La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 6LE CONSEIL DE GUERRE

Il était deux heures du matin quand onm’introduisit dans une vaste salle basse de cette prison danslaquelle j’avais déjà passé quelques moments d’une insupportableangoisse lors de ma première visite à Zeebrugge.

Je me trouvai dans cette sinistre pièce avecle lieutenant de vaisseau joufflu, le Fritz, qui ne cessait derouler entre ses lèvres épaisses des boules de gomme. Il ne m’avaitpas quitté une seconde. En vain lui avais-je posé quelquesquestions, il avait fait semblant de ne point les entendre.

Tout là-bas, trois lampes à abat-jour vertfaisaient trois petits ronds de lumière sur le tapis d’une longuetable couverte de dossiers. De hauts fauteuils contre le mur. Etautour de cela, du noir, du noir.

Une porte s’ouvrit et trois hommes entrèrent,trois seulement, pas un de plus pas un de moins, mais quels hommesétaient ceux-là ! Je le sus quand ils furent sous les petitsronds de lumière.

Non ! Non ! ce n’était point unconseil de guerre ordinaire. Aucun apparat, aucun bruit de sabre,pas un garde, pas une sentinelle, pas une oreille detrop !

Le Fritz, avec ses boules de gomme dans labouche et son revolver à la ceinture… Et ces trois là-bas !…Celui qui était au milieu était le prince Henri, ni plus ni moins,le grand chef Hohenzollern de la flotte, le grand maître de tousles canons de la mer ; celui qui était à sa droite étaitTirpitz lui-même, le glorieux et hideux Tirpitz, l’homme du Crimesous-marin comme le capitaine Hyx était celui de la Vengeancesous-marine !… Vous pensez bien que celui qui était à lagauche du prince Henri avait nom von Treischke.

Trinité redoutable, monstre à trois têtes quin’aurait aucune peine à dévorer votre serviteur, SeigneurJésus ! Quand le prince m’ordonna d’avancer, il me sembla quej’étais déjà à moitié digéré…

L’aimable Fritz m’aida à traîner ma massemolle.

« Approchez ! approchez !encore !… »

Et ainsi jusqu’à ce que je fusse contre latable.

« Vous allez nous répéter tout ce quevous avez dit à l’amiral von Treischke, ordonna le prince. Reprenezvos esprits, on ne vous veut aucun mal, à moins que vous nerépondiez pas suivant nos désirs ! »

Ah ! répondre suivant leurs désirs !je ne demandais pas mieux ! je ne demandais pas mieux !Mais sait-on jamais quand on leur fait plaisir, à cesanimaux-là ?

Je commençai mon récit ; j’étais glacé,car il me paraissait que je parlais devant trois blocs de glace.Cela dura une heure environ. Il n’y eut pas une interruption. Ilsse levèrent ensuite et disparurent pendant un quart d’heure, puisils revinrent avec mon plan et je dus leur donner, de vive voixquelques indications. Ils me posèrent particulièrement desquestions pressantes relatives à la chambre des machines et ilsm’écoutèrent avec intérêt parler de mon hypothèse d’électricitéreconstituée.

Quant au sort réservé à leurs malheureuxcompatriotes enfermés dans le vestibule de la torture, il me parutqu’ils s’en préoccupaient aussi peu que possible.

Ils se levèrent une seconde fois et revinrentencore, cette fois, au bout d’une demi-heure. Ils me parurent d’unegravité tout à fait exceptionnelle.

« Depuis Madère, me demanda le princeHenri, vous n’avez fait relâche nulle part ?…

– Si, Votre Altesse, fis-je… m’efforçant dedissimuler mon émotion intense. J’ai su que leVengeur s’était arrêté en face des côtes d’Espagne…

– Où ?

– Précisément où, je ne pourrais… ce seraitpeut-être imprudent de vous l’affirmer… Les uns ont parlé deCadix…

– Et les autres ?

– Les autres ont parlé de Vigo… »

Grand silence, immense silence, prodigieuxsilence… et puis la voix sèche du prince : « La questionque je vais vous poser est une question de vie ou de mort pourvous, mon ami. Si vous me mentez, nous le saurons, nous lesaurons tout de suite… C’est bien compris ? C’est biencompris ? »

Je ne lui répondis pas. J’attendais lesquestions. Je ne respirais plus. Une question de vie ou demort ! On ne m’avait encore jamais posé une question pareille.Le prince se décida : « Vous avez su qu’on avait faitescale à Vigo. Savez-vous si le capitaine Hyx est descendu àterre ?

– Je crois, répondis-je, en mesoutenant à la table, je crois que le capitaine est descendu dansune petite île.

– Ah ! et cette île ne serait-elle pointl’une des îles Ciès ?

– Mon Dieu, bien que je n’aiejamais entendu parler à bord de ces îles-là, je crois la chosefort possible, car j’ai cherché sur un atlas de la côte ouestespagnole et n’en ai point trouvé d’autres en face de la baie deVigo ! »

Mais déjà ils ne m’écoutaient plus ; ilss’étaient levés une troisième fois, cependant que le princeprononçait : « Je vous dis que c’est notrehomme ! »

Et la porte fut refermée, mais pas assez vitecependant pour que je n’entendisse point ces mots lancés d’une voixrageuse :

« Si l’Homme de Ciès et le capitaineHyx ne font qu’un, Sa Majesté ne le pardonnera jamais àl’Amérique !… »

Cette fois je les attendis une heure ;une grande heure ; jamais une heure de soixante minutes nem’avait paru aussi longue !

À la façon dont ils rentrèrent, je compris quetout ce qui s’était passé jusqu’alors n’avait aucune importance àcôté de ce que ces messieurs m’apportaient… Ils m’apportaient…encore une question de vie ou de mort ; ils m’en prévinrent.Le prince Henri, avant de me poser cette question de vie ou demort, m’avertit, eut la bonté de m’avertir que si, par hasard,j’échappais aux dangers que me faisaient courir toutes cesquestions, il me suffirait de dire un mot de ce qui s’était passéici, de prononcer un chiffre, pour être à jamais incapablede prononcer par la suite quoi que ce fût !…

Ah ! je la sentais venir, laquestion !… Elle me brûlait déjà les oreilles ! Lesmenaces d’ici me rappelaient trop celles de là-bas pour que je neme raidisse point à l’avance contre le coup dont ils voulaientm’étourdir. Attention ! attention ! du sang-froid !Il s’agit de mentir en les regardant dans le blanc des yeux !Question de vie ou de mort ! Si je dis la vérité, je suismort !…

La tête du prince glissa sous l’abat-jour et,me regardant de tout près, si près, il me jeta d’une voixsourde :

« Qu’est-ce que l’on dit à borddu Vengeur de la cote six mètresquatre-vingt-cinq !

– Jamais entendu parler ! Nesais pas ce que Votre Excellence veut dire ! »

Que Dieu et la Vierge me pardonnent !mais jamais vérité ne sortit de ma bouche avec un transport aussiparfait que ce parfait mensonge !…

J’avais la certitude absolue que, si jen’avais pas répondu avec ce cynisme éhonté mais convaincant, SonAltesse (qui tenait sa main dans la poche droite de sonveston) m’eût tranquillement, à bout portant, brûlé lacervelle ! J’avais lu dans ses yeux tendus vers moi sous lalampe, j’avais lu qu’il ne fallait rien connaître dela Bataille invisible !

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