de mauvaise vie. Il les traitait de canailles. Quentin etles autres l’approuvaient.

En parlant d’Emmanuel et de ceux qui luiressemblaient, M. Perrignon disait que la place de ces jeunes gensétait à la tête du peuple ; que leurs pères avaient fait laRévolution de 89, et que les fils marcheraient sur leurs traces,qu’ils ne se laisseraient pas abrutir par les mauvais exemples, etque le peuple comptait sur eux.

On se figure quel plaisir j’avais d’entendreun homme aussi respectable que M. Perrignon, un maître ouvrier,parler ainsi de mon camarade.

Je me rappelle que dans ce temps les disputesdes journalistes, des graveurs et des peintres redoublaient dansnotre caboulot ; qu’on disait que les cours deMichelet et de Quinet étaient suspendus et qu’ils nerecommenceraient pas après les vacances ; que la grève descharpentiers devenait plus forte ; que les banquets allaientleur train ; qu’Odilon Barrot et Lamartine ne laisseraient pastomber les droits du peuple ; et qu’on répétait mille fois lesmots de paix à tout prix, de mariages espagnols et autres chosesque je ne comprenais pas.

Quand les disputes grandissaient, notrecaboulot ressemblait à un tambour, les vitresfrissonnaient, on tapait des pieds, on aurait cru qu’on allait seprendre au collet ; et chaque fois que l’un de nous avaitenvie de tousser ou d’éternuer, le père Perrignon levait la main endisant :

– Chut ! écoutez… C’est Coubé quiparle ; ou bien : c’est Montgaillard.

De temps en temps, l’un ou l’autre de cesjournalistes et de ces peintres sortait tout pâle, sans avoir l’airde nous voir, et rentrait ensuite pour se remettre dans labataille.

Celui qui s’appelait Coubé était petit,sec ; il avait les yeux vifs, le nez crochu, la barbe grise,et parlait très bien.

Montgaillard était grand, osseux, roux ;il avait les épaules larges, le dos rond, la barbe courte, serrée,remontant jusqu’aux yeux, le front large et plat, le nez et lementon allongés, la voix rude : il ressemblait à unsanglier.

D’autres aussi criaient, piaillaient,quelques-uns riaient, mais tous étaient habillés comme des gens quine pensent qu’à leurs idées, le chapeau de travers, la cravatedéfaite, le col de la chemise dehors d’un côté, rentrant del’autre. Ils ne faisaient attention à rien, et seulementquelquefois par hasard en passant, voyant M. Perrignon, ils luiserraient la main en s’écriant :

– Bonjour, Perrignon, bonjour !

Puis ils rentraient et se remettaient àparler, sans écouter ce qu’on disait ni savoir ce qu’on avaitdit.

Montgaillard et Coubé avaient la voixtellement forte, qu’on entendait leurs discours malgré les cris,les éclats de rire et le frémissement des vitres.

Dans les premiers temps, quand ils parlaientde grève, de réforme, de banquets, de paix à tout prix, dePritchard, tout pêle-mêle, je ne comprenais pas un mot. Mais unsamedi soir que nous étions libres à quatre heures, et que Valsy,Quentin, M. Perrignon et moi nous prenions encore un verre de vinaprès le départ des camarades, je leur demandai ce que celasignifiait, car à Saverne je n’avais rien entendu de pareil ;c’étaient des choses inconnues, et même celui qui s’en seraitoccupé aurait passé pour un fou.

– Vous ne lisez donc pas lesjournaux ? me demanda le père Perrignon.

– Non, jamais.

– Alors, que faisiez-vous donc le soiraprès l’ouvrage ?

– Moi, j’allais me promener aux environsde la ville, et les autres s’asseyaient tranquillement dans lesbrasseries ; ils buvaient des chopes et fumaient des pipesjusqu’à dix heures. Quelquefois ils jouaient aux cartes et setrompaient entre eux tant qu’ils pouvaient.

– C’est donc un pays de crétins, dit lepère Perrignon ? Si tu m’avais raconté cela le premier jour,sais-tu que je t’aurais mis hors de l’atelier ? Heureusementje te connais maintenant et je te considère comme un brave garçon.Mais il faut lire les journaux. Mme Graindorge telaissera prendre la Réforme ; n’est-ce pas, madameGraindorge ?

– Oh ! bien sûr… qu’il la prenne…que voulez-vous que j’en fasse ?

C’était un vieux journal graisseux, que lesjournalistes jetaient en sortant sur notre table. Depuis ce jour,je le pris tous les soirs et je le lus, parce que j’étais honteuxde vivre comme un imbécile, avec des camarades qui s’intéressaientaux affaires du pays, autant et plus que les riches bourgeois dechez nous.

Ce même soir, le père Perrignon me dit qu’onappelait Grève la place devant l’Hôtel de ville, sans doute parcequ’autrefois elle était couverte de sable ; que les ouvrierssans travail se réunissaient sur cette place, où l’on allait lesretenir ; mais que souvent, quand il s’élevait une discussionentre les patrons et les ouvriers, les ouvriers en masse seretiraient sur la place, et qu’on disait alors que lescharpentiers, les maçons, etc., se mettaient en grève. Celasignifiait qu’ils voulaient une augmentation de prix, ou unediminution de travail.

– Les tailleurs de pierre, les maçons,les couvreurs, me dit-il, se mettent toujours en grève sur la placede l’Hôtel de ville ; mais les peintres en bâtiment vont surla place du Châtelet, les ramoneurs à la Porte-Saint-Denis, lesserruriers sur le marché Saint-Martin, les paveurs au coin duboulevard Montmartre, ainsi pour tous les corps d’état.

Il me dit ensuite que la réforme, dont tout lemonde parlait, et que les bourgeois voulaient comme nous, était unchangement dans la manière de nommer les députés du pays ; quejusqu’alors il fallait, pour avoir le droit de nommer un député,payer deux cents francs de contribution, et que les gens richesseuls payaient deux cents francs de contribution, de sorte que lesgens instruits et honnêtes, mais sans fortune, ne pouvaient ninommer les députés, ni être nommés députés ; – ce que lui,Perrignon, considérait comme une chose abominable, contrenature.

– Car, disait-il, les riches ne voientque la richesse, et s’inquiètent peu du sort des pauvres. Leurrichesse montre très souvent leur égoïsme ; chacun sait que lagénérosité, la noblesse de cœur, l’amour de la patrie, le sacrificede ses propres intérêts à la justice, ne sont pas des moyens des’enrichir. De cette façon, les égoïstes sont seuls chargés defaire les lois pour un peuple fier et généreux.

Il disait aussi que la suite de tout cela,c’était l’abaissement de la France, parce que ces égoïstes, nomméspar d’autres égoïstes, ne songeaient qu’à remplir toutes les bonnesplaces, et à se les donner entre eux en famille ; qu’ils nes’inquiétaient pas de savoir si leurs fils, leurs neveux, leurscousins étaient capables de les remplir, mais seulement de lesavoir ; que les imbéciles et les gueux par ce moyen avaienttout, les hommes de cœur et les savants rien ; ce qui n’étaitpas un grand encouragement pour s’instruire, et se sacrifier à lapatrie. Qu’en outre, ces égoïstes, n’ayant en vue que de garderleurs biens, sacrifiaient notre honneur pour conserver lapaix ; que leur chef, M. Guizot, n’avait qu’à les prévenirqu’ils risquaient leur fortune dans la guerre, pour les faire voterla paix à tout prix ; et que même ils venaient de voter descentaines de mille francs pour un apothicaire anglais nomméPritchard, malgré l’indignation de toute la France ; que lesAnglais nous menaçaient toujours, voyant que cela leur réussissaitsi bien ; enfin, que les bourgeois honnêtes étaient las de cesabominations, et qu’ils demandaient la réforme, qu’on appelaitadjonction des capacités ; mais que le roi Louis-Philippetenait à M. Guizot, et que M. Guizot ne voulait pas la réforme,parce qu’il ne serait plus aussi sûr de faire peur aux députés, sidans le nombre il s’en trouvait de pauvres, décidés à soutenirl’honneur du pays, au lieu de tout sacrifier aux écus.

Voilà ce que le père Perrignon nous dit àtous, car les camarades l’écoutaient aussi, et comprenaient encoremieux la beauté de cette réforme. Il nous dit que les professeursMichelet, Quinet, et généralement tous les gens honnêtes, bourgeoisou non, reconnaissaient la justice de ce changement ; qu’ilsle voulaient, que l’armée le soutenait, et que M. Guizot seuls’obstinait contre tout le monde, pour rester ministre dans lessiècles des siècles.

Rien que de parler du ministre Guizot, le pèrePerrignon devenait tout pâle d’indignation, et naturellement sacolère me gagnait.

Depuis ce moment, toutes mes idées sur lapolitique étaient plus claires. Quand on parlait de grève, deréforme, de paix à tout prix, je comprenais ce qu’on voulaitdire ; je m’indignais avec les journalistes contre lacorruption, et je regardais M. Guizot comme un être sans justice,qui ne pouvait plaire qu’aux Anglais.

Les choses continuèrent de la sorte : letravail, les disputes, de temps en temps un lundi, mes journaux lesoir, et puis les souvenirs du pays : « Voici l’automne…voici que les feuilles tombent… On va se promener au Haut-Barr, onprend des chopes au petit bouchon de Faller, et puis on redescendla côte ; on est heureux… et moi je suis ici toutseul !… »

Je revoyais la petite ruelle desDeux-Clefs :

« Depuis que les Dubourg sont partis, quefait-on là-bas ? quelles gens demeurent aujourd’hui dans lavieille maison ? Est-ce un charpentier, est-ce un serrurier,un tourneur ? On n’entend plus le vieux métier du pèreAntoine. La famille Rivel loge sans doute encore au second ;ils descendent et remontent toujours le vieil escalier… Oui, ils nesont pas devenus riches, eux… ils n’ont pas abandonné le vieuxnid ! »

Et songeant à cela durant de longues heures,je me figurais Annette devenue demoiselle :

« Elle ne te reconnaîtrait plus, medisais-je ; tu ne serais plus pour elleJean-Pierre. »

Cette pensée m’accablait.

Ah ! je sentais que j’aimais Annette deplus en plus ! et ce M. Breslau, qu’ils avaient pris pourconseil, je pâlissais en pensant à lui.

Enfin, que faire ? le travail de tous lesjours, la confiance du père Perrignon, la satisfaction de sedire : « Je gagne ma vie ! » et ces grandesdisputes sur les droits du peuple, sur l’honneur de la France, surla réforme, sur la Révolution, tout cela me faisait oublier un peumes chagrins, tout cela me montrait un nouveau monde, et souvent jem’écriais en moi-même :

« Nous ne sommes pas seulement ici pournous seuls, nous sommes ici pour la patrie ! Ceux qui n’ontpas de famille, pas de richesses, pas d’amour… eh bien ! ilsont la patrie ; ils ont quelque chose de plus grand, de plusbeau, de plus éternel : ils ont la France ! Qu’elleprenne seule notre vie. Et puisque nous sommes pauvres, qu’ellesoit pour nous l’amour, les richesses et lafamille ! »

Ces pensées, le soir, seul dans ma chambre, mevenaient en foule, et je me faisais à moi-même de semblablesdiscours. Et puis je lisais le journal, je m’indignais de plus enplus contre les égoïstes, qui se figurent que la patrie doit lescombler d’honneurs. Ah ! j’ai souvent pensé depuis que ceux-làressemblent aux avares, aux usuriers, qui n’aiment qu’en proportiondes écus qu’on leur apporte, et qui n’ont jamais connu le véritableamour !

Je me rappelle aussi qu’à la fin de septembrele quartier était devenu bien triste. Tous les étudiants étaientpartis, il ne restait plus que les filles, qui maigrissaient, etdont les chapeaux, les petites robes d’indienne, les petitssouliers pour la danse, s’en allaient brin à brin, comme leschandelles des prés quand souffle le vent. Elles entraientquelquefois au caboulotbien tristes, bien pâles, ets’asseyaient au bout de la table, en demandant deux sous debouillon. Elles cassaient leur croûte de pain en silence, les yeuxbaissés, et mangeaient cela pour se soutenir. Personne d’entre nousne leur disait rien ; chacun se faisait ses réflexions àlui-même, pensant : « Est-ce la fille d’un ouvrier ?Est-ce la fille d’un soldat ? Comment devient-on simisérable ? Et comment peut-on être assez lâche, assez éhonté,assez scélérat pour entraîner une pauvre fille, quelquefois uneenfant à sa perte, et l’abandonner ensuite pour courir les champset se réjouir avec père et mère, avant de recommencer ? Est-ceque cela ne crie pas vengeance ? Est-ce que de pareilleschoses devraient être permises dans un payschrétien ? »

Des centaines d’idées pareilles vous passaientpar la tête. Devant Dieu, je le dis, les plus grands scélérats nesont pas ceux qui tuent leur père, car la guillotine est prèsd’eux, mais ce sont ceux qui séduisent les filles et lesabandonnent. Ce ne sont pas seulement des scélérats, ce sont aussides lâches. S’ils voyaient derrière eux la main du père ou dufrère, ils frémiraient. Et je leur dis :

« Vous deviendrez vieux, vous vousconfesserez, mais toutes les absolutions du monde ne vous servirontà rien : celles que vous avez assassinées vousattendent ! »

En ce temps, le père Perrignon trouvaitplaisir à se trouver avec moi ; il me donnait des conseilspour l’ouvrage, il s’inquiétait de tout ce que je faisais, mesidées lui paraissaient justes ; et bien souvent jel’accompagnais après le travail jusque dans son quartier, rueClovis, derrière le Panthéon, pour causer des journaux, desaffaires du pays et de tout ce qui nous intéressait. Nous restionslà souvent un quart d’heure à sa porte avant de nous séparer. Unsoir même que je l’avais reconduit de la sorte, voyant que bien deschoses ne pouvaient m’entrer dans la tête, parce, que je n’avaisjamais lu que le catéchisme et l’histoire sainte, il medit :

– Écoute, petit, tu vas très bien, maisil faut absolument que je te prête l’histoire de notre Révolution.C’est là que tu verras d’où viennent nos droits, ce que nous étionsavant 89, et ce que les anciens ont fait de nous. Seulement, aiebien soin du livre.

– Soyez tranquille, monsieur Perrignon,lui dis-je, j’ai l’habitude de veiller à ce qu’on me prête.

Alors nous montâmes ensemble. Il avait deuxchambres assez grandes au cinquième sur la rue, une cuisine et uncabinet derrière. En entrant, je vis sa femme et troisenfants : une petite fille de dix à douze ans, un garçon dehuit à neuf, et un autre tout petit encore au berceau. Les chambresétaient propres, bien éclairées ; la femme était grande,brune, elle pouvait avoir de trente-cinq à quarante ans ; elleavait le nez droit, le front haut, le menton allongé. Celaparaissait une maîtresse femme, pleine de courage et de résolution.Rien qu’à voir la manière dont elle sourit à son mari, je reconnusqu’elle l’aimait bien, et qu’elle le considérait comme le premierhomme de France. Elle lavait justement du linge dans un cuveau surla table, les bras en manches de chemise, nus jusqu’aux coudes. Lapetite fille, qui ressemblait à sa mère, cousait près d’unefenêtre ; le petit garçon, en veste, et qui ressemblaittellement à Perrignon qu’on l’aurait reconnu dans la rue, écrivaitgravement à l’autre bout de la table. L’enfant dans son berceauétait rouge et frais ; il avait les yeux ouverts et ne criaitpas.

M. Perrignon, sans rien dire, commença parôter son chapeau, et par accrocher sa grande capote brune dans uncoin. Ensuite il mit une blouse, et comme sa femme m’avançait unechaise en disant :

– Asseyez-vous, monsieur.

Il dit :

– C’est un de mes compagnons, Marianne,un brave garçon que j’aime… dans le genre de Roger, tu sais… c’estle même caractère.

Aussitôt la femme me regarda d’un air curieuxet répondit :

– Oui, il lui ressemble.

Après avoir dit cela, le père Perrignonembrassa sa fille, qui s’était levée et s’appuyait contre lui. Ilembrassa le petit garçon, et prit son cahier en me le montrant.

– Regarde ça, Jean-Pierre, fit-il,pendant que ses joues s’animaient, qu’en penses-tu ?

– Il écrit déjà bien, monsieurPerrignon.

– Oui, c’est une écriture ferme, c’estnet, c’est bien posé, dit-il. Je suis content de toi, Julien.

J’embrassai le petit, qui paraissait toutfier ; et Perrignon, s’avançant vers le berceau, prit sondernier en le levant et l’embrassant, ouvrant la bouche et riantcomme un bienheureux.

La mère, qui s’était remise au cuveau, riaitde bon cœur, et le petit enfant, tout réjoui, étendant ses petitesmains, finit aussi par rire, ce qui mit toute la famille de bonnehumeur.

– Tout le monde se porte bien ici, ditalors le père en prenant l’enfant sur son bras. Donne-moi la clefde l’armoire aux livres, Marianne, il faut que je prête à moncompagnon l’Histoire de la Révolution. Il aime à lire,c’est ce qu’il faut dans notre temps. Il faut que chacun comprenneses droits et ses devoirs.

La femme lui donna la clef ; il ouvritune armoire remplie de livres de haut en bas, il en prit un et mele remit en disant :

– Lis-moi cela… c’est le livre du peuplefrançais. Tu verras le commencement de la Révolution ; lecommencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ceque nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup dechapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, cesgaillards-là viendront après nous.

Il montrait son garçon à table, et lui passaitla main dans les cheveux.

– N’est-ce pas, Julien ?

– Oui, mon père, dit l’enfant.

– À la bonne heure !

Et, riant tout haut en me regardant :

– Ceux qui veulent arrêter la justice,dit-il, ne sont pas au bout de leurs peines ; s’ils pouvaientnous donner des enfants, cela pourrait réussir, mais nous lesfaisons nous-mêmes et nous les élevons dans nos idées.Regarde ! tout cela, c’est pour aider la Révolution ;c’est du bon grain, cela pousse pour réclamer des droits et remplirdes devoirs. Nous sommes des milliers comme cela. Tout marche, toutgrandit ; ce qu’on fauche ne vaut pas la peine d’en parler. Onnous avait abrutis pour nous conduire et nous opposer les uns auxautres ; mais ces temps-là sont passés, la lumière descendpartout. Quoi qu’on fasse, l’avenir est aux peuples. On metl’éteignoir sur une chandelle, on ne peut pas le mettre sur lesoleil.

Voilà ce qu’il me dit. Sa femme et ses enfantsl’écoutaient d’un air de vénération.

Je dis alors que j’étais pressé de lire lelivre.

– Ne te dépêche pas trop de me le rendre,fit-il, je n’en ai pas besoin, je le sais par cœur. Seulement,crains de le perdre.

Il me reconduisit sur l’escalier ; jesaluai sa femme, et nous descendîmes encore ensemble trois ouquatre marches. Ensuite, m’ayant serré la main, il rentra dans lachambre, et je descendis, pensant que j’avais vu l’homme le plusheureux du monde, et me figurant que j’aurais été comme lui, sansl’héritage des Dubourg.

Cette nuit-là jusque passé minuit, je lus lelivre que m’avait prêté M. Perrignon. Je ne savais pour ainsi direrien de notre Révolution, j’avais seulement entendu maudireRobespierre à Saverne, et dire qu’il guillotinait les gens commedes mouches.

Mais toutes les grandes actions, toutes lesbelles lois, toutes les victoires de ces temps, personne ne m’enavait parlé. Je ne savais pas seulement que mon grand-père et tousceux dont je venais avaient appartenu à des seigneurs qui lestraitaient comme des bêtes, et non seulement eux, mais toute laFrance.

J’ignorais ces choses ! Je ne savais pasnon plus que la Révolution nous avait délivrés d’un coup, enchassant les autres, qui même étaient allés se mettre avec lesAutrichiens, les Anglais et les Russes, pour attaquer lapatrie ; de sorte que si nos anciens n’avaient pas montré plusde courage et plus de génie qu’eux, s’ils ne les avaient pas battuspendant vingt ans, nous serions encore les animaux de cesgens-là.

Non ! de tout cela je ne savais pas unmot, et de temps en temps je m’écriais en moi-même :

« Comment ne nous a-t-on jamais rienappris de notre propre histoire ? Qu’est-ce que me faisait leroi David, ou le prophète Jonas, à côté de cettehistoire ? »

J’étais indigné de voir qu’on m’avait tenudans une pareille ignorance. Je me disais : « Il estclair qu’on veut tous nous abrutir, en nous faisant croire que noussommes responsables de ce qu’Adam a mangé des pommes, au lieu denous parler de nos droits et de nous apprendre à aimer et àrespecter nos anciens, qui ont fait toutes ces grandes choses dontnous jouissons maintenant : – oui, c’est clair, et c’estabominable !

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