La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 29QUEL DRAPEAU REMPLAÇA SUR « LE VENGEUR » LE DRAPEAU NOIR ET POURQUELLE GLORIEUSE FIN

Aussi fût-ce dans un état moral de moins enmoins rayonnant que je regagnai ma cabine.

Ah ! je poussai les verrous !… Jerestai là enfermé jusqu’au soir, n’ayant entr’ouvert ma porte qu’àBuldeo, qui m’apportait, sur un coup de téléphone, un morceau depain et une barre de chocolat.

Je voulais le retenir pour lui demander ce quise passait. Il me répondit qu’il croyait bien que l’on allait enfinir tout de suite avec les prisonniers et que ce n’était pastrop tôt !…

Là-dessus, il disparut… Il avait son ordinairevisage calme et fatal, lui, et ce qu’il disait n’en était que plusépouvantable. Toute la nuit, il y eut dans les coursives despiétinements, des commandements, des bruits de crosses de fusildans les couloirs, des appels, puis du silence, puis des bruitsvite étouffés… et soudain, au matin, des clameurs assourdissantes,des hurlements de démons !… Et puis plus rien !… Unnouveau silence, un silence de mort cette fois !… Oui, on eûtpu croire que tout le monde était mort !…

Alors, n’est-ce pas ? je me risquai àentrouvrir la porte de ma cabine et je glissai à mon tour dans cecouloir où tant de bruits redoutables avaient galopé depuis desheures que je ne pouvais dénombrer… et j’avançai, à tout hasardpour savoir…

Soudain, un murmure, une sorte de mélopéeguida mes pas, et je fus ainsi conduit à la petite chapelle, que jetrouvai pleine d’une foule attentive que j’eus peine à reconnaîtretout d’abord.

C’étaient bien cependant les mêmes hommes quiétaient là que j’avais vu passer, les jours précédents, sauvages etréclamant du sang ! Or, ces figures, naguère, ravagées par laplus féroce passion (celle de la vengeance), se montraient à moi,maintenant, toutes attendries par je ne sais plus quelle vision dejustice et de bonté… et ces yeux où flambaient, la veille, desardeurs de bourreau se voilaient de la tendre gaze des larmesversées sur la tombe des martyrs et des saintes…

Une voix de femme avait accompli cemiracle !

Cette femme se tenait debout sur la plus hautemarche de l’autel et dominait l’assemblée.

À ses pieds avait roulé le corps toutpantelant d’Amalia : mon amie bien-aimée pressaitdésespérément entre ses bras ses petits enfants.

La horde des Boches pâles d’horreur et quiavaient senti passer le souffle de forge de la terrible représailledu terrible vieux Dieu de la Bible (œil pour œil, dent pour dent),la horde des Boches, déjà à demi ensanglantée et qui avait déjàlaissé des morceaux de sa chair aux ongles des Anges des Eaux…remplissait de son soupir pâmé, de son râlement rauque, tout uncoin de la chapelle aux pieds de celle qui venait de les sauver parle seul pouvoir de sa très douce parole inespérée…

C’était l’esprit, c’était le souffle sacré demiss Campbell, et c’était aussi l’âme généreuse de la généreuseFrance éternelle qui passait dans la parole de la dame voilée, néefille de France !

Sur sa cathèdre, je regardais l’homme vaincu,le fameux capitaine, qui, lui aussi, pleurait comme un enfant…

Ah ! dans quel cœur admirable allait-ellechercher tout ce qu’elle disait, cette femme qui avait rejeté loind’elle tous les livres du supplice et qui parlait au nom seul duProgrès et de la poussière humaine dans les voies lumineuses de ladivinité !…

Comme les noirs arguments du maître duVengeur étaient balayés par cette claire voix de cristal,si fragile, si fragile et cependant si vibrante et plusretentissante aux arcanes de la conscience humaine que les fanfaresdu carnage et de la représaille à l’oreille des guerriersjoyeusement et triomphalement ivres de sang après leur heureusevictoire !

Et tous les démons qui étaient là, elle lesavait vaincus avec sa douce voix, elle les avait arrachés àl’enfer ! Et maintenant, ils pleuraient avec elle sur lamisère du monde, et ils priaient avec elle pour que cette misères’apaisât un jour, le jour qui ne serait point celui de lavengeance, mais de la justice, le jour qui verrait peser dans labalance le bien et le mal, sans tricherie, sans colère et sansfaiblesse !

Mais comment donner même une idée de cetteéloquence si douce et si brûlante d’une si sainte flamme ! Ilvous aurait fallu entendre cette femme !… Comme disait Eschinede Démosthène à ses élèves extasiés après qu’il leur eut lu lediscours « Pour la Couronne »… « Ah ! si vousaviez entendu le monstre ! »

Le monstre, c’était cet ange !

C’était cette belle Française qui, du fond del’abîme où elle était plongée, au centre de l’horreur, se dressaitcomme la seule force morale capable d’arrêter le désespoir dumonde !

Mais soudain que se passe-t-il ?…Pourquoi ces cris ?… Pourquoi cette ruée, cetourbillon !… Cette tempête au sein de cette assemblée quisemblait avoir reconquis le calme suprême de la suprême raison,celle de la justice et de la pitié ! Quel délirenouveau ?… Quelle folie dernière agite le capitaine Hyx ?Et pourquoi sa femme se débat-elle entre ses bras ?… Etpourquoi lève-t-elle ainsi ses bras désespérés ?… Et pourquoiAmalia a-t-elle jeté un cri déchirant ?… Et pourquoi des lamesnues luisent-elles déjà autour d’Amalia que les furieuxemportent ?…

Et soudain je comprends et je vois : lecapitaine, dans son enthousiasme pour celle qui venait de lesconquérir tous à la bonté, s’était jeté à genoux devant sa femme,et lui avait saisi ce qu’il croyait être sesmains !…

Et voilà pourquoi il crie maintenant :« Elle n’a plus de mains !… »

Les misérables lui avaient, en Belgique,coupé les mains !…

Et les fausses mains, sous les mitaines,ont été arrachées, et ce ne sont plus que des moignons que la damevoilée dresse désespérément au-dessus de la foule en délire… de lafoule qui veut que l’on commence maintenant par couper les mainsd’Amalia !

 

Ainsi, Seigneur ! voilà cette chose quiétait plus redoutable que tout le reste et que pressentaientl’angoisse et l’inquiétude du capitaine Hyx : la dame voiléen’avait plus de mains.

Les Boches les lui avaient coupées !…

Ah ! comme tout s’éclairait à cette lueurfunèbre !… Comme tous ses gestes, à Renich et ailleurs,devenaient naturels, maintenant que je savais que tout ce qu’ellefaisait, tout ce qu’elle disait, devait tendre à cacher cettehorreur-là !

Elle ne pouvait pas dire : « Je nepeux pas écrire », car c’était presque dire toute lavérité ou mettre sur le chemin de la vérité… Aussidisait-elle : « Je ne veux pas écrire ! »

De même, elle n’avait pas le droit detoucher à une échelle, ni elle ne pouvait nouer une corde,lors de son évasion !… Je comprenais ! Jecomprenais !…

Je sus depuis que le von Treischke avait reçul’ordre de la faire mourir dès que les autorités boches avaientappris que, dans le massacre général, les leurs avaient coupé lesmains de cette illustre Française, mariée à ce richissimeAméricain, M. G…, un neutre !

Il fallait, n’est-ce pas, que cette preuve deleur barbarie disparût à jamais ! Mais le von Treischke, quisavait que ledit Américain avait prononcé contre lui des menacesdémoniaques, avait trouvé bon de sauver la vie à Mrs G…, de lacacher et de s’en faire un otage qui devait acquérir bientôt unprix inestimable quand il sut que sa propre femme se trouvaitprisonnière de M. G…

Von Treischke ne risquait point en lacirconstance d’être trahi par la dame voilée, au temps qu’ellehabitait le Luxembourg, au milieu des Boches ! Mrs G…, mieuxque personne, savait qu’un mot imprudent était pour elle un arrêtde mort. Du reste, elle était suivie à chaque instant de sagouvernante, et, de plus, elle ne pouvait écrire !

Mais en Espagne, où le Tigre l’avait emmenéepour essayer d’en faire un appât aux fins de rentrer en possessionde sa femme, nous avons vu comment il la tenait prisonnière.

Ce qu’il fallait comprendre encore, c’est quece n’était point seulement pour elle-même que la dame voilée avaittenu à tant garder ce secret cruel, c’était surtout pour lesautres ! Pour celle qui était la victime désignée de son marisi celui-ci apprenait qu’elle avait subi une pareille mutilation,pour tous ceux enfin qui étaient voués à sa vengeance, à sesreprésailles, aux plus abominables supplices !

Ainsi espérait-elle les sauver en révélant aucapitaine son existence, mais ne désirait-elle point l’approcheravant que tous ces malheureux eussent été éloignés de sacolère !

Bonne, douce, souveraine, divine Mrs G… !Est-ce que ton œuvre sublime de charité va se trouver détruite à laminute même où tu la croyais couronnée ?

Non ! Dieu ne le voulut point !…

Alors que tout n’était plus que confusion etque le sang allait couler sous le couteau des bourreaux vengeurs,le midship se jeta au milieu de ces fous en hurlant le branle-basde combat.

À ces mots, chacun reconquit son sang-froid,ou plutôt retourna sa fureur contre un ennemi redoutable, etpersonne ne connut plus que l’ennemi.

Mais alors l’ingénieur Mabel apparut etdéclara que la manœuvre des water-ballasts était arrêtée !…Sans doute, devait-on voir là quelque coup des prisonniers, car levaisseau, qui naviguait en surface, ne pouvait pluss’immerger !

« Eh bien, nous combattrons enregardant les cieux ! s’écria la dame voilée, et Dieunous verra !…

– Qu’on arbore mon drapeaunoir ! commanda le capitaine.

– Il n’y a plus de drapeau noir ! s’écriaencore la noble femme dans une inspiration sublime. À mon bord, jeveux que l’on arbore le drapeau tricolore !… »

Et l’on hissa le drapeau tricolore sur LeVengeur !

La parole de flamme de cette femme surhumainenous avait brûlé le cœur !

Nous nous sentions tous des héros et chacun serua au danger !

Moi aussi, je m’étais précipité sur le pont.Nous étions en pleine bataille. Je ne vous la décrirai point. Nousla connaissons tous. Il y eut de beaux récits de ces noblesexploits, et si l’on ne nous rapporta pas officiellement la finprodigieuse du Vengeur, c’est qu’il y avait à cela dehautes raisons diplomatiques.

Mais moi, j’ai vu cela !…

J’ai vu Le Vengeur tirant de sesquatre canons jusqu’au dernier souffle, déchargeant ses torpillesjusqu’au dernier soupir !…

J’ai vu son équipage, ou plutôt ce qui restaitde son équipage, groupé sur le pont, lorsque crevé, faisant eau detoutes parts, l’énorme et glorieuse épave s’enfonçait lentementdans les flots !…

Ces hommes chantaient sous les coups ennemisau milieu des ruines sanglantes qu’ils avaient faites et dont ilsavaient jonché la mer !…

J’ai vu sous la hampe du drapeau tricolore, setenant étroitement enlacés, le capitaine Hyx et son héroïquefemme !

Et je l’ai entendue, elle, reprendre jusqu’àla dernière seconde l’hymne sublime avec lequel s’étaient jadisenfoncés sous les flots les marins de Villaret de Joyeuse,« les matelots de la République qui montaient le vaisseauLe Vengeur !… »

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