La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 20OÙ L’ON CONTINUE DE PARLER DES APÔTRES

Il n’était, du reste, pas plus d’une heure dumatin quand nous nous retrouvâmes sur les quais de Vigo… Je croyaisnos aventures terminées au moins pour cette nuit-ci ; elles nefaisaient que commencer, ou plutôt elles allaient prendre dans lemoment que je m’y attendais le moins une orientation nouvelle.

Potaje et moi, nous avions repris le chemin del’hôtel et nous étions tout silencieux.

Maintenant que le danger immédiat était passé,nous nous retrouvions sous le coup de ce que nous avions vu et nosyeux, assurément, ne s’attachaient point aux objets extérieurs maispoursuivaient d’innombra­bles paillettes d’or dans un fond deprodigieuses ténèbres ! Des millions ! des centaines demillions ! Un trésor de guerre inconnu ! Nous avions vuça ! nous avions vu ça ! nous autres, le demi-Potaje etmoi !

Et aussi nous avions vu une dame voilée à safenêtre grillée, et nous avions juré de l’enlever à sesgeôliers.

Et aussi quand nous aurions accompli cettebesogne-là, qui était de justice, je serais le plus fort des hommeset je pourrais accomplir bien d’autres choses justes qui nousépargneraient, à nous et aux autres, bien des malheurs ! Avecun pareil secret, avec un pareil otage, que ne ferait point Herbertde Renich ! Enchanté, n’avais-je pas lieu en vérité d’êtreenchanté de ma nuit ?

Faut-il vous dire que notre faim et notresoif, par un phénomène diamétralement opposé mais absolumentcomparable à celui qui les avait excitées, étaient tout à faittombées maintenant que nous pouvions les assouvir à notrevolonté ! En conséquence de quoi on me croira quand j’affirmeque nous ne lançâmes aucun regard d’envie sur les cabarets encoreouverts que nous rencontrâmes sur notre chemin. Et cependant voilàque tout à coup, comme, après avoir quitté les quais, noustraversions un carrefour de petites ruelles dont l’une devait nousconduire à la place de Santa-Maria (d’où nous n’aurions plus quequelques pas à faire pour arriver à notre hôtel), je restai plantésur mes pieds, dans lesquels s’embrouilla Potaje qui me suivait, jecrois bien, en dormant à moitié sur sa planchette.

« Qu’y a-t-il, señor ? demanda-t-il,déjà prêt à me défendre, s’il était nécessaire, contre quelquenouvel ennemi.

– Potaje !… qu’est-ce que tu lis surcette enseigne, à la lueur de cette méchante lanterne ?

– Je lis (car Potaje savait lire)… jelis : Jim’s… Bar de Santiago delCompostelle !

– Je n’ai donc point la berlue,fis-je, et me voilà devant ce fameux bar, tenu par le fameux Jim,où le joyeux midship venait boire de sacréscocktails !… »

On se rappelle en effet (et je me lerappelais) que, le soir de ma première tentative d’évasion duVengeur, le midship, qui comptait prendre quelques heuresde liberté, m’avait donné rendez-vous devant le comptoir et lesgobelets de Jim, pour fêter, haut le coude, ma libération. Mais unsi beau dessein avait été contrarié par toute cette histoire desîles Ciès qui avait failli si mal tourner pour moi et à la suite delaquelle j’avais dû réintégrer les flancs redoutables duVengeur !…

Cependant, il me semblait bien (si ma mémoireétait fidèle) que le fameux bar et le fameux Jim devaient se tenirau coin de la calle Real et de l’église Collégiale, et nous enétions encore assez loin…

« Entrons ! dis-je, poussé par unecuriosité qui, certainement, visait moins le Jim lui-même et sonbar que le midship, client fortuit que j’aurais été fort heureux derencontrer et pour plusieurs raisons !… »

Nous entrâmes. Le Jim nous accueillit avec sonplus large sourire, tout en secouant ses mixtures dans les gobeletsd’étain. Il me revint que le midship m’avait dit que ce Jim avaitété champion de la marine (de la Grande-Bretagne, bienentendu) !

Pour qu’il n’y eut point d’erreur, je m’enassurai.

« Oui, c’est bien moi, c’est bien moi leJim en question, déclara le boxeur fabricant de cocktails, derrièreson comptoir…

– Vous avez donc déménagé ?

– Certes !… Ce ne sont point les dévots,bigots et cagots, et porteurs de cierges, qui apprécient lepic-me-up, mon maître ! déclara Jim, en élargissantencore (si possible) son sourire, lequel, d’une oreille à l’autreétait orné d’une dentition formidable… Je ne faisais point mesfrais, continua-t-il, au coin de la Collégiale ! et il y avaittrop de bars sur le chemin des braves matelots de la flottemarchande et autre de sa Majesté, depuis le môle jusqu’àSanta-Maria, pour que n’en souffrissent point les affaires dupauvre Jim ! Il faut penser à tout dans le commerce. Aussiai-je fini par lâcher le parvis, indeed ! (en vérité)pour m’établir dans ce charmant cul-de-sac, honoré comme chacunsait à Vigo de la plus belle et de la plus terrible histoired’amour !

– Eh là ! de quelle histoire d’amourparlez-vous donc ?

– Connaissez-vous si peu Vigo, s’étonna Jim,que vous n’ayez point entendu parler de la terrible aventure de laseñonta Dolorès et de sa pauvre mère ? »

Je tressaillis.

« C’était donc ici ? dis-je.

– Ici même, señor. Ici même, au lieu de vendredu cocktail comme le pauvre Jim, la mère de Dolorès servait lesplus dorés des vins et distribuait ses sourires tandis que la belleet vertueuse Dolorès vendait ses cigarettes dans le magasin d’àcôté ! »

Et il me désignait une porte close qui devaitfaire autrefois communiquer le débit et le magasin et quiparaissait aujourd’hui condamnée. On avait, du reste, étalé entravers de cette porte, d’un pan de mur à l’autre, une vaste cartede la guerre qui la cachait en partie.

« Ah ! ah ! je suis bien aise,assurément, de faire connaissance avec un lieu aussi célèbre… Alorsvous disiez donc que c’est dans le magasin à côté que laseñorita…

– Oui, oui ! c’est là qu’elle a connu labande au Kessel, au soi-disant Kessel !… Vieillehistoire ! Vieille histoire !… connue du monde entier àVigo ! Que faut-il vous servir, monsieur Herbert deRenich ? »

J’étais grimpé sur un tabouret ; j’endégringolai de stupeur…

« Comment savez-vous ?… Commentsavez-vous ?… Vous me connaissez donc ?

– Moi, je ne vous ai jamais autant vu, mais ilest difficile de n’être point célèbre, quand on traîne derrière soiun aussi joli petit groom ! »

Et, naturellement, il me désignait Potaje,qui, seulement alors faisait son entrée, après avoir exploréprudemment les environs, qui lui avaient paru habités par desombres indésirables…

Potaje avait entendu et, en moins de tempsqu’il ne le faut pour le dire, il avait bondi sur un tabouret, dutabouret sur le comptoir, et présentait ses petits poings menaçants(poids plume) à l’énorme Jim (poids lourd) qui ne faisait qu’enrire…

« J’ai tué un nègre, déclara Jim, unnègre qui pesait bien deux cents livres de plus que toi, et d’unseul coup de poing encore !

– Et moi j’ai fait reculer un taureau delmuerte rien qu’en le regardant !… » affirmaPotaje.

Mais je m’interposai avec une grande autoritéentre Jim et Potaje et parvins, grâce à un certain espritd’à-propos, à les calmer tous les deux. Tous deux, dans leur genre,n’étaient-ils point des sportifs et ne se devaient-ils point uneadmiration mutuelle que je portai à son comble avec de sacrésverres de cocktails (pour parler comme le joyeuxmidship) ?

« Enfin ! fis-je, quand tout futrentré dans l’ordre sur le comptoir, me direz-vous, Jim, commentvous connaissez mon nom ?

– Je le connais, señor, parce qu’il a étéprononcé ici tout à l’heure !…

– Ici ?…

– Ici même, tenez, à cette place qu’occupe ence moment cet honorable gentleman ! »

C’est alors que je découvris, affalé sur uncoin de table, une figure qui ne me parut point inconnue. J’avaisdéjà vu cette tête-là quelque part… Le personnage était habilléd’un costume un peu vague, un tiers matelot, un tiers militaire, untiers civil…

« Un matelot ? demandai-je auhasard.

– Perhaps ! répondit Jim.Assurément un échappé des Douze Apôtres !… Mais tropsaoul et trop bavard !… Ça lui portera malheur !… Il y ades exemples ! Eh ! l’homme ! il est temps d’allerse coucher !… Je ne loge ni à pied ni àcheval !… »

Et Jim secoua l’homme, qui consentit à seredresser et réclama du whisky !… Mais Jim, pour touteréponse, l’emporta dans ses bras comme un enfant, ce qui ne futpoint du goût de l’autre et il y eut des protestations.

« Jim ! Jim ! tu n’es pas unfrère ! déclarait l’autre en anglais, où veux-tu que j’aille àcette heure ?…

– Retourne à ta besogne ! Il n’ya pas d’autre solution pour un good fellow qui tient,évidemment, à revoir un jour ou l’autre la maisonpaternelle !

– Retourner aux Douze Apôtres !beugla l’autre, plutôt crever ici !…

– Tant pis pour toi, mais va crever plus loin,bavard stupide ! » Et Jim le déposa dans la rue et fermasa porte.

« J’en ai assez, dit-il, furieux !…Je finirai bien par avoir des histoires, moi aussi, et je n’y tienspas, comme vous pensez !… En voilà encore un à qui il vaarriver une sale petite aventure de carrefour cette nuit et qui nel’aura pas volé !… Ça veut devenir Crésus sans risques !Où donc est la raison en ce monde ?… Personne ne les a forcésà traiter avec les Douze Apôtres !…

– Qu’est-ce donc, demandai-je, qu’unéchappé des Douze Apôtres ?… »

Jim me regarda en riant, croyant évidemmentque j’affectais une ignorance sans doute bien plaisante et quin’était guère de mise avec lui.

« Vous le demanderez, dit-il, au señor,qui, devant ce comptoir, a prononcé votre nom tout à l’heure…

– Mais quel señor ? Et comment est-ilvenu me chercher ici, moi qui pénètre chez vous pour la premièrefois ?

– Il ne vous cherchait pas ici, mais comme,lorsqu’il est à terre, il ne passe jamais, lui, devant ma maisonsans y entrer, il m’a demandé si je n’avais pas vu, par hasard,passer M. Herbert de Renich, bien reconnaissable à ce qu’ildevait être accompagné de son groom, qu’il m’a décrit à peu prèscomme étant une moitié de toréador ! Ceci sans vous offenser,maître Potaje ! »

Encore me fallut-il me jeter sur Potaje et leretenir par ses roulettes dans le moment qu’il allait bondir surJim ; le tout naturellement se termina par une autre tournéede cocktails, pendant la confection desquels je réfléchissaisprofondément à ce que je venais d’apprendre. Je pensais que lesautorités des îles Ciès, qui avaient refusé ma correspondance, nedevaient pas être étrangères à tout ceci. Sans doute avaient-ellesvoulu savoir dans quelles conditions je me traînais à Vigo ;en conséquence elles avaient fait leur enquête à l’hôtel et avaientappris du majordome de quelle sorte de domestique j’étais partoutaccompagné.

On devait savoir maintenant sur LeVengeur que je me trouvais à Vigo ; le midship en avaitpeut-être été instruit lui-même et, sans doute, s’était-ilprécipité à terre et me cherchait-il, ne fût-ce que pour prendre enma compagnie un ou deux sacrés cocktails !

Dans les circonstances présentes, je nepouvais rien supposer qui pût m’être plus désagréable, ou plusutile ; malheureusement la description du gentleman quis’intéressait ainsi à moi et dont Jim ne voulut point me dire lenom (peut-être l’ignorait-il) m’enseigna qu’il ne pouvait s’agir dumidship.

Alors qui ? J’étais fort intrigué et jene prolongeai point plus longtemps mon séjour dans le bar deSantiago de Compostelle, bien que le souvenir tragique de laterrible aventure de Dolorès et de sa mère m’eût incité un instantà le contempler avec le plus vif intérêt. Nous nous éloignâmes,Potaje et moi, cependant que Jim mettait ses volets.

« Señor, me dit Potaje, voici uncarrefour bien obscur et un cul-de-sac assez retiré de lacirculation ! Quant au magasin adjacent au débit du señor Jim,tout cloué de planches, comme il est abandonné depuis le dramed’amour auquel il a été fait allusion, m’est avis, après inspectiondes lieux, qu’il constituerait une merveilleuse retraite pour ladame du château si, comme je n’en doute point, nous parvenons,d’ici à quarante-huit heures au plus tard, à la faire descendre deson balcon !… Qu’en dites-vous ?…

– Je dis, Potaje, que voilà une excellenteidée, digne de toi, et qui vient à point me soustraire à despréoccupations qui concernaient justement la dame en question. Jene pense point que Jim, qui me paraît un brave garçon plein decœur, refuserait de nous aider dans la circonstance.

– Il n’est même point besoin de lui en parler,et ainsi peut-être vaudrait-il mieux, répliqua incontinent Potaje,lequel ne portait point Jim dans son cœur ; j’ai fait le tourde la bicoque. On peut parvenir dans le magasin de la señorita parles sous-sols et j’en fais mon affaire. Personne ne se doutera derien et je me fais fort de ravitailler notre hôtesse sans qu’onvoie seulement contre le mur glisser mon ombre !

– Dieu soit loué, Potaje !… Je neremercierai jamais assez le ciel de t’avoir mis sur maroute !

– Le señor veut sourire ! glapit Potaje,mais que je ne sois qu’un aficionado de bas étage etincapable de diriger une novilladasi toute cette affairen’est point conclue avant le troisième lever du soleil !…Chassez, donc, señor, tous les soucis de votre front ! Etattention !… fit-il tout à coup, en me retenant le pied… leseñor va se heurter à de l’ivrogne ! »

De fait, nous dûmes faire le tour d’un grandcorps étalé en travers de la chaussée.

Et nous nous éloignions déjà quand Potaje eutl’idée d’extraire une boîte d’allumettes de l’une de sesinnombrables poches et faillit mettre le feu à la moustache dumonsieur qui nous avait barré la toute. En même temps, nouspoussions une seconde exclamation. Nous avions reconnu l’homme dubar de Santiago, celui que Jim avait mis avec tant de courtoisie àla porte et à qui il avait prédit un si fâcheux sort ! L’hommeétait mort d’un grand coup de couteau qui lui avait tranché lagorge.

Et je m’enfuis en courant, poursuivi parPotaje et par le souvenir des paroles fatales de Jim. « Bavardstupide ! cela lui portera malheur ! Il y a eu desexemples ! Échappé des DouzeApôtres ! »

Et, dans le même moment, cette figure que jeme rappelais vaguement se précisa dans ma mémoire et telle qu’ellem’était apparue, au seuil d’un jour mémorable, quand je traversaisen courant le chemin creux de l’une des îles Ciès et que je fusarrêté par certain cortège d’artillerie lente ! Oui,celui-là était le sous-off, qui commandait avec des gestes sibizarres la manœuvre, juste en face de moi, sur le flanc de cetrain d’artillerie pareil à un train de chenilles !

Encore une victime de la Batailleinvisible !… Quelque malheureux qui avait voulu échapperà son destin !

Quand donc aurai-je fini, cette nuit-là, demarcher sur de l’or ou de glisser dans du sang !… Moi aussi,j’avais approché les geôliers de Vigo !… Moi aussi, peut-être,avais-je mérité d’être traité de bavard stupide !… PourquoiJim m’avait-il cligné de l’œil d’un air entendu en me parlant deséchappés des Douze Apôtres ?… Il n’y avait peut-êtrerien de plus compromettant au monde que ce clin d’œil-là !Malheur à moi ! Malheur sur moi !… Qui me dit que moi,comme l’autre, je ne vais pas rencontrer « une bonne aventurede carrefour » !…

Enfin ! enfin ! nous débouchons surla promenade !… Et voici l’hôtel et cet antipathiquemajordome ! Il est donc de service nuit et jour !… –« Señor ! me dit le majordome, il y a quelqu’un qui vousattend chez vous !…

– Chez moi ?…

– Oui, dans votre chambre, señor… Il m’a ditque vous attendiez sa visite.

– Moi !… Mais je n’attendspersonne !… »

Tout de même je ne suis pas long à me jeterdans l’ascenseur, à courir à ma chambre, à ouvrir ma porte, unemain dans ma poche, sur un solide revolver, et Potaje, à mes pieds,prêt à se jeter dans les jambes de n’importe qui, si utile…

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