La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 14DE LA DIFFICULTÉ DE PASSER INAPERÇU DANS CE MONDE

Un taudis éclairé par une résine fumeuse,quelques hardes et des filets pendus dans un coin, une table oùs’étalaient les restes d’un souper fruste, une bouteille d’alcool,deux verres et mes deux hôtes, mâle et femelle, deux figures quiauraient fait la joie de Zuloaga ; têtes d’enfer, tannées parl’âge et les plus corrosives passions, voilà ce qui, dès le premierabord, m’apparut.

Quatre yeux de flamme me dévisageaient avecmoins d’hostilité que de curiosité évidente.

On m’avait fait asseoir assez rudement sur uncoffre et l’on m’offrit aussitôt de prendre part aux joies de labouteille.

J’étais si content de moi et de ce quim’arrivait que, le croirait-on ? je ne refusai point lebrûlant cordial ! Qui donc viendrait chercher au fond de cetantre diabolique, entre ces deux misérables, le délicat Herbert deRenich ? Qui donc ? Je n’avais qu’à vaincre lesrépulsions instinctives d’une nature trop gâtée dès l’enfance parla civilisation pour que la civilisation, dans le moment si marâtrepour moi, m’ignorât désormais !

Et je commençai par boire du rhum dans unverre crasseux !

J’enviais les ravages de toutes sortes quiavaient défiguré le señor José et la señora Augustias (tel était lenom de mes hôtes, qu’ils me révélèrent avec un orgueil touchant).Je convoitais surtout leurs vêtements sordides et si bien, ma foi,que je ne leur cachai point le désir que j’avais d’en trouver, leplus tôt possible, de semblables. Je fus servi à ce point de vueplus tôt que je ne l’espérais. En fouillant dans le coffre quim’avait servi de siège, on me trouva tout ce qu’il me fallait et jefus aussitôt vêtu de loques et couvert aussi, à n’en point douter,du même coup, d’une vermine tyrannique dont je voulusillico m’accommoder.

Tout cela m’apparaissait comme la conditionmême de ma délivrance et j’estimais que ce n’était point la payertrop cher d’une brûlure d’estomac et de quelquesdémangeaisons !

Que vous dirais-je ? Mon bonheur futparfait quand j’appris de la bouche de don José que, dèsmaintenant, je m’appelais Benito comme tout le monde, quej’avais l’honneur d’être un de ses cousins germains arrivérécemment d’Oviedo pour affaires de famille et que ma qualité étaitde mendier sous la porte Mayor de la cathédrale avec unécriteau pendu à mon cou, écriteau sur lequel il serait loisible àtous ceux qui savaient lire de se renseigner sur mesinfirmités : j’étais sourd-muet !

À cette dernière révélation, qui m’ôtait toutecrainte d’être confondu comme faux Espagnol, soit parce que jen’entendais point suffisamment la langue, soit parce que mon accentlaissait trop à désirer, je ne pus me retenir de pousser un cri dejubilation vers le ciel, qui me comblait tout à coup de sesfaveurs ! Puis, après avoir souhaité le bonsoir à mes hôtes,je m’étendis sur mon grabat, où je dormis dix-huit heures de suited’un sommeil que je ne connaissais plus depuis longtemps et que jen’ai jamais retrouvé depuis !

Le lendemain, quand je me réveillai, don Joséet la señora Augustias penchaient sur moi leurs grimacessympathiques.

Ils me firent mille compliments surl’honnêteté de ma conscience (car il n’y avait qu’un honnête hommepour fournir un aussi joli somme) ; je dus dévorer, pour leurfaire plaisir, une soupe au poisson que je trouvai, du reste,délicieuse ; ensuite, don José me montra l’écriteau quim’était destiné et qu’il venait de fabriquer lui-même, et surlequel il avait écrit en lettres majuscules au goudron ces motssauveurs : Sordo-mudo(sourd-muet)…

Je me l’accrochai immédiatement au cou et nevoulus refaire mon apparition dans le monde, c’est-à-dire memontrer sur le seuil de la cabane des pauvres pêcheurs, qu’avec cetappareil protecteur.

Il faisait un temps à ne pas mettre, comme ondit en France, un chien dehors ; le ciel et la mer, par letruchement du rideau de pluie, s’étaient rejoints ; les eauxdévalaient au long de la falaise avec une force irrésistible,remuant un limon visqueux. On eût dit que le monde était changé enboue… Eh bien ! le croiriez-vous encore ? le monde, cejour-là, m’apparut plus beau que par la plus belle aurore auxdoigts de rose, plus beau que le matin où, sur la côte de l’une desfatales îles (les Ciès), échappé à ma prison du Vengeur,je m’étais jeté à genoux pour remercier la divinité !

Oui, oui ! C’était ainsi ! Etcomment en pouvait-il être autrement ? Ce jour-là (le jour oùje portais l’écriteau), je n’étais pas seulement débarrassé duVengeur, mais de son capitaine ! et de l’amiral vonTreischke !… et de tous les ennuis, petits et grands,ridicules ou effroyables, qui fondent des quatre coins de l’horizonsur la tête d’un pauvre honnête homme dont le seul tort est –autant que possible – de vouloir rester neutre dans la grandebataille du vaste monde, tout en essayant cependant de sauverl’innocence quand l’occasion s’en présente et quand sa consciencel’y oblige, mais sans prendre parti à cause de cela, autant quepossible, pour personne !…

C’est sous cette douche bienheureuse (la pluiedu ciel) que nous nous acheminâmes, don José et moi, vers la villede Santander. Nous y arrivâmes, trempés jusqu’aux os, par la callede Burgos ; puis nous nous trouvâmes sur la plaza delPeso ! Et là nous nous mîmes à l’abri sous une arcade.

J’imaginai que les gens qui passaient souscette arcade nous prêtaient plus d’attention que de raison et jen’hésitai point à tendre la main et à demander l’aumône avec unesorte de grognement incompréhensible comme il est entendu entresourds-muets.

Aussitôt, don José me lança un gros coup decoude dans le coté, à me couper la respiration… et quand les gensse furent éloignés, sans m’avoir rien donné, du reste, il me traitaavec la dernière rigueur. Tous les reproches qu’il me fit sontinimaginables. Il commença d’abord par déclarer que je ledéshonorais et que si sa famille savait jamais qu’il donnaitl’hospitalité à un mécréant qui tendait la main sous les arcades dela ville elle ne voudrait plus le connaître ! Il me conseillade ne point faire part de cet incident à la señora Augustias sij’avais dessein de trouver encore bon accueil sous son toit !Enfin, après beaucoup d’autres discours du même acabit, auxquels,du reste, je ne comprenais rien et qui, adressés tout haut à unsourd-muet, ne manquèrent point d’étonner quelques passants quin’étaient pas au courant, il me pria de le suivre avec une hauteurméprisante qui me remplit d’admiration pour lui, en même temps quede confusion pour moi.

Et nous fûmes bientôt dans la vieille ville,devant la cathédrale. C’est un édifice gothique à trois nefs, dutreizième siècle. Ainsi le classai-je tout de suite, par habitudede voyageur qui a appris dans les guides à s’intéresser aux égliseset aux époques auxquelles elles furent construites. J’avais, dansla circonstance, d’autant plus de mérite que l’extérieur dumonument, un peu lourd, a été défiguré par la restauration. Jevoulus étaler ma science devant don José, mais celui-ci, d’unregard sévère, me désigna mon écriteau, et dès lors, rendu à monnouveau moi-même, je n’eus garde d’ouvrir la bouche.

Le clocher de la cathédrale se dressaitau-dessus d’une salle ouverte à voûte ogivale, située aurez-de-chaussée. C’est là que don José me conduisit et me présentaà toute une société de mendiants, hommes et femmes, qui, surquelques mots de lui, me firent le meilleur accueil.

L’un d’eux, nommé Ramon, pour qui toussemblaient avoir le plus grand respect, voulut bien me prendre soussa protection et me plaça à côté de lui, m’enfonçant quasi dans uneniche à laquelle manquait son saint de pierre. Don José me serra lamain et me souhaita bonne chance. Don Ramon me passa une sébiled’étain dans laquelle il eut la bonté de déposer quelquespiécettes, en guise d’appât, et il m’annonça que la matinée nemanquerait point d’être fructueuse, car nous pouvions compter surun enterrement de première classe et sur un mariaged’importance.

Quelques fidèles se présentant dans le moment,un concert d’implorations s’éleva aussitôt, auquel je mêlai mongrognement.

Don Ramon (je donne du don à tous cesEspagnols qui, plus pauvres que Job, ne laissaient point de m’enimposer par des airs de la plus prestigieuse noblesse), don Ramonme regardait opérer et, quand nous fûmes seuls, c’est-à-dire entrenous mendiants, il m’adressa quelques observations qui firent bienrire la société. Il paraissait que je mendiais en fermant les yeux,comme si j’étais aveugle, et mon écriteau ne portait que« sourd-muet ». N’était-ce pas déjà assez d’infirmitéspour un seul homme ? Il fallait, me dit-il, en laisser un peupour les autres !

Ainsi parlant, il prêchait pour son saint, cardon Ramon passait pour aveugle, ce qu’il n’était point réellementet ce dont il ne manquait point de se plaindre. Il disaitcouramment que c’était là un supplice de tous les instants demendier en qualité d’aveugle et de ne pas l’être ! On avaitbeau se surveiller, expliquait-il, il y avait des moments où l’onrisquait de se trahir en public, et alors ce pouvait être, en uneminute d’inattention, la ruine de toute une vie ! Maisquoi ! puisque le ciel n’avait pas voulu lui accorder la grâcede le faire naître avec quelque bonne infirmité naturelle, ildevait encore le remercier de l’avoir doué d’une ingéniosité quilui avait permis, pendant plus d’un demi-siècle déjà (simplement enclignant les paupières et en tâtonnant le pavé du bout de sonbâton), de se nourrir, de s’élever lui-même, de se marier, d’éleverses enfants, de les placer convenablement et aussi de garder pardevers lui quelques ressources pour ses vieux jours.

Un murmure d’admiration accueillit cediscours, et un pauvre petit cul-de-jatte qui était là, à deux pasde moi, encore un enfant, applaudit de toute la force de ses patinsde mains. Il s’appelait Potaje, et une vieille femme à béquillesl’engagea à faire son profit de l’exemplaire vie de don Ramon,lequel était si bien réglé dans tout ce qu’il faisait qu’il avaitmérité d’être le plus riche de toute la confrérie. « Ce n’estpoint en achetant des billets pour la loterie qu’il s’est acquisdans la société une place honorable ! » termina lavieille, et chacun de ceux-là qui étaient autour d’elle, avec leurbandeau sur l’œil ou leur moignon en écharpe, n’osèrent point lacontredire.

L’enterrement de première classe me rapportapour ma part deux pesetas et le mariage deux réales seulement.

Tout de même j’étais enchanté de ma matinée etdon Ramon me félicita. Après le mariage, et bien qu’il me parût quel’heure du déjeuner fût proche, nous restâmes là à bavarder et àdauber sur le compte des invités de la noce qui étaient presquetous gens considérables et que les mendiants connaissaient tous parleurs noms de baptême et sur lesquels ils savaient des anecdotesplus ou moins édifiantes. Chacun de ces seigneurs était habillésuivant son esprit et ses habitudes de charité, et c’était assezlogique. Les pauvres, par les aumônes qui leur sont faites ourefusées, en savent plus long que les autres sur les qualités ducœur de leurs contemporains et peuvent, mieux que quiconque,prévoir la place que tel orgueilleux maître ou telle grande dameoccupera au paradis.

Enfin, on se sépara en se donnant rendez-vouspour l’office du lendemain et don Ramon m’emmena avec lui pour mefaire admirer les beautés intérieures de l’édifice. Quand il m’eutfait visiter la crypte (del Cristo de abajo), puis déchiffrerl’inscription arabe des fonts baptismaux et qu’il m’eut, devant lemaître-autel, appris que celui-ci renfermait les ossements desmartyrs Emeterio et Celedonio, il ne me cacha pas plus longtempsque je lui devais, pour ce jour-là, deux réales, et celapour la location de sa sébile et de la place que j’avais occupéedans la niche du saint.

Je lui répondis qu’en ce qui concernait lasébile, je préférais la lui acheter. Mais il me répliqua qu’ellen’était pas à vendre et que, si je voulais conserver la même placepour mendier, je devrais continuer de lui louer la même sébile.Là-dessus, il m’expliqua que cette place lui appartenait, avec deuxautres encore sous le porche Mayor, et que les règles dela confrérie ne permettaient à personne de s’en emparer sans passerpar lui, Ramon, qui les avait acquises en rendant mille servicesd’argent et autres à des mendiants joueurs et ivrognes qui étaientmorts de leurs vices sans avoir pu s’acquitter.

Il m’expliqua encore que c’était un honneurinouï que de mendier sous le porche de la cathédrale, que cethonneur avait été brigué par des personnages autrement huppés quemoi sans qu’ils aient pu l’obtenir et que, personnellement, jedevais ma bonne fortune à la recommandation de son ami José et à sahaute protection à lui Ramon.

Enfin, je compris que si don Ramon me retiraitcette protection j’étais un homme perdu, c’est-à-dire un homme quin’avait plus qu’à aller mendier sous les arcades de la vieilleville.

Tout cela, évidemment, se paye. Je ne fus pasassez stupide pour m’en étonner plus longtemps et la rapidité aveclaquelle j’acquiesçai à toutes les demandes de don Ramon futimmédiatement récompensée. Quand il fut entendu que je luidonnerais le quart de ma recette quotidienne, il eut pour moi unparler de velours et me fit entrevoir une vie de délices.

Cet homme était avare, mais juste. Et il nementait pas.

Je n’eus pas à regretter pendant huit jours dem’abandonner à lui, car je passai, sous sa protection, une semainede bonheur parfait. Il ne voulut point que je retournasse chez lecousin José et sa femme Augustias, qui ne manqueraient point,disait-il, de me vider les poches, et il m’entraîna chez lui, où jefus logé, entre deux vieilles malles, assez confortablement. Il yavait là un matelas assez propre et des couvertures quasihygiéniques.

Son grenier avait été, par ses soins, toutrecrépi de neuf à la chaux, et nous avions une vue magnifique, parles lucarnes, sur la Muelle del Calderon et sur la hautemer.

Les deux étages au-dessous de nousgrouillaient de pauvres auxquels don Ramon donnait à coucher, caril avait loué pour presque rien ces deux étages qui, à la fin del’année, rapportaient une bonne somme.

De temps en temps, on frappait à notre porteet le plus souvent nous avions à nous prononcer sur des différendsqui s’étaient élevés entre sujets de don Ramon. Quand nous avionsprononcé, tout était fini, et jamais je n’ai entendu, pendant ceshuit jours, une parole grossière, jamais notre repos ne fut troublépar l’éclat d’une querelle. Don Ramon tenait tout le monde parl’espoir d’une place sous le porche Mayor ! enattendant celle qui leur était réservée à la droite deDieu !

Je passais mon temps le matin à mendier à lacathédrale et cela me paraissait la chose la plus amusante dumonde, car je commençais de connaître les fidèles et leurs tics, età mon tour je m’essayais sur eux, après l’aumône, à de bonnesplaisanteries. L’après-midi, je lisais tranquillement, étendu dansnotre soupente, les nouvelles de Cervantès dans le texte espagnol,dans le dessein de finir de m’instruire dans cette belle langue.Vers six heures, avec don Ramon, nous allions prendre l’apéritifdans un étrange cabaret de la vieille ville, où il était sûr detrouver des clients ruinés par la loterie et auxquels il venait enaide, moyennant la signature d’un bon papier, comme de juste…

Nous rentrions alors dîner chez nous, oùPotaje, qui était le cuisinier de Ramon, nous avait préparé uneratatouille aux pâtes ou au poisson que nous mangions toujours debon appétit. Le soir, nous allions passer une heure dans une maisonde danse, aux dernières places, certes ! mais où nous faisionsautant de bruit que quiconque en applaudissant et en criant commetout le monde « Ollé ! Ollé » et enréclamant : « Fandango !fandango ! »

Puis on rentrait définitivement. Don Ramons’enfermait dans une petite pièce, soit pour dormir, soit pourmettre sa comptabilité à jour et moi, j’écoutais les histoires dePotaje, qui étaient les plus belles d’Espagne après celles deCervantes.

Potaje avait quinze ans. Je n’ai jamais rienvu d’aussi vif que ce cul-de-jatte. D’abord, il n’était pascul-de-jatte ; il avait simplement les membres inférieurslégèrement déformés et l’on n’aurait su dire, à la vérité, si cettedéformation avait nécessité la transformation de Potaje encul-de-jatte, c’est-à-dire en petit animal humain ne pouvant sedéplacer que par le truchement d’une planchette à roulettes et depatins à mains, ou si, à la suite de ce mode d’existence, attachésà cette façon de véhicule, les membres inférieurs de Potaje avaientsubi cette déformation.

Don Ramon n’aurait pu me renseigner là-dessus,car il ne se rappelait point avoir vu Potaje en public autrementqu’en cul-de-jatte. Ses parents, morts depuis, en avaient fait unobjet de pitié de très bonne heure. Don Ramon l’avait adopté, àcause d’abord de la peine qu’il aurait eu à laisser un pauvreorphelin, riche d’avenir comme Potaje, se galvauder avec tous lesméchants garçons de la ville et puis aussi parce qu’un cul-de-jattesous un porche d’église est, paraît-il, d’un très bon rapport.

Potaje, pour exciter la pitié nationale de sesconcitoyens, racontait en tendant la main qu’il avait été mis danscet état à la suite d’une opération rendue nécessaire par unaccident survenu dans une course de taureaux. Il avait fini parcroire à cette histoire-là, et c’est cette histoire-là, enjolivéede la plus gracieuse et de la plus glorieuse façon du monde, qu’ilne cessait de raconter à qui voulait l’entendre. Pour moi, jel’écoutais sans me lasser, ce qui l’incitait à inventer encore, etj’étais stupéfait de son imagination, en même temps que jepénétrais avec lui dans un monde enchanté, celui des arènes et destoreros.

Le père de Potaje avait été picador,c’est-à-dire un pauvre bougre destiné à recevoir sur un cheval quiperd tripes et boyaux de bons coups de cornes, ce qui n’avait pointmanqué d’arriver ; de quoi Potaje père était sorti estropiépour la vie et avait dû changer de confrérie avec toute sa famille.Mais quelle gloire, quelle auréole chez les mendiants de Santander,où il avait fini par échouer dans les écuries de donRamon !

Héritier d’une aussi illustre race, Potaje necessait de narrer les hauts faits paternels, et aussi les siens.Tout petit, il organisait, affirmait-il, des petitescorridas d’amateurs dans les villages et avait déjàremporté maints triomphes, et ne doutait point qu’un jour il ne dûtrecevoir l’alternative, qui est comme l’investituredécernée aux matadors en titre, dans les arènes de Madrid, ce quileur donne le droit d’alterner dans n’importe quel cirque avecn’importe quel autre espada !

Une aussi belle carrière en perspective avaitété subitement interrompue par un sale coup d’un vrai toro demuerte, un monstre qui aurait fait reculer toutes lesquadrilles d’Espagne et qui n’avait pas eu le don d’effrayerPotaje. Seulement Potaje s’était trop attardé à chatouiller labarbe du toro de muerte, plaisantait-il, et celui-ci l’avait envoyédu bout de ses cornes dans les nuages, d’où le pauvre Potaje étaitredescendu cul-de-jatte.

Racontant ces choses, il fallait voir Potajesur ses roulettes, allant de-ci de-là, à gauche, à droite, mimanttoute la course, et revenant sur le taureau, et faisantd’incroyables pirouettes, de vrais sauts de la mort, avec saplanchette, et retombant toujours sur ses roulettes et sur sespatins.

Nous nous prîmes d’une grande amitié l’un pourl’autre et je n’eus jamais à le regretter depuis.

Ainsi donc vivais-je le plus heureux deshommes, persuadé que l’on me croyait mort et que mes pires ennemis,par conséquent, avaient cessé de me persécuter, moi et ma famille,assuré qu’on laisserait désormais ma pauvre maman tranquille etdécidé à prolonger jusqu’à la fin des hostilités au moins uneexistence pour laquelle, après toutes les tribulations passées, jeprenais plus de goût tous les jours.

L’image même d’Amalia commençait de s’atténuerdans ma mémoire, sinon dans mon cœur, où je la retrouvais toujoursvivante quand je l’y allais chercher.

Détaché, oublié du monde, sourd-muet,sordo-mudo, ne lisant même plus les gazettes,ollé ! ollé ! comme chantait Potaje, la vieétait belle !

Hélas ! cela ne devait point durer.

Un soir où je rentrais chez nous pour souper,je trouvai Potaje en train de mettre sa dernière main à unesucculente caldereta (ragoût d’agneau) qui embaumait toutle grenier. Il me dit :

« Il y a des lettres pour vous,señor !

– Des lettres pour moi !m’écriai-je, tout étonné de ce señor dont Potaje, fortcérémonieusement, me parait.

– Si ! si ! »

Et il me désignait sur la table un large plicacheté de cire noire. Je me précipitai dessus et sur l’enveloppeje lus : « Pour M. Herbert deRenich. »

« Miséricorde ! qui donc a apportécela ici ? gémis-je.

– Mais don Ramon lui-même, répondit Potaje enremuant de sa cuiller de bois le limon embaumé de sacaldereta.

– Et qui donc a dit à ce don Ramonque je m’appelais Herbert de Renich ?

– Don Ramon sait tout ! » répliqual’autre sans plus, en goûtant sa ratatouille.

Je tremblais de tous mes membres.

L’enveloppe était énorme et lourde !lourde !… Je la regardais sans pouvoir me résoudre à ladécacheter. J’examinai les cachets ; le chiffre y était sibien emmêlé de dessins plus ou moins gothiques que je ne parvinspoint à distinguer une seule lettre un peu nette.

Enfin, je rompis les cachets, j’ouvrisl’enveloppe.

Dans cette enveloppe, il y en avait une autreégalement cachetée sur laquelle je lus, non sans terreur, commevous pouvez bien le penser, ces mots : À remettre, enmains propres, au capitaine Hyx !…

« Ah ! ma mère !… ah ! monDieu !… ah ! la Vierge !… Eh quoi ! était-cebien possible ? On me chargeait, moi, d’aller porter ce pli aucapitaine Hyx, dans le moment même où je le savais terriblementfurieux contre moi et où j’espérais bien ne plus le revoir de mavie ! »

Et qui donc osait m’envoyer une pareillecommission ?…

Hagard, ne sachant plus ce que je faisais, jeregardais autour de moi avec la mine d’un fou. J’aperçus Potajequi, tranquillement, me montrait une feuille, laquelle s’étaitéchappée du pli que j’avais ouvert et était tombée à mes pieds…

Je la ramassai et lus :

 

Mon cher monsieur Herbert,

Vous trouverez le capitaine Hyxvraisemblablement aux îles Ciès. En tout cas, ce n’est que là quel’on vous dira ce qu’il faut faire pour le joindre. La commissionest urgente. Il faut que cette lettre soit remise au capitaine enmains propres, et par vous-même, avant huit jours.

Salutations

Von Treischke

P.S – J’ai le plaisir de vous fairesavoir que don Ramon vous remettra 5 000 Marks que je vous prêtedans le cas où vous manqueriez d’argent.

 

Je me laissai tomber de tout mon haut sur mapaillasse. Ah ! ces gens-là savaient que je n’avais rien àleur refuser depuis qu’ils avaient pris ma mère sous leur mauditeprotection J’étais foudroyé. C’est en vain que Potaje voulut, pourme faire revenir à moi plus vite, me faire manger de force de sonexcellente caldereta, le brave cœur ! Je n’avais plusfaim !… Et pour longtemps !…

Quand je pus parler, je luidemandai :

« Mais enfin, comment les Boches ont-ilssu que je me cachais ici ?…

– Ah ! bah !… me répliqua le bonPotaje en souriant, vous êtes le seul ici à ne point savoir que donRamon émarge à la Wilhelmstrasse !… »

Auteurs::

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