La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 4COMMENT JE RECONNUS OU CRUS RECONNAÎTRE LA DAME VOILÉE ET DE CEQU’IL EN ADVINT

La fin de la nuit se passa sans autreagitation. Nos deux bombardiers devaient s’être allés coucher etnous n’entendîmes plus craquer le parquet sous le passagemystérieux de nos insaisissables visiteurs nocturnes.

Cependant, il ne nous était pas possible decontinuer de vivre ainsi ; et maintenant que j’avais laconscience du devoir accompli et que je m’étais définitivementexpliqué avec von Treischke, je pensais que le mieux serait d’allerlui raconter nos émotions de cette nuit-là, moins celles quiconcernaient la dame voilée, bien entendu, et de luidemander son appui pour qu’il nous fît délivrer trois passeportspour la Hollande au nom de ma mère et au mien et à celui deGertrude.

Nous avions pris cette détermination dequitter le Luxembourg jusqu’à la fin de la guerre en conclusion detoutes nos transes de la nuit.

Dès huit heures, je pris le chemin de l’hôtelde la Cloche-d’Or, où l’on m’avait dit que l’amiral avait continuéde descendre. J’eus bien de la peine, en traversant la place duMarché, à échapper à toutes les curiosités et aux questions desbons vieux amis qui se jetaient dans mes jambes avec desdémonstrations de la plus touchante sympathie. « Ah !voilà Carolus ! le petit Carolus Herbert ! CarolusHerbert de Renich ! » Je crois que, lorsque j’auraidépassé la soixantaine, on m’appellera toujours le petit CarolusHerbert de Renich ! Et pourtant je suis d’une taille quidépasse la moyenne ; mais il n’y a rien à faire contre ceschoses-là.

Enfin j’atteignis l’antique et solennel hôtelde la Cloche-d’Or, qui dresse ses pignons et ses tourelles enencorbellement sur la place des Deux-Fontaines, où se tient lemarché aux poissons. J’avais bien, là encore, été interpellé parles marchandes de marée, les « dames vertes » qui n’ontpoint, comme on sait, la langue dans leur poche ; mais j’avaisfait l’oreille sourde et j’étais entré sous le porche de laCloche.

Mais là j’appris que l’amiral avait déménagéla veille au soir et qu’il était allé s’installer au-dessus de lahalle au blé, transformée en caserne.

« Eh ! hé ! pensai-je, l’amiralprend ses précautions ! Il fait bien ! » Et j’enconçus une grande satisfaction intime, car mes efforts n’avaientdonc pas été vains, et si le von Treischke continuait de se garderainsi, le sort d’Amalia pouvait ne pas être désespéré. En touteschoses difficiles, il ne s’agit souvent que de gagner du temps.

C’est donc assez content de moi-même que jepris le chemin de la halle au blé. Mais, pour m’y rendre, je duspasser par la rue de la Trompette, et voilà qu’au beau milieu de larue je trouvai le vieux Peter qui m’ouvrait les bras et les refermasur le petit Carolus Herbert !

Cet homme avait connu beaucoup mon père etj’avais passé des heures inoubliables dans son magasind’antiquités. Il vendait aussi des fourrures, de très bellesfourrures qui lui arrivaient de Rotterdam, et aussi des parapluies.Il avait une bonne figure de bon Dieu à barbe blanche qui auraitreçu un joli coup de soleil à travers un flacon de vin de Moselleet il était toujours revêtu d’une espèce de toile sombre flottante,comme en ont quelquefois les photographes.

C’était un patriote, celui-là ! BonPeter ! excellent Peter ! Un homme comme celui-làn’aurait jamais admis que nos remparts devinssent une clôture debasse-cour et les croix dorées de nos églises les perchoirs del’aigle prussienne !

La boutique de parapluies et de fourruresdonnait sur la rue de la Trompette, mais c’est l’arrière-boutiquequi avait ma préférence. Combien de fois, tout enfant, étais-jevenu voir là des objets extraordinaires à propos desquels il meracontait des histoires plus extraordinaires encore !

C’était là la défroque des temps passés ettenant intimement à l’histoire du pays. Il y avait des masques defer destinés aux menteurs, un joug de bois rouge auquel onattachait les époux querelleurs ; des tresses de paille et unegrande fraise en carton munie de grelots qu’on mettait auxdemoiselles qui n’avaient pas été sages ; une cangue pour lesivrognes.

Mais ce qui m’amusait le plus c’étaitévidemment la cage pour enfermer les boulangers qui fournissaientdu mauvais pain et dans laquelle on les plongeait dans larivière !

Ah ! il fallut bien suivre le vieux Peterdans son arrière-boutique. Je ne m’en défendais pas trop. J’auraispeut-être mieux fait de continuer mon chemin et ainsi aurais-jeévité peut-être la nouvelle série d’affreux malheurs dans laquellej’allais pénétrer ; mais il me serrait le bras avec tant deforce et d’amour et il criait si fort dans la rue :« Sacrerlot ! qu’est-ce que tu dis de noscochons, petit Carolus ? Qu’est-ce que tu dis de noscochons ?… Sacrerlot ! »

Je savais de quels cochons il parlait ;cela ne pouvait faire le moindre doute quand on connaissait lebonhomme. Je me sauvai dans l’arrière-boutique.

Il y avait toujours là, dans un placard, unjoli flacon doré « en train », et pendant que le vieuxPeter remplissait deux verres et qu’il me répétait :« Qu’est-ce que tu dis de nos cochons, petitCarolus ? » je contemplais d’un œil humide la cage oùl’on enfermait les boulangers. Elle était toujours là, et le jougaussi pour les époux querelleurs ! Le vieux Peter ne vendaitjamais rien dans son arrière-boutique. On lui avait offert dessommes respectables, mais, au moment de traiter et quand l’acheteurse mettait en mesure d’emporter sa vieillerie, l’autre ne voulaitplus rien savoir et le reconduisait jusque sur le pavé avec sesécus.

« Ton père a bien fait de mourir,commença-t-il, dès le premier verre… »

Mais il n’acheva pas d’exprimer sa pensée, queje devinais, du reste, car la porte du magasin de fourrures et deparapluies venait de s’ouvrir en faisant entendre son vieux timbrefêlé : et deux femmes entraient.

Je reconnus la dame voilée et saservante !

Jamais je n’oublierai cette entrée. J’étaisappuyé au joug de bois rouge auquel on attachait les épouxquerelleurs et j’avais mon verre plein de vin de Moselle dans lamain droite. L’émotion me fit répandre le liquide doré, ce qui mevalut un grognement réprobateur du vieux Peter.

Mais déjà il était entré dans la boutique etil avait refermé la porte qui faisait communiquer la pièce donnantsur la rue avec le magasin d’antiquités, « le musée »comme on l’appelait dans la ville pour lui faire plaisir.

La porte était vitrée et les petits rideauxrouges qui la garnissaient, à la flamande, n’étaient pointtellement tirés que je ne pusse voir ce qui se passait de l’autrecôté. La dame voilée s’était assise le plus tranquillementdu monde. Elle était vêtue d’une robe noire simple, mais élégante,et d’un manteau de drap solide, mais de bonne coupe. La voilettequi lui enfermait le visage hermétiquement, jusqu’au menton, étaitépaisse et j’imaginai même qu’elle devait être double.

Elle la releva un peu et je vis parfaitementle dessin de sa bouche qui était petite et dont les lèvreslégèrement retroussées, accusaient la jeunesse. Malheureusementleur pâleur n’attestait guère la bonne santé.

Chose qui m’étonnait, l’impression que j’avaiseue la nuit précédente ne se renouvelait point. Et cependant cettefemme était près de moi et je venais de la voir marcher, agir. Sij’avais connu vraiment cette femme, son allure et ses gesteseussent dû, en même temps que sa silhouette si proche, m’aider àpénétrer son mystère. Enfin elle parla, et il me sembla bien quej’entendais cette voix pour la première fois !

Alors, je fus persuadé que je m’étais trompé.Je ne connaissais point cette femme. En dépit de sa voilette, si jel’avais connue je l’aurais nommée !…

Et cependant, et cependant, il y avait en moiun fonds d’émotion qui ne faisait que croître, une fièvreinexplicable qui m’attachait à cette image inconnue comme si unlien puissant m’empêchait de me détourner d’elle.

Elle désignait, tantôt d’une main, tantôt del’autre, les fourrures. Le vieux Peter les lui étalait sur lecomptoir et faisait l’article. Telle lui venait directement de lafoire de Nijni-Novgorod, telle autre avait passé par la foire deLeipzig. La dame de compagnie qui était restée debout, aidait levieux Peter dans son étalage. La dame voilée regardaittoutes choses mais ne touchait à aucune.

Enfin le vieux Peter annonça qu’un sien parentde Rotterdam lui avait apporté, l’année précédente, un lot defourrures qu’il avait achetées au Mont-de-Piété de Petrograd.Là-dessus, il sortit d’une armoire un manteau de vison du Canada etune toque idem. C’était de la très belle marchandise, mais jem’étonnais que le choix de la dame voilée s’arrêtât surces objets qui avaient été déjà portés. C’est ce qui futcependant.

Et elle voulut essayer la toque. Elle eut unpetit conciliabule avec la dame de compagnie. Pour essayer la toqueil fallait ôter le chapeau et la voilette. J’y comptais absolument.Ma curiosité m’avait fait coller mon visage sur les vitres et jen’eus que le temps de me rejeter en arrière en voyant que ladame voilée se levait et que tout le monde se dirigeait ducôté du magasin d’antiquités.

Le vieux Peter me pria de passer dans laboutique qui donnait sur la rue. Je pris mon air le plusindifférent ; bref, je fis si bien que, de la boutique, je pusvoir de près le visage que je n’avais aperçu la nuit que de loin etqui m’avait si fort mis en émoi. Aussitôt je m’appuyai au comptoirpour ne pas tomber, tant le coup que je venais de recevoir étaitformidable et surtout inattendu !

Évidemment, je ne pouvais reconnaître cettefemme ni par le geste ni par la voix : je ne l’avais jamaisvue qu’en peinture ! Et dans quelle inoubliablecirconstance ! Était-ce possible ? Seigneur Dieu !était-ce possible ? Mais le monde entier la croyaitmorte ! Et j’en connaissais un qui la pleurait jusqu’au fondde l’abîme marin et qui, pour venger sa mort, remuait la terre, leciel et les eaux !…

Haletant, suffoquant, je me penchai encorepour la voir ! Mais, hélas ! déjà sa belle noble têteavait disparu à nouveau dans les plis épais de la voilette !Que m’importait ! J’étais sûr que c’était elle ! Ce beauvisage m’était familier… Je l’avais vu dans tant de magazines avantde le contempler, pour mon malheur irréparable, dans l’abside de lapetite chapelle du vaisseau maudit !…

Quand cette femme repassa devant moi, il mefut impossible, impossible de ne point lui jeter à voix basse (levieux Peter et la gouvernante étaient encore en discussion sur leprix dans l’autre pièce)…, de ne point lui jeter à voix basse, maistrès nette, son nom, son nom américain, connu de l’univers, commeappartenant en propre au premier philanthrope de la terre :« Mrs G… ! »

Elle eut un mouvement très brusque de moncôté, et certes je fus témoin d’une certaine agitation de tout sonpersonnage. Mais quelle ne fut point ma stupéfaction quand je lavis me regarder avec une hauteur sans égale, puis me désigner à lagouvernante, dont les yeux me foudroyaient déjà pour le moins, etlui dire (sur quel ton) : « Demandez donc à ce monsieurce qu’il désire !… Je ne connais pas ce monsieur !…

– Ce monsieur est un honnête monsieur,répliqua aussitôt le vieux Peter, un charmant ami à moi depuisqu’il a tété sa mère, et incapable, je vous le dis, de se conduireincorrectement avec les dames… »

Mais déjà la dame voilée et lagouvernante étaient dans la rue et s’éloignaient sans répondre auxsalutations, aux remerciements, aux protestations de dévouementcommercial du vieux Peter.

Celui-ci referma la porte de sa boutique et setourna vers moi.

« Que s’est-il passé ? medemanda-t-il, car, bien entendu, il ne comprenait rien à cettescène ; sans compter que j’étais maintenant d’une pâleur quil’inquiétait.

– Il s’est passé que je viens de reconnaîtredans cette dame la femme du grand philanthrope américainG… !

– Mrs G… ! Tu es fou, petit ! Tusais aussi bien que moi qu’elle est morte !… Il lui est arrivéun accident avec les barbares après l’exécution de miss Campbell…tout cela est connu, catalogué. Cela a fait du potin ici et enAmérique, et dans le vaste monde !… Mais il paraît qu’elles’était mêlée de choses sublimes qui ne la regardaient pas, elle etquelques-unes de ses compagnes, et il arrive toujours des malheurs– cela est bien connu ! – quand on se met du côté des martyrscontre les cochons !… »

Décidément, il y tenait, et cela non plus nedevait pas lui porter bonheur au vieux Peter.

Je repris, de plus en plus ému :

« Quand je lui eus soufflé son nom aupassage, je jure qu’elle a reçu un vrai choc. Elle a tremblé despieds à la tête. Je te dis que c’est elle !… C’est tout à faitson visage. Je l’ai vue à travers la vitre quand elle a retiré savoilette. Mon Dieu ! si c’est elle, rien n’est donc perdu, etil nous faut nous réjouir, vieux Peter, car cela arrangerait biendes choses !…

– Et voilà pourquoi tu es si pâle !Enfant ! cela arrangerait surtout ces messieurs (àRenich, on appelle aussi les cochons : « cesmessieurs » ; vieille locution de la charcuterie)…ces messieurs, qui ont toujours répondu qu’ils n’avaientrien à se reprocher dans la disparition de cette illustre amie demiss Campbell et que les histoires de tortures et autres avaientété inventées de toutes pièces par les ennemis de la« kultur » !

– Évidemment, ce serait une réponse !…fis-je, frappé de la sûreté de ce raisonnement si simple.

– Tu l’as dit, petit ! Ils n’auraientqu’à montrer cette belle personne, qui n’a point l’air tout à faitd’avoir été découpée en morceaux, tu l’avoueras, et cela feraittaire les mauvaises langues. Quelle occasion de triompher pources messieurs ! Certes, la dame voilée aintrigué tout le monde ici, mais jamais encore personne n’avait, àson propos, inventé une aussi belle histoire que la tienne !…Enfin ! si elle était ce que tu penses, elle n’aurait qu’à ledire, car elle n’est point muette !… Et si elle étaitmolestée, elle pourrait aller trouver un consul, car elle n’estpoint prisonnière ! Elle sort comme elle veut avec la vieillegouvernante, un petit mot est vite mis à la poste !… Tout ceciest du rêve d’enfant extra-lucide et romanesque ! Je tereconnais bien là, petit Herbert ! Mais répète-toi monraisonnement et tu seras guéri de ton hallucination ! Ladame voilée est libre de ses pas, et de marcher, et de savoix. Un seul petit mot d’écrit ou un seul petit mot tombé de seslèvres pâles… et toute la France, puisqu’elle est née Française, ettoute l’Amérique, puisqu’elle est devenue Américaine, se lèveraientpour elle, sans compter le reste du monde !… Es-tuconvaincu ? »

Je commençais à l’être, car enfin tout cequ’il me disait était frappé au coin du bon sens même. Cependant jerépliquai :

« Tout cela est fort bien !N’empêche que lorsque je lui eus lancé ce nom au passage elle atressailli comme sous le coup d’un choc électrique…

– Tu le penses !… parce que tu comptaissur ce saisissement là !… Tu espérais bien la surprendre, ettu l’as surprise en effet. Elle ne s’attendait pas à te trouverlà ; une ombre, sortant de dessous le comptoir, se jette surelle et sournoisement lui jette des mots, n’importe lesquels. Unefemme plus nerveuse eût crié ! Elle s’est contentée de teremettre à ta place !… Et maintenant, viens vider notreflacon, s’il te plaît ! »

Nous n’en eûmes point le temps. Un feldwebelpénétrait dans le magasin et, venant directement à moi, bien que jene le connusse point, m’appelait par mon nom et m’annonçait qu’ilavait ordre de me conduire auprès de l’amiral von Treischke, quiavait une communication pressante à me faire.

Je descendis aussitôt dans la rue. Sur leseuil, comme il pleuvait, Peter me prêta un de ses vieuxparapluies. Je l’ai conservé pieusement depuis comme souvenir de cebrave homme que je ne devais plus revoir.

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