La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 15UNE COMMISSION DIFFICILE

Je m’étais mis à pleurer comme un enfant etPotaje me consolait comme son grand frère.

« Je savais bien, me disait-il, que vousétiez un seigneur. Un méchant écriteau accroché sur la poitrined’un homme est incapable de cacher toutes les qualités de cœur etd’éducation ! Quand je vous vis entre les mains de Ramon, jeme dis que vous aviez dû commettre quelque beau crime d’amour ou dejuste vengeance et je vous plaignis, car je pensais bien que tôt outard don Ramon, qui est un ladre, vous vendrait pour quelquespiécettes. Mais, du moment qu’il s’agit des Boches, il ne faut paslui en vouloir, car si vous êtes recherché par eux il n’a fait queson devoir en vous dénonçant, puisqu’il fait partie depuis beautemps de leur administration !

« Quant à moi qui ne suis payé parpersonne et qui passe mon temps à donner mon argent à donRamon, je vous déclare que je suis tout à fait écœuré de la vie queje mène et que, si vous voulez m’emmener avec vous, partout où vousirez je vous suivrai comme un chien fidèle, prêt à vous servir et àmourir pour mon maître, si la chose est absolumentnécessaire ! »

Je le regardai avec tristesse et essayai de ledégoûter d’un pareil projet :

« Mon pauvre Potaje, la vie que je mènen’est guère enviable, et elle est entourée de tels dangers que cen’est point un pauvre petit cul-de-jatte comme toi qui pourraitm’être utile ! Je ne te suis pas moins reconnaissant du fonddu cœur de ton bon mouvement, et si, un jour, je sors de l’affreuseaventure où le sort m’a jeté, je me souviendrai de toi !…

– Aventure ! s’écria-t-il.Aventure ! je veux partager votre aventure !… »

Et sans que je pusse me rendre compte de lafaçon dont la chose fut faite, il était déjà débarrassé de saplanchette et de ses patins et il avait bondi sur ses jambestorses. L’une avait la forme convexe et l’autre affectait laconcave, mais il m’assura que cette anomalie aurait tôt fait dedisparaître, pour peu qu’il y prêtât quelque attention et que celame fît plaisir. Toutefois, il m’annonça qu’il n’abandonnait pointtoutes ses « disponibilités de cul-de-jatte », et qu’ilemportait avec lui sa planchette à roulettes et ses patins, quipourraient lui servir dans maintes circonstances, par exemple« quand il aurait besoin de marcher vite » !

Sur ces entrefaites, don Ramon entra et il ritbeaucoup du dessein que j’avais d’emporter avec moi Potaje, car, envérité, le pauvre enfant s’était mis à pleurer avec tant d’ardeurque je n’avais plus la force de repousser sa désespéréerequête.

Il ne parlait de rien de moins que de se jeteravec sa planchette du haut du Muelle de Calderon dans la mer si jene l’acceptais immédiatement « dans mon domestique », enqualité de groom.

Au fait, il ne tenait pas debout et j’estimaisque, s’il était appelé à me rendre service, mes courses seraientplus promptement et plus habilement faites par le cul-de-jattequ’il était ou qu’il était devenu que par un Potaje flageolant surdes jambes en cerceaux. Mais là n’était pas la question ; laquestion était qu’il m’aimait et qu’il pleurait. Je suis un tendreet un faible. Je mourrai du cœur si les Boches et le capitaine Hyxm’en laissent le temps ! J’emmenai Potaje. Don Ramon me lecéda pour mille Marks.

Cette acquisition me consola un peu dudésespoir où j’étais d’abandonner mes haillons, mon écriteau, masoupente, le porche de la cathédrale, pour me relancer dans uneaffaire que j’avais cru enterrée avec moi et qui me réservaitencore maintes surprises.

Donc, il me fallait retourner à Vigo ! Jene doutais point que le pli dont j’étais chargé pour le capitaineHyx ne concernât la femme de celui-ci et que l’on comptâtmaintenant sur moi pour porter à la connaissance du maître duVengeur que celle qu’il avait crue morte était bel et bienvivante. Je devais, évidemment, dans cette enveloppe lui apporterles preuves de cela, preuves rassemblées par le von Treischkelui-même et aussi, sans doute, par les soins de Mrs G… et ainsi lecapitaine Hyx devrait rendre Amalia s’il voulait rentrer enpossession de sa femme ! Comme c’est simple ! comme c’estsimple !… Réjouis-toi donc, Herbert de Renich !…

Hélas ! pourquoi cette angoisse et cetremblement devant une affaire aussi simple ?… C’est qu’ilm’est impossible de comprendre pourquoi elle n’a pas été aussisimple plus tôt ! Et, songeant à cela, je trouve qu’elleest devenue trop simple trop vite !…

Je me méfie des choses simples, maintenant, etde mon esprit simple !… Vainement déjà, j’ai fait le tour detous les raisonnements possibles pour m’expliquer pourquoi lesBoches et von Treischke n’ont point crié au monde en général et aucapitaine Hyx en particulier : « Mrs G… que vous nousaccusez d’avoir torturée est vivante !… » Et vainementaussi j’ai tenté de m’expliquer pourquoi Mrs G… n’a point vouluécrire cette nouvelle à son mari quand je le luidemandais !…

Et maintenant, je renonce à comprendre aussipourquoi on me charge d’une commission aussi simple en exigeant queje passe par un chemin qui l’est si peu… une route inabordable,celle des îles Ciès !… alors qu’une simple note envoyée à uneambassade ou à quelque légation neutre arrangerait tout en cinqsecs ! en cinq secs !… (comme disent les Français).

Ah ! Par la Vierge delPilar ! comme disent les Espagnols dans les romansfrançais, qu’est-ce qui m’attend encore à Vigo ?…

Nous prîmes, Potaje et moi, le train pourcette ville le soir même. J’avais revêtu un complet à carreaux àpeu près sortable. Quant à Potaje, il était redevenu, comme je l’enavais prié, cul-de-jatte, mais le plus beau cul-de-jatte de toutesles Asturies, certes !… Il avait déniché dans un bazar de lavieille ville une veste et un gilet de velours lie de vin, avecpattes et soutaches noires, plus une ceinture de soie incarnat. Lecol de sa chemise, admirable de blancheur, était retenu par deuxgros cailloux, flamboyants comme de vrais diamants… Il avait bienlissé ses cheveux et s’était fait une petite queue par derrière,comme on voit à ces messieurs des arènes ; enfin il s’étaitcoiffé d’un chapeau calanès (petit chapeau rond à bordretroussé) de velours pelucheux, assujetti sous le menton par unebride.

Tel quel, il apparaissait comme une superbemoitié de torero, du temps lointain où les toreros de la villeendossaient encore leur costume historique.

Partout où je passais j’avais du succès avecce garçon.

Dans les gares il étonnait tout le monde parla vivacité de ses allures et de son service. Il passait à traversles colis comme un bolide, transportant sur sa planchette ma valiseet mes paquets avec une adresse sans égale.

Nous étions servis et placés avant tout lemonde. Il grimpait dans les trains avec agilité et se trouvait déjàinstallé sur la banquette quand on le croyait encore sur lequai.

Sa gaieté naturelle, en déridant autour de moiles plus sombres visages et en excitant les plaisanteries, me futtrès utile dans un moment où je me sentais moi-même retomber dansun abîme de tristesse. Si bien que tout le monde me félicitant(après s’en être étonné) du choix que j’avais fait d’un aussisingulier, mais tout à fait habile et charmant groom, je fis commetout le monde : je m’en félicitai moi-même.

C’est donc, en dépit d’un voyage long etfatigant dans des voitures aussi inconfortables que possible, c’estdonc dans une disposition d’esprit assez ouverte que j’arrivai àVigo.

Bien mieux, je commençai à croire qu’uneentreprise que je n’aurais pu mener à bien tout seul avait deschances de réussite maintenant que je m’étais adjoint ce bravepetit garnement de cul-de-jatte de Potaje.

Nous descendîmes dans l’un des premiers hôtelsde Vigo, non loin de la Promenade, c’est-à-dire dans le beauquartier. Là encore, j’eus du succès avec mon domestique, d’autantmieux que le majordome s’étant permis de se pencher sur mon groomavec des airs narquois fort déplaisants, mon Potaje, prompt commela foudre, se renversa sur ses mains et lui lança sa planchettedans le ventre, à le lui défoncer.

Des clameurs d’enthousiasme, poussées par lesvoyageurs rassemblés là, couvrirent les plaintes du majordome,lequel dut aller se coucher. Et puis l’on nous respecta.

Le soir même, je m’en fus à l’hôtel de laPoste. J’avais mon idée. Je demandai le directeur. On m’introduisitprès de lui.

« Monsieur le directeur, fis-je, vousdevez avoir un service de poste pour les îlesCiès ? »

À cette brusque question, M. le directeurfit retomber ses lunettes sur son nez et me dévisagea comme il eûtfait d’une bête curieuse.

« Non, señor, me dit-il enfin… nousn’avons point de service pour les îles… Nous en avions unautrefois ; il n’existe plus maintenant !…

– Et cependant les îles sonthabitées ?…

– Plus que jamais, señor. Elles ont été louéesà une société particulière qui s’occupe, paraît-il, d’explosifs… etd’une nature si dangereuse que l’accès des îles est formellementinterdit à quiconque. On ne peut même pas en approcher, à ce quej’ai entendu dire…

– Cette société n’en doit pas moins être enrapports avec le continent… Et si vous ne lui portez pas seslettres, elle doit venir les chercher !…

– C’est exactement ce qui se passe, merépondit M. le directeur. Nous recevons toujours les lettres àdestination des îles Ciès, bien que nous n’ayons plus aucun bureauni aucun représentant là-bas ; mais, par un arrangementparticulier, la société en question vient nous les prendre deuxfois par semaine.

– Pourrait-on savoir quels sont ces jours,monsieur le directeur ?

– Le mardi et le samedi ! »

Nous étions le lundi. Je saluai le directeuret courus à l’hôtel, où je me mis à écrire immédiatement aucapitaine Hyx en personne, à la señorita Dolorès, et au docteurMédéric Eristal. Dans ces trois lettres j’annonçais que j’étaisporteur d’une nouvelle considérable et qui pourrait changer en joiela plus grande douleur, mais qu’il était absolument nécessaire queje visse le capitaine Hyx lui-même.

Dans la lettre que j’écrivis particulièrementà celui-ci, je m’excusais de la liberté que j’avais prise de luifausser compagnie et j’ajoutais que je connaissais trop son espritde justice pour ne pas être assuré qu’il ne saurait m’en garderrancune plus longtemps, surtout quand il serait au courant d’unecertaine nouvelle dont j’avais accepté avec une grande satisfactiond’être le messager.

J’avais mis simplement les noms de chacun surles enveloppes avec l’indication du lieu (îles Ciès). Qu’aurais-jefait de plus ? Je ne savais rien de plus ; mais je nedoutai point que, telles quelles, les lettres n’allassent à leursdestinataires, surtout celles qui étaient adressées au capitaineHyx.

J’avais donné sur ces missives toutes lesindications nécessaires pour qu’il me fût répondu au plus tôt, àl’hôtel même où j’étais descendu.

La journée du lendemain me parut d’unelongueur incroyable. Je tuai le temps comme je pus, traînant Potajederrière moi, des boutiques de la calle del Principe àSanta-Maria, l’église collégiale. Mais les plus belleséglises du monde paraissaient avoir perdu tout leur intérêt pourPotaje et pour moi depuis que nous avions cessé d’y mendier… aussinous finîmes par sortir de la ville et gravir le couronnement decoteaux qui l’entoure.

Nous nous élevâmes même sur les pentes duchâteau del Castro, d’où l’on découvre toute la rade !

Ah ! le spectacle enchanteur ! À nospieds était la courbe adorable où Vigo se blottit entre la pointedel Castro et le mont Guya, où les maisons blanches s’étagent dansla verdure et descendent de terrasses en terrasses jusqu’au port,jusqu’au môle toujours vivant du plus ardent commerce.

La batterie de S. Andrès avançait son éperonmenaçant jusque dans le flot d’émeraude.

Puis c’était, jusqu’à l’extrême horizon, labaie, l’une des plus belles, des plus sûres, des plus vastes dumonde ! Un véritable golfe, père de dix autres baies,admirables ports de refuge dans ce port unique à formed’estuaire : la baie de Vigo ! Rives heureuses, couvertesde vignes, de bois, de pâturages dans la profondeur ; puis,sur l’Océan, rivages abrupts, plaines dénudées, rochersinaccessibles : un monde !

Et tout là-bas, tout là-bas, dans la brume, àune trentaine de kilomètres, sortant des eaux comme une terre derêve ou de cauchemar, la silhouette imprécise des Ciès (insulæSiccæ) !

Ô Vigo ! Vigo ! combien de tempsrestai-je ainsi à contempler ton glorieux et énigmatiquepanorama ! Des yeux ordinaires n’y eussent vu que des lignesordinaires, des places, des châteaux, des rochers disposés avecharmonie, soit par la nature soit par l’industrie humaine ;mais, à moi, tout cela me cachait quelque chose !… Et jene savais pas quoi !… Les îles Ciès, que je n’avais faitque traverser, m’en avaient assez fait voir pour me donner le goûtterrible de deviner ; Gabriel, de son côté, m’en avait assezdit pour exciter ma curiosité, là-bas, vers le nord-ouest, du côtéde cette baie de Liman si défendue contre le regard deshommes !… Plus près, à mes pieds, jusqu’à mes pieds, sij’avais bien cherché avec une jumelle, peut-être aurais-jedécouvert le château sinistre où, certaine nuit, il s’était passécertaine sinistre chose entre la señorita Dolorès et ces messieursde la kultur… Enfin, enfin… un secret instinct me disait quec’était dans ce cadre charmant et formidable qu’il me serait donnéde découvrir, avec le secret du capitaine Hyx, celui de laBataille invisible !

Où se livrait-elle, où se livrait-elle, lalutte mystérieuse par laquelle mouraient tant de braves guerriersloin des oreilles du monde ?… Où ?… Etpourquoi ? Et pourquoi ?…

Herbert ! Cher Herbert de Renich !Sois prudent ! Tout cela ne te regarde pas ! Tu esneutre ! Tu l’oublies trop ! Tu verras que tout cela teportera malheur !… Crains, redoute la mystérieuse etenchanteresse Vigo ! Un conseil plein de sagesse : faisla commission pour laquelle tu es venu là et fuis ! fuis leplus vite possible, si on t’en laisse le loisir,crois-moi !…

Évidemment, évidemment, c’est le plussage ! Mais j’ai bien le droit de rêver en attendant mesréponses, et de regarder, du haut du château del Castro, dans monexcellente jumelle prismatique, le mouvement du port, leva-et-vient du steamer et des petites barques penchées sous leurtriangle blanc comme des oiseaux de mer sous leur aile. Ehlà ! qu’est ceci ? Sous mes pieds, quasi sous mes pieds(la jumelle rapproche étonnamment les choses et les gens), vient deglisser derrière la pointe del Castro, venant du port, un canotautomobile, et, dans ce canot automobile, il y a un homme debout,une silhouette qui ne m’est nullement inconnue. Je ne me trompepoint ! Je n’ai pas la berlue !…

Ces épaules carrées, cette taille trapue et cemouvement de tête, et cette mâchoire de dogue… Eh ! eh !c’est l’Irlandais ! le lieutenant Smith ! le second duVengeur ! l’âme damnée du capitaine Hyx…

Ah ! Potaje et moi avons descendu plusvite que nous les avions gravies les pentes du château delCastro !

Hélas ! je me demandai bientôt ce quecette course signifiait, car je n’avais pas la prétention derejoindre l’Irlandais, déjà loin sur la rade, loin vers les îlesCiès !

Tout de même cet homme a peut-être rapporté laréponse à mes lettres. Courons à l’hôtel ! Oui ! nous yvoici !

Aussitôt le majordome remet à Potaje (sans semoquer de lui cette fois-ci) mon courrier. Ce sont les lettresmêmes que j’avais expédiées la veille au soir. Elles me sontrevenues avec cette mention : Inconnu aux îlesCiès !

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