La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 21OÙ L’ON REPARLE DE LA FAMEUSE COTE

Sitôt la porte ouverte, un homme se lève de machaise, dépose un verre sur ma table, vient au-devant de moi lesmains tendues.

« Ce n’est pas trop tôt, mon cher Herbertde Renich ! »

Et j’ai en face de moi cet excellentdocteur : le bon Médéric Eristal, qui m’a si bien soigné àbord du Vengeur !

« Hurrah’ » râlai-jed’enthousiasme.

Et aussitôt

« Amalia ? demandai-je en luiserrant les mains, donnez-moi des nouvelles d’Amalia !

– Elle est toujours vivante, répondit ce bravehomme, rassurez-vous !.

– Toujours vivante !… Mais c’est uneréponse épouvantable cela ! Sa vie a donc été réellement endanger ?

– En doutez-vous ?… Elle l’esttoujours !…

– Ah ! cette horreur ne cessera doncjamais ?

– Depuis le dernier attentat des Bochescontre le Lot-et-Garonne, et surtout depuis que l’on saitque l’amiral von Treischke était à bord du sous-marin, le capitaineHyx est comme un lion enragé !…

– Que Dieu nous ait donc enpitié ! gémis-je… Mais Dieu est avec nous puisqu’il a consentià ce que j’arrive à temps !…

– Que voulez-vous dire ? »interrogea le docteur.

Mais j’avais trop de questions à poser pourperdre un temps précieux à répondre et à exposer mes plans.

« D’où venez-vous ? demandai-je. Etcomment vous trouvez-vous ici ?…

– Oh ! me répondit-il, avec vous jen’irai point par quatre chemins, j’en ai assez des DouzeApôtres !…

– Chut ! m’exclamai-je en luifermant la bouche. Nous venons de nous heurter au cadavre d’unhomme qui n’est certainement mort que parce qu’il en avait assez,lui aussi, des Douze Apôtres !… Maintenant, mon cherdocteur, vous seriez tout à fait aimable de m’expliquer ce que lesdouze apôtres viennent faire ici…

– Comment ! vous n’avez pas encoredeviné ?…

– Si !… J’ai deviné et j’ai vu… Je saismaintenant ce que c’est que « la Bataille invisible »…J’ai deviné, où il fallait la placer, la fameuse cote sixmètres quatre-vingt-cinq, j’ai entendu des soupirs…

– Pas tant que moi ! pas tant quemoi !…

– J’ai entendu des soupirs qui semblaientsortir des eaux ! Je sais autour de quoi l’on se bat, pourquoil’on meurt !… Mais encore une fois, que viennent fairelà-dedans les Douze Apôtres ?

– Ignorant ! » me jeta,méprisant, Médéric Eristal, et il me conduisit par la main jusqu’àla fenêtre ouverte de ma chambre…

Il pouvait être quatre heures du matin. Sur leport et sur la rade régnait le plus grand silence, un silence noiret pesant… Quelques feux, au lointain, du côté des îles Ciès,perçaient la mystérieuse obscurité… Plus loin, du côté de la baiede San-Francisco, le flot s’éclairait d’un rayon de lune argenté…Aucun mouvement, hors celui de ce flot-là, n’était perceptible…

On ne voyait rien… on n’entendait rien…C’était la paix profonde et définitive de l’ombre, à l’heure oùl’humanité repose…

« La bataille bat sonplein !… » me dit le docteur.

Et il se croisa les bras devant ce golfe noiret muet.

« Oui, reprit-il au bout de quelquesinstants, dans ces quelques kilomètres carrés se livre, depuis desmois, le plus horrible, le plus acharné, le plus inouïcombat !… Et pourquoi ? pourquoi ? Parce qu’un joursont accourus de l’extrême horizon, cherchant un refuge dans cettebaie profonde, les Douze Apôtres !…

– Mais quels DouzeApôtres ?

– C’étaient les noms des douzegalions d’Espagne ! »

Et m’entraînant maintenant jusqu’à la petitetable où il avait, pour soutenir son éloquence, réuni ses deuxfioles coutumières, celle au skydam et celle à la cocaïne,l’excellent Médéric Eristal me conta tout le détail de cettehistoire fabuleuse, que je ne connaissais, moi, que pour avoirrencontré les dix lignes qui lui sont consacrées dans toutes leshistoires de la guerre de succession.

Il m’expliqua d’abord ce que c’étaitexactement qu’un galion. Une fois par an, vers la fin de septembre,douze vaisseaux des plus puissants de la flotte espagnole, et quiportaient le nom des douze apôtres, partaient de Cadix escortéseux-mêmes par des navires de guerre et cinglaient vers les Indesoccidentales, d’où ils avaient mission de rapporter les produitsdes mines d’or et la dîme prélevée par la métropole sur lesrichesses incalculables de son nouvel empire colonial. On appelaitces vaisseaux des galions, mais les galions ne suffisaient point àcet extraordinaire transport ; pendant qu’ils partaient deCadix, d’autres vaisseaux quittaient Séville et s’appelaient,ceux-ci, d’un terme générique : la flotte.

Flotte et galions touchaient les Canaries, lesAntilles, les îles Sous-le-Vent, puis se séparaient ; laflotte allait au Mexique, où elle avait de quoi remplirses carènes, et les galions se rendaient devant Puerto-Bello, unecité nouvelle, ou plutôt une foire immense, où venaient s’accumulerles prodigieuses richesses du Pérou et du Chili.

Trois officiers surveillaient du Pérou àPanama les trésors qu’ils faisaient apporter ensuite à Puerto-Bellopour être, de là, transportés sur les galions.

Ceux-ci, gorgés de lingots, de rouleaux d’oret de piastres, quittaient Puerto-Bello après une escale dequarante jours et remontaient jusqu’à la Havane, où ilsretrouvaient les vaisseaux de la flotte, chargés destrésors du Mexique ; puis toutes ces voiles faisaient routeensemble pour l’Europe.

Vous pensez si elles se gardaient et si,autant que possible, elles restaient groupées. Il y eut une époqueoù il était assez dangereux de traîner de l’or sur la mer. C’étaitcelle-là. Ce fut le beau temps de la flibuste.

En ce qui concerne les galions dits :galions de Vigo, voici ce qui se passa ; l’événementen est précieusement historique et nous le trouvons retracé chezles meilleurs auteurs.

« L’affaire eut lieu en 1702. Vousn’ignorez pas qu’à cette époque le roi Louis XIV, croyant qu’ilsuffisait d’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénéessous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, auxEspagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom dePhilippe V, eut affaire, au dehors, à forte partie. En effet,l’année précédente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche etd’Angleterre avaient conclu à la Haye un traité d’alliance, dans lebut d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V afin de la placersur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément lenom de Charles III. L’Espagne dut résister à cette coalition. Maiselle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependantl’argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que sesgalions, chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassentdans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait unriche convoi que la France faisait escorter par une flotte devingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de Châteaurenault, carles marins coalisés couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre àCadix ; mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaisecroisait dans ces parages, résolut de rallier un port deFrance.

« Les commandants espagnols du convoiprotestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduitsdans un port espagnol et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigoqui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Châteaurenault eut lafaiblesse d’obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dansla baie de Vigo. Malheureusement cette baie forme une rade ouvertequi ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter dedécharger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et letemps n’eût pas manqué à ce débarquement si une misérable questionde rivalité n’eût surgi tout à coup. Les commerçants de Cadixavaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutesles marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquerles lingots des galions au port de Vigo, c’était aller contre leurdroit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faiblePhilippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement,resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu’au moment où lesflottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cettedécision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dansla baie de Vigo. L’amiral de Châteaurenault, malgré ses forcesinférieures, se battit courageusement ; mais, quand il vit queles richesses du convoi allaient tomber entre les mains desennemis, il incendia et saborda les galions, qui s’engloutirentavec leurs immenses trésors.

– Trésors que l’on a essayé vainement depuis,je crois bien, d’arracher à la mer ! fis-je, lorsque MédéricEristal eut fini d’instruire mon ignorance…

– Oui, oui ! fit-il. Bien des sociétés,depuis lors, ont obtenu du gouvernement espagnol le privilège derechercher les galions engloutis, mais toutes ont dû y renoncer,après s’y être ruinées. Elles ne disposaient point, sans doute, demachines assez puissantes, et puis elles travaillaient dans untemps où le scaphandrier était encore une chose tropfragile.

« Et maintenant, mon cher Herbert deRenich, me déclara le docteur qui était passablement gris et qui seprit à remuer furieusement ses clefs dans sa poche en se renversantexagérément sur son fauteuil bascule, et maintenant que vous avezdeviné tant de choses, je ne vois point pourquoi je ne vous diraispoint tout ce que je sais !…

« Au point où nous en sommes, nousn’avons plus rien à nous cacher !… ajouta-t-il. Je tiens avanttout à être votre ami, moi !… Et, dès que j’ai su que vousétiez dans nos parages, je n’ai point tardé à venir vous retrouver,comme bien vous voyez !… J’ai tout fait et j’aurai tout fait(vous pourrez en témoigner), pour empêcher certaines horreurs quisont plus que jamais suspendues sur nos têtes… J’ai fait allianceavec vous en contribuant à votre évasion, et vous savez pour quellecause !… L’alliance existe plus que jamais ! Elle estnécessaire !… Or donc, plus de secrets !… d’autant plusque, depuis que nous nous sommes quittés, ce secret-là est devenuun peu le secret de Polichinelle !… Certes ! on n’enparlera pas et l’on n’en parlera jamais officiellement !…Mais il y a trop d’intérêts en cours pour que ce ne soit pas,sous le manteau, le sujet préféré de la conversation diplomatiqueet militaire dans les hautes sphères de la Bataille dumonde !…

« L’Espagne, elle, ne veut rien savoir,reprit-il, après un coup de langue sur la bouteille de cocaïne. Etelle a raison… et elle a raison !… On lui donne son tant pourcent… d’un côté comme de l’autre !… À nous de nousarranger !…

– Précisez donc, docteur !…précisez ! » implorai-je.

Il hocha la tête, s’arrêta de basculer sur sachaise, suspendit le bruit de ses clefs dans sa poche, vida unpetit verre de skydam et dit :

« C’est simple !… Ce n’est pas cinqcents millions, comme on l’a cru longtemps, que Châteaurenault aengloutis dans la baie de Vigo en coulant ses galions, c’estdeux milliards !… deux milliards d’or !… vousentendez !… en or !… en or !… sans compter lesautres objets précieux, qui sont innombrables et dont la richessen’a pu être appréciée !

« Pour ne point exciter les convoitisesdéjà déchaînées de la flibuste, le gouvernement espagnol d’alorsavait caché que sa flotte d’Amérique lui rapporterait, cetteannée-là, un butin quatre fois plus considérable que celui qu’elleallait ramasser à l’ordinaire sur les côtes des Indesoccidentales ! Mais, en vue de la guerre qu’il allait avoir àsoutenir, le gouvernement avait donné les ordres les plus formels àses officiers et à ses commissaires d’outre-mer, pour que l’ondépouillât jusque dans leurs caves et jusque sur leurs toits (dontcertains étaient encore recouverts de tuiles d’or) les temples desIncas…

« Le temple du Soleil, que l’on venaitenfin de découvrir dans les environs de Cuzco, donna à lui seulpour trois cents millions d’or ! Le Mexique fut également misau pillage ; de Vera-Cruz aux déserts du Chili, on ramassal’or à la pelle, et l’on rapporta au petit-fils de Louis XIV vingtfois plus d’or que les fidèles d’Atahualpa, le dernier roi martyrdes Incas, en avaient apporté pour le salut du fils du Soleil auxsoldats de Pizarre, qui en emportèrent dans les deux premiers moisde leur conquête pour cent millions !…

« La flotte de Châteaurenault ne portaitpas seulement des lingots, mais des objets d’un art admirable queles orfèvres du Pérou n’avaient pas encore eu le temps de réduireen lingots d’un titre et d’un poids uniformes, comme il leur étaitgénéralement ordonné !… De telle sorte, souffla le docteur quise redressa comme il put sur ses pieds, poussé par un soudainenthousiasme, que ce sable, que ce limon (et il étendait les brasvers le gouffre noir de la baie de Vigo) sont pavés d’aiguières, degobelets, de plateaux, de vases, d’ornements pour les temples etpour les palais royaux comme jamais le vieux monde ne fut assezriche pour s’en offrir !…

« Oui, dans cette boue liquide il y adeux milliards d’or ! Deux milliards !… Comprenez-vous,Herbert de Renich ?… Deux milliards !… enor ! c’est-à-dire… écoutez-moi bien… écoutez-moibien !… c’est-à-dire de quoi refaire la puissancefinancière de l’Allemagne… De quoi permettre à la bocherie de fairedurer la guerre du monde autant qu’elle le voudra, jusqu’àl’épuisement du monde ! et de signer finalement un traité devictoire !… »

Ayant dit cela, il s’accorda un moment poursouffler, mais il était moins suffoqué encore par la fatigue de saparole que du poids de son évocation, et moi-même, je restai affalédevant lui, accablé, brisé…

Je pensais à ce que j’avais déjà vu, la nuitmême, de tout cet or-là, et je me demandais avec une angoisseindicible si tout ce qu’il en restait dans la baie de Vigo allaitprendre le même chemin jusqu’au fond des caves de laGoya !…

Le docteur donna sur la table un coup de poingqui fit chanceler les deux chères petites fioles etreprit :

« Il n’y a pas longtemps que ce chiffrefabuleux de deux milliards d’or, enfouis dans la baie de Vigo, estconnu. La chose a été découverte il n’y a pas plus d’un an dans lesarchives de l’amirauté britannique, et tout à fait par hasard. On aretrouvé les comptes d’un commissaire du roi qui se trouvait surl’un des galions de Châteaurenault et qui avait été fait prisonnierpar la flotte anglaise dans la baie même de Vigo. Je ne vous diraipas comment ces papiers passèrent sous les yeux du capitaine Hyx,exprima le docteur en hochant la tête, parce que je l’ignore etqu’il est bien entendu que le capitaine Hyx n’a aucune accointanceavec l’amirauté ; toujours est-il que, quelques semaines plustard, notre capitaine, représenté par Mabel, l’ingénieur canadien,était en pourparlers avec le gouvernement espagnol pour obtenir leprivilège de rechercher les millions engloutis dans la baie deVigo. Une fois de plus ou de moins…

« Le gouvernement espagnol ne s’émutnullement d’une pareille demande et était sur le point de donner àMabel tout ce que celui-ci lui demandait, persuadé que cettenouvelle société courait à sa ruine, comme il était arrivé à tantd’autres, quand une société allemande vint secrètement se mettresur les rangs et demander elle aussi ce fameux privilège.Certainement Berlin avait eu vent de l’affaire ; le serviced’espionnage boche avait été mis au courant de la découverte despapiers du commissaire du roi en Angleterre, en même temps que sesagents en Espagne lui faisaient part des démarches tentées par leCanadien Mabel auprès du gouvernement espagnol.

« Là, comme partout, les alliés et lesimpériaux se trouvèrent face à face et se disputèrent farouchementune affaire qui devait contribuer d’une façon aussi formidable àdonner la victoire à celui qui la réaliserait. Comme je vous ledisais tout à l’heure, pour l’Allemagne plus encore que pour lesalliés cet or-là c’était la victoire ! On l’avait compris depart et d’autre. Le gouvernement espagnol, très embarrassé, déclaraqu’il resterait neutre en cette affaire comme pour tout le reste etqu’il n’accorderait aucun privilège si les deux parties nes’entendaient pas entre elles.

« Finalement, c’est ainsi que cettegrosse affaire se termina : une ligne fut tirée sur un plan dela baie de Vigo, ligne qui passait par le milieu de ce qu’onpouvait appeler le champ de bataille des galions (enadmettant que nous puissions donner le nom de champ à une plaineliquide) et qui allait de la pointe Sulrido, au nord, à la pointeSerrai au sud. Ce que l’on trouverait à l’est de cette ligneappartiendrait aux Allemands et ce que l’on découvrirait à l’ouestdeviendrait la propriété de la société canadienne.

« C’est tout ce que Mabel put obtenir,malgré ses droits incontestables de priorité et encore parce qu’iltrouva soudain chez les Boches un esprit de conciliation auquel ilne s’attendait guère et que l’on devait s’expliquer plus tard parla certitude où ils étaient qu’ils arriveraient, une fois établisdans la baie, à s’emparer du tout.

« Mabel avait déjà loué depuis longtemps,pour le capitaine Hyx, les îles Ciès. C’est là que fut établi lesiège de la société canadienne.

Le gouvernement espagnol permit à l’autresociété rivale de s’installer à l’est de sa ligne, dans la baie deBarra, où il était entendu qu’elle serait comme chez elle.

« Tout le monde fut d’accord pour garderle secret dans cette affaire et, sur la demande même desintéressés, on déguisa les concessions sous des marques diverses,exploitation nouvelle du varech ou fabrique d’explosifs.

« Chacun était maître chez soi etdisposait en quelque sorte, pour se protéger contre lesindiscrétions, d’un ruban assez étroit mais réel d’eauxterritoriales, de la police desquelles il restait le maître.

« C’est de cette façon que, de part etd’autre, on commença à travailler, et c’est de cette façon que, depart et d’autre, on commença à se battre.

« Ce furent naturellement les Boches quicommencèrent. Leurs travaux allaient lentement parce qu’ils avaientaffaire à un terrain vaseux dans lequel les galions s’étaientenfouis profondément, tandis que la société d’à-côté, laissant lavase pour plus tard, avait fait porter ses recherches surtout surles fonds de roc et de granit.

« C’est ainsi que, dans les premiersmois, les ouvriers de Mabel avaient découvert les deux vaisseauxpleins d’or, le Saint-Siméon et le Saint-Luc,tandis que les Boches en étaient encore à avoir ramassé quelquesvieux canons pareils à ceux que l’on montre au musée d’artilleriede Paris et qui ont été, eux aussi, arrachés aux fonds de la baiede Vigo par l’une des sociétés françaises qui ont tenté jadis deretrouver les trésors.

« Est-il besoin de dire que, dans lacirconstance, on usait des dernières découvertes de la science etque toute la puissance pneumatique dont on pouvait disposer, enaspirant dans de larges boyaux les terres et les rocs préalablementdétruits à la mélénite, préparait merveilleusement le travail desscaphandriers.

« Seulement le travail de Mabel, pour lesraisons que j’ai dites, était plus avancé, et déjà sesscaphandriers à lui transbordaient l’or dans des coffres quiallaient remplir Le Vengeur, derrière les îles Ciès…

« Si bien qu’un beau jour les Boches, quiavaient préparé très méticuleusement leur coup, accoururent ennombre ; et toute une bande de scaphandriers, armésspécialement pour ce guet-apens de fusils à balles électriques etde torpilles sous-marines, tomba sur les scaphandriers du capitaineHyx, en tua la moitié, mit en fuite le reste et s’empara duSaint-Siméonet du Saint-Luc !

« Quand on apprit la chose au capitaineHyx, celui-ci n’en marqua aucun ennui. Bien mieux, il déclara quela nouvelle était bonne, qu’il s’y attendait un peu et quedésormais il traiterait sous les eaux de Vigo les scaphandriersboches comme ceux-ci avaient fait des siens et il ne doutait pointque, puisque ces messieurs avaient décidé de s’emparer de tous lestrésors par la force, il ne réussît, lui, capitaine Hyx, à s’enrendre le maître, entièrement, avant qu’il fût longtemps, et commec’était justice !…

« Dès le lendemain il amenait ses enginsde bataille ainsi que des scaphandres spéciaux, et la guerrerecommençait.

« Elle n’a point cessé depuis. Personnene se plaint. Personne ne lâche le morceau. Les troupes, de part etd’autre, se sont aguerries et ont appris à combattre sous l’eaucomme d’autres luttent en plein air…

« Les risques sont graves, certes !Mais les états-majors boches n’ont point accoutumé de ménager leurshommes et ceux-ci ne sont guère plus à plaindre que les misérablesque l’on a trouvés attachés à leurs mitrailleuses et qui redoutentplus le revolver de leurs propres officiers que les projectilesennemis !

« Quant aux hommes du capitaine Hyx, cesont des gars un peu brûlés (comme disent les Français), quin’avaient plus guère à espérer grand-chose en ce monde et qui sonten train de devenir tout simplement millionnaires, à moins, bienentendu, qu’ils n’aient la tête emportée par quelque damnéetorpille à la mode de la baie de Barra ! Tout cela, comme vousle comprenez maintenant, se passa fort convenablement et avec lemoins de bruit possible.

« On ne se sert plus de cette vieilleretentissante poudre à canons, ni d’autres explosifs qui font, biensouvent, plus de bruit que de mal !…

« Électrique etpneumatique ! voilà les deux forces qui combattent, sanscompter, bien entendu, l’acier, arme ordinaire des braves gens deguerre sur la terre et au-dessous des eaux. Nous avons eu debrillantes charges à la baïonnette ! Et aussi quelques coupsde hache d’abordage mémorables !

« Tenez ! mon cher ami, si j’étaisun peu moins fatigué, je vous tracerais sur cette carte lesméandres de nos tranchées et de celles de ces messieurs boches, etvous verriez où nous en sommes de la bataille de Vigo !

« Je crois, du reste, que la décision estprochaine. En tout cas, nous pouvons dès maintenant nous réjouir…Nous tenons le bon bout, c’est-à-dire les bons galions !… Leurnouvelle artillerie carrée est arrivée trop tard ; lademi-douzaine de galions que les Boches ont foudroyés sur notreterrain avaient été déjà vidés par nos soins.

« Je parie qu’en ce qui les concerne,s’ils sont arrivés à récupérer une soixantaine de millions, avec leSaint-Jean-Baptiste,c’est tout le bout du monde ! Etils viennent de perdre le Saint-Marc !…Mais toutcela, certes !… tout cela finira par se régler autour dela cote six mètres quatre-vingt-cinq !… »

Ce disant, le docteur s’était avancé (encoreassez solidement, ma foi) vers le mur où était piquée une cartehydrographique de la baie de Vigo et il me montra un point quidevait être un peu en retrait au sud-ouest de la fameuse ligne dedémarcation.

À ce point, on lisait R. 13,c’est-à-dire : Rocher treize mètres, ce qui signifiait qu’àtreize mètres au-dessous du niveau de la mer, il y avait un fond derocher. Et il m’expliqua que cette carte avait été faite il y a unevingtaine d’années au moins, que, depuis, des épaves étaient venuess’accrocher à ce rocher sous-marin et que le fond, à cet endroitprécis, s’en était trouvé exhaussé de plusieurs mètres. Maintenant,six mètres quatre-vingt-cinq seulement séparaient le niveau deseaux de cette petite cime qui dominait toute la vallée sous-marineet de laquelle on pouvait gêner merveilleusement les élans destravailleurs de la mer !

Les Boches avaient compris si bienl’importance de la position qu’ils avaient tout fait pour s’enemparer et que leurs tranchées l’encerclaient de plus enplus !

Au prix de pertes inouïes, ils avaient encore,la nuit précédente, avancé leurs premières lignes de quelquesmètres au sud-ouest… Mais tout cela devait fort mal se terminerpour eux, car le capitaine Hyx leur réservait un « chien de sachienne », une si belle bête hargneuse et dévorantequ’on en parlerait longtemps au fond de la baie de Vigo !…

« Les premières lignes !… lestranchées !… les assauts à la baïonnette !… finis-je parm’exclamer lorsque le docteur m’eut permis d’ouvrir la bouche pourtraduire tout de même mon ahurissement, mais on se bat donc sous lamer, à Vigo, comme on se bat sur la terre, en Champagne ?…

– Évidemment !… évidemment !…Comment voulez-vous qu’ils se battent ?… Les règles sontles mêmes… partout ! Seulement, ils sont obligés tout letemps de s’éclairer !… Il n’y a de jour pour lescombattants que celui qu’ils font !…

– Oui ! oui !… jesais ! je sais !… moi aussi j’ai vu certaines lumièresétranges qui passaient comme des reflets au fond deseaux !…

– Reflets de lune et d’étoiles ! ricanal’excellent Médéric Eristal ! Visions d’imaginatif !… Onne peut rien voir, on ne doit rien voir ni rien savoirau-dessus des eaux de Vigo, cher Herbert de Renich !…

– Compris ! compris ! jen’insiste pas !… Mais l’imagination est bien pauvre, envérité, à côté de faits comme ceux-ci ! Ma parole, elle estdépassée, outrepassée, trépassée !… »

Et, après avoir levé les bras avecenthousiasme, je les laissai retomber avec accablement :

« Que voulez-vous que l’on imagine,repris-je en secouant la tête, après ce que vous venez de meraconter, cher docteur ?… Que voulez-vous, je vous ledemande !… Une chose cependant, une seule !… Est-cetoujours mon imagination – comme vous dites avec une si belleironie pleine de prudence – est-ce toujours mon imagination qui aentendu des soupirs sur la baie, des plaintes de blessés, sansdoute, qui semblaient sortir des chalands noirs arrêtés sur leseaux noires ?…

– Ah ! ah ! Depuis vingt-quatreheures à Vigo et avoir vu déjà et entendu tant de choses !Vous ne perdez pas votre temps, Herbert de Renich !… Ehbien ! oui, entre nous, vous avez vraiment entendu… Quevoulez-vous ? la bataille bat son plein !… et ilfaut bien qu’il, y ait des blessés quelque part !

– Vous me diriez le contraire que je n’auraispas le droit de vous croire. Certes, rappelez-vous qu’il y aquelques semaines, aux îles Ciès, j’ai aidé à les débarquermoi-même, vos blessés, et à vous les amener à laCroix-Noire !… Mais, écoutez, docteur ! Voilà cequi me chavire considérablement la cervelle : comment avoirdes blessés en dessus, des blessés qui semblent sortird’un combat ordinaire en dessus, alors que la bataille bat sonplein en dessous ?…

– Eh là ! comprenez donc cettechose simple qu’on les a ramenés du dessous au-dessus et que c’estla besogne des chalands noirs… Les chalands noirs, de part etd’autre, ne servent pas seulement à engouffrer les coffres pleinsd’or qui leur viennent d’en bas, mais aussi les mutilés de laguerre, les râlants de la bataille du dessous, cher monsieurHerbert !

« Comprenez que, peu à peu, le service dela Croix-Noires’est admirablement organisé de part etd’autre ! Au début, les scaphandriers blessés se traînaient ouse laissaient traîner jusqu’au point d’accostage, aidés par lesscaphandriers-brancardiers… C’était long ! C’étaitlong !… Et puis une blessure à la tête de cuivre ouau soufflet respiratoire était tout de suitemortelle ! Donc ! Réfléchissez ! Étouffement,n’est-ce pas ?… C’est alors que l’on a imaginé, au-dessus descombattants, les chalands noirs, qui ont des dispositionsintérieures spéciales et qui laissent traîner des câbles où l’onaccroche directement le blessé, qui est hissé, le plus souvent,avant qu’il n’ait eu le temps de mourir étouffé ou noyé… Je dis leplus souvent… Je ne dis pas toujours, évidemment ; quant auxblessures ordinaires sur le corps, comme on s’est arrangé pour quela tête reste bien isolée, malgré tout, de la pression des eaux,les blessés s’en tirent ! Et puis la guerre est laguerre !… et les conditions du combat sur la terre, avec lesgaz asphyxiants, et dans les airs sont quelquefois plus terriblesque celles de la lutte au fond des eaux… de touteévidence !

– Maintenant, l’humanité est tranquille, jeveux dire satisfaite, déclarai-je sur le ton d’une amèrephilosophie… il n’est point d’éléments où elle ne se massacrecongrûment !

– Vous l’avez dit, cher Herbert deRenich !…

– Mais ces chalands et aussi ces petitsremorqueurs, toute cette flottille en apparence si pacifique quiglisse sur les eaux de Vigo, rien ne les empêcherait au besoin defaire descendre, de part et d’autre, des bombes ou des mines surles combattants !… Ainsi font les vaisseaux de l’air sur lesguerriers du dessus de la terre !

– Sacré Herbert ! ça se saurait tout desuite en dessous et les flottilles ennemies dudessus se battraient tout de suite en dessus, et ilne le faut pas, il ne le faut pas !… Neutralitéau-dessus ! neutralité espagnole, cher maître !…L’Espagne ignore que nous nous battons, ne l’ignorez pas ! Aufond, elle nous demande peu de chose : de ne point faire debruit et de cacher nos blessés. Est-ce compris ?

– Étonnant ! Extraordinaire, prodigieusebataille ! Que d’or et que de sang au fond de tes eaux, ôVigo !…

– Ce sera le mot de la fin, déclara ledocteur, car, réflexion faite, je ne tiens plus debout !… Jevois du reste que vous paraissez aussi fatigué que moi…

– Oui, oui, aussi fatigué », fis-je enregardant mon lit, dont Potaje, qui était rentré à l’instant dansma chambre et qui avait certainement passé tout ce temps à écouterderrière la porte, venait de faire la couverture…

Et assurément mes yeux se fermaient malgrémoi. Les yeux du docteur se fermaient également… Et, voyant cela,chacun nous eûmes un triste sourire.

« La nature reprend ses droits !…expliqua le docteur, qui était assez amateur d’apophtegmes… Mais envérité je ne sais où je vais aller me coucher !… »

À ce moment, on frappa à la porte et l’onentra. C’était encore l’énorme majordome qui prononça :

« Il y a une personne en bas qui attendmonsieur. Elle a dit de dire à monsieur que monsieur devaits’apprêter à le suivre jusqu’au château de la Goya, où il estimpatiemment attendu !… »

J’étais à la fois consterné et furieux, commebien vous imaginez, et je ne pouvais détacher mes yeux de cettecouche où déjà, par la pensée, je m’allongeais pour un repos tantgagné…

« Ah ! bien, fit le docteur, voilàqui arrange tout ! Le château de la Goya !… Vous n’enserez pas revenu avant le matin !… Je vais me coucher dansvotre lit !… »

Et il commença de se déshabiller.

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