La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 23LA COTE SIX MÈTRES QUATRE-VINGT-CINQ

Quand, au bout de quelques secondes, je sortisde mon accablement, je me trouvai seul en face de von Treischke.Fritz et le neveu avaient disparu. L’amiral s’approcha de moi et medit :

« Nous savons ce qui s’est passé cesderniers jours à bord du Vengeur, qui tire des bordéessous-marines, en ce moment, au large de Vigo. Si nous voulonssauver celle qui fut Amalia Edelman avant d’être Mme vonTreischke, nous n’avons plus une heure à perdre, monsieur Herbertde Renich !… Quand le capitaine Hyx, qui se trouve en cemoment où je vous ai dit, rentrera à son bord, ce sera peut-êtrepour la plus effroyable tragédie de cette guerre. Voilà pourquoi jevous envoie vers lui avant ce retour-là ! Voilà pourquoi ilfaut que vous lui portiez les documents dont vous êtes chargé àl’endroit précis où notre sûr service d’espionnage nous a révélé saprésence !… à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, sous leseaux de la baie de Vigo ! »

Je regardai le monstre et j’admirai soncynisme ! Ah ! il n’oubliait rien ! Pour sauver safemme, il me rappelait froidement que je l’avais aimée, que jel’aimais encore !…

« Ne craignez rien, continua-t-il, vousirez à cet homme en parlementaire et il saura que vous venez encette qualité. Mon neveu vous expliquera tout cela ! Faitestout ce que vous dira mon neveu, quoi que vous puissiez penser etquoi que vous puissiez voir !… »

Il toussa, me regarda de côté etreprit :

« Attendez-vous à voir des chosessurprenantes, monsieur Herbert de Renich ; mais plus ellesvous paraîtront surprenantes, plus vous apprécierez avec quel soinjaloux vous devez en garder le secret ! Ceux qui voient celane sont point libres d’aller le rapporter ailleurs. En ce qui vousconcerne, vous garderez, après votre mission, votre liberté, carj’ose affirmer que nous sommes sûrs de votre discrétion, monsieurHerbert de Renich !

– Certes ! Certes ! Amiral, sûr dema discrétion, vous l’êtes ! Je sais que vous vous êtesarrangé pour n’avoir rien à craindre de ce côté. Mais croyez-vous,amiral, que vous ne seriez point plus sûr encore du dévouement aveclequel je remplirais ma tâche difficile si moi, Herbert de Renich,qui vais m’enfoncer sous les eaux de Vigo et qui n’en reviendraipeut-être jamais, vous me donniez votre parole que ma mère ne courtaucun danger, qu’elle n’en courra aucun, et qu’elle est entourée detous les soins désirables ?…

– Vous avez ma parole, me dit vonTreischke ; et maintenant, allez !…

– Mais que dois-je dire au capitaineHyx ?…

– Vous lui remettrez le pli qui est en votrepossession et vous n’aurez qu’à confirmer ce qu’il contient, s’ilvous le demande. Puis vous me rapporterez sa réponse… »

À ce moment le neveu rentra et m’emmena. C’esttout juste si j’eus le temps d’adresser un salut correct à laTerreur des Flandres, que je maudissais de tout mon cœur. Maisdissimulons… j’imagine que tout n’est pas fini entre nous.

Où le neveu me conduisait-il ? Il me fittraverser plusieurs salles basses, des corridors obscurs, descendreun escalier vermoulu et je me trouvai sur le quai extérieur dupetit port intime de la Goya.

Là, il me fit monter avec lui dans une vedettedont le moteur fut immédiatement mis en marche et nous sortîmes duport pour glisser rapidement sur les eaux de la baie.

Nous avions le cap au nord-ouest, sur lapointe du Subvido.

Le soleil venait de se lever. Une auroremagnifique embrasait les monts derrière les terrasses de la villeet tout le golfe s’éveillait dans une paix enchanteresse.

Pendant ce temps, je savais que nousglissions, dans notre vedette, au-dessus de la bataille, de labataille qui battait son plein, et que rien ne révélait auxyeux ni aux oreilles des profanes.

Elle était là, sous nos pieds, la Batailleinvisible que j’allais connaître tout à l’heure…

Eh bien ! me croira-t-on ? au lieud’être saisi d’épouvante à l’idée de pénétrer dans cette horreursous-marine tant redoutée, je me sentais surtout agité par uneangoissante (certes !) curiosité…

Oui, encore la curiosité était plus forte quema peur. Car, au fond de moi-même, assurément, j’avais peur ;je n’ai jamais voulu faire le bravache et, je l’ai dit assezsouvent, rien dans mon éducation ne me prédestinait au rôle dehéros, mais j’étais encore plus curieux que peureux, voilà tout… Etce n’était point la première fois que la chose m’arrivait, etpeut-être serait-il assez logique d’aller chercher là, dans cettecuriosité maladive et un peu féminine (et un peu peureuse, mais pasassez…), d’aller chercher là, dis-je, la raison de tous lesmalheurs exceptionnels de ma carrière…

Pour en revenir à la baie de Vigo, quis’éveillait sous les feux de l’aurore, il fallait être averti,comme je l’étais déjà, par des incidents précédents, pour prêterune attention quelconque aux chalands noirs qui stationnaient surcertains points de la rade.

On aurait dit des charbonniers qui attendaientnormalement quelque paquebot à ravitailler ; certains de ceschalands, un peu plus loin, tout là-bas du côté de l’île deToralla, et par conséquent pas bien loin de la cote six mètresquatre-vingt-cinq (approximativement), avaient des silhouettes dedragues et aussi pouvait-on penser qu’ils étaient là pour draguerla vase des passes de Vigo !… Or, ils draguaient trèstranquillement, au moins en apparence, dans leurs flancs noirs,l’or et le sang… les trésors et les blessés ! Je savais cela,moi !… Et peut-être beaucoup d’autres que moi savaient celasur la rade, mais ils devaient traverser la rade comme je lefaisais, en ayant l’air de ne rien savoir du tout !…

Car il y avait des malins, certainement, qui,s’étant aperçus de quelque chose, avaient dû regretter bienamèrement d’avoir été doués par la nature d’une aussi belleperspicacité.

… Enfin, nous arrivâmes à l’entrée nord-ouestde la baie sans aucun incident ; et soudain nous fîmes notreentrée dans la baie de Barra, celle qu’il était si dangereuxd’approcher et au fond de laquelle et sur les côtes de laquelle ilétait arrivé certaines aventures à Gabriel lui-même.

Je reconnus, à la description qu’il m’en avaitfaite, les étranges bâtiments élevés sur pilotis au pied desfalaises et je vis ces singulières bâches goudronnées qui tramaientsur les eaux et empêchaient ainsi le regard de pénétrer même entreles pilotis.

Quelques coups de sifflet stridents, modulésd’une certaine façon, et une barrière s’ouvrit dans tout cetamalgame de bâtisses et de bâches et de pilotis… et nous fûmesencore à l’intérieur d’un petit port, comme on en voit danscertains établissements de bains qui ont une piscineintérieure…

Une rampe descendait dans l’eau et cette rampeaboutissait à des quais de bois. Et sur ces quais il y avait depetits wagons pleins de guerriers immobiles !

Ah ! je n’oublierai jamais encore cela,encore cela !…

Je ne sais quel aspect présentaient leschevaliers de la Vieille Humanité (the Old Humanity,disent les Anglais de Walter Scott) quand ils étaient tout enclosdans leurs carapaces d’acier ; évidemment, j’ai vu des armuresdans les musées, comme tout le monde. Mais une troupe de chevaliersd’acier, d’hommes de bronze avec leur attirail de Bataille, etleurs casques aux visières rabattues, je n’avais jamais vu cela.Non ! Eh bien, je crois avoir vu cela, ce matin-là, au fond dela baie de Barra.

Pour se battre sous les eaux, les hommessemblaient avoir revêtu la carapace de jadis, avec laquelle ilss’étaient heurtés aux plaines d’Azincourt (ou dans toute autrebataille médiévale, assurément). Seulement, ceux-ci, au lieu d’êtreinstallés solidement sur de puissants destriers tout bardés de fercomme eux-mêmes, étaient confortablement assis sur ces petitswagonnets.

Chaque petit wagonnet (c’était plutôt desplates-formes de wagonnets, garnies de banquettes) contenait douzeguerriers immobiles, mais tout à fait immobiles ! Et la véritéest que, je crois bien, ils eussent eu la plus grande difficulté àse remuer ; peut-être même que cela leur était tout à faitimpossible, car ils étaient revêtus non point de scaphandresordinaires, mais de véritables carapaces de bronze, plaque d’acieret autres, retenues aux jointures par des courroies épaisses et descercles de métal qui entraient l’un dans l’autre, comme descuirasses de crustacés.

Les têtes étaient énormes, point uniquementtêtes rondes de scaphandriers, mais têtes-casques avec desproéminences guerrières à l’antique, comme on en voit aux coiffuresd’Ajax, de Minerve et autres divinités grecques de la terre et duciel, proéminences évidemment destinées à préserver le chef descoups de l’adversaire.

Entre leurs jambes, ces statuesimpressionnantes tenaient un fusil qui avait à peu près la formed’un fusil ordinaire, mais dont la crosse m’a-t-il été expliquédepuis, contenait un magasin d’air comprimé destiné à chasser laballe.

Au bout de ces fusils-là il y avait desbaïonnettes, comme on en voit aux autres fusils de la terre, bienluisantes, bien aiguës, et toutes allumées comme des cierges parles premières flammes obliques du soleil levant.

À la ceinture de ces monstres redoutablespendaient des glaives, étaient attachés des étuis à revolver et desmasses d’armes et des haches.

Tout cela, paraissait-il, devenait d’unelégèreté appréciable sous les eaux.

Au-dessous du sac-soufflet à air compriméqu’ils portaient aux épaules, on voyait un autre sac tout gonflé(m’expliqua plus tard mon compagnon) de grenades d’un certain genrespécial.

Sous mes yeux, le train se mit en marche, tirépar des câbles que faisait mouvoir une machine à vapeur dans lebâtiment contre lequel je m’appuyais et, peu à peu, les wagonnetschargés de leurs guerriers immobiles glissèrent au long du planincliné qui pénétrait dans la mer.

Ils disparurent à mes yeux, sous les eaux quiécumèrent après leur passage.

« Eh bien ! Qu’est-ce que vouspensez de ça ? me demanda mon compagnon avec une tape surl’épaule. Et il ajouta : Malheureux que nous soyons arrivéstrop tard pour voir partir le nouveau train d’artilleriecarrée ! Allons, venez ! »

J’étais ahuri, mais je n’oubliais pas qu’ilétait de mon devoir de le paraître davantage encore que je nel’étais en réalité puisque, pour le neveu de von Treischke, j’étaiscensé tout ignorer de la Bataille invisible.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?Qu’est-ce que c’est que ça ? fis-je en levant les mains auciel (hypocritement).

– Ça ! me répliqua mon guide en mepoussant dans une petite pièce dont il referma aussitôt la porte,c’est la guerre moderne !… Voyez-vous, mon garçon, ilne faut plus s’étonner de rien avec la guerre moderne ! Ce quevous avez vu n’est rien à côté de ce que vous allez voir ! Etnous en verrons bien d’autres ! Et nous en verrons biend’autres !

– Mais enfin, on se bat donc ici ?

– Oui, ici, dans la baie de Vigo :mais il ne faut pas le dire ! »

Et il se pencha sur moi comme s’il allait medévorer le nez :

« Compris ! Compris !

– Oh ! je sais que vous êtes trèsintelligent ! Le Herr amiral m’a dit « Ne vous inquiétezde rien avec Herr Herbert de Renich, il est trèsintelligent »

– Le Herr amiral me flatte m’exprimai-je d’unefaçon assez maussade. Mais qu’est-ce que c’est encore que ça ?m’écriai-je de nouveau en me trouvant devant une monstrueusecaricature d’homme de fer.

– Ça, c’est votre costume, cher monsieurHerbert de Renich, vous allez me faire le plaisir d’entrerlà-dedans…

– Est-il possible !… Mais je vais fairepeur à tout le monde, là-dedans ! »

Certes, l’amiral ne m’avait pas menti. Pour lemoins, on me donnait le dernier modèle, assurément, de ce qui sefaisait de plus extraordinaire en fait de scaphandre !

« Vous comprenez, me dit l’autre quiriait de mon effroi, que l’on vous a gâté… Du reste, il vousfallait un appareil spécial pour descendre à des profondeursspéciales.

– Ah ! ah ! je vais descendre à uneprofondeur spéciale ?

– Mon Dieu oui, à quatre-vingt-dix ou centmètres au moins !…

– Mais c’est impossible, m’écriai-je. Jeconnais la carte hydrographique de Vigo et il n’y a pas de cesprofondeurs-là dans la baie !… Des profondeurs de vingt,vingt-cinq, trente-quatre, quarante et exceptionnellementquarante-quatre, c’est déjà bien suffisant, c’est déjà trop !…Et puis, ne dois-je pas aller à la cote six mètresquatre-vingt-cinq, m’a dit l’amiral, alors ?…

– Alors, pour parvenir sans danger àla cote six mètres quatre-vingt-cinq, il faut, mon cher monsieurHerbert de Renich, passer par certains travaux d’art qui ontlégèrement déformé la coupe habituelle du fond de la baie,descendre dans certaines tranchées profondes comme des puits où lapression des eaux vous réduirait à l’état de galette si vousrevêtiez un scaphandre ordinaire…

– Bien ! bien !… après tout etpuisqu’il en est ainsi !…

– Évidemment !… vous vous plaignez de ceque la mariée est trop belle !…

– Oh ! trop belle ! et je me cachailes yeux pour ne plus voir le monstre de fer…

– Cher monsieur Herbert de Renich, ne faitespas l’enfant, et écoutez-moi bien ! Je vais vous donnerquelques détails sur votre petit complet veston defer !…

– Mais je vous enprie !… »

Et, s’approchant de mon petit complet vestonde fer, le touchant, le manipulant, le caressant comme ferait lemarchand de drap ou le tailleur, il m’en détailla le« chic » et les vertus pratiques.

« L’appareil, expliqua-t-il, est toutentier construit en tôle d’acier épaisse, et ses lignes ont étéétudiées de telle sorte qu’il puisse, sans être déformé, résisteraux plus fortes pressions. La chose serait d’ailleurs relativementfacile à réaliser s’il s’agissait uniquement d’établir une carapacerigide ! Elle l’est infiniment moins quand il est, aucontraire, question d’un appareil comportant des articulations,c’est-à-dire des joints par lesquels la pression laisse filtrertoujours une certaine quantité d’eau, quelle que puisse être leurétanchéité. Ce difficile problème a pourtant été résolu grâce àl’adoption de joints complexes, dont les diverses parties secomplètent en quelque manière et semblent unir leur étanchéitépropre… »

Ce disant, ce charmant jeune homme faisaitjouer avec énergie les joints ou plutôt les articulations dumonstre.

« Difficile à faire remuer à l’air !avoua-t-il, mais vous verrez comme tout cela marche dansl’eau !…

– Je l’espère », soupirai-je…

Et mon compagnon, en souriant à mon soupir,continua :

« Bien entendu, on ne saurait penser àlaisser hors du scaphandre les mains de l’habitant, lapression ne tarderait pas à provoquer dans leurs tissus desaccidents de véritable asphyxie locale et de gangrène à marchefoudroyante. Aussi l’un des bras est-il muni d’une pièce quiconstitue une espèce de main rudimentaire susceptible de saisir desobjets et qui est actionnée, de l’intérieur, au moyen d’une manettede commande, tandis que l’autre bras se termine par un fanalélectrique ! »

« Eh là ! fis-je en moi-même, voiciassurément l’explication du bras de bronze de l’artilleurdont m’a parlé Gabriel quand il me racontait son excursion autourde la baie de Barra !… L’homme qui était dans la caserne àcôté du canon carré s’exerçait sur terre, dans la cour de lacaserne avec son bras de bronze et sa pince en guise de main, avantque de descendre dans la fournaise c’est-à-dire avant d’allerprendre sa part, au fond des eaux, de la Batailleinvisible ! »

« Vous avez un grand nombre, demandai-je,de ces appareils ?…

– Quelques-uns ! quelques-uns !répliqua l’autre évasivement ; autant, du moins, qu’il nousest nécessaire, n’est-ce pas ?…

– Évidemment, je n’en doute pas !…

– Mais celui-ci, reprit le charmant jeunehomme, est assurément le plus étonnant, le premier de tous, pourtout dire, celui qui sert à l’amiral von Treischke lorsqu’il daignenous faire l’honneur de visiter en personne le champ debataille !…

– Parfaitement ! parfaitement ! Trèshonoré !… Champ de bataille !… champ de bataille !…Décidément, on ne peut plus se retourner sur la terre ni au fonddes mers, hasardai-je timidement, sans rencontrer un champ debataille !…

– N’insistez pas, vous auriez tort !…

– Compris !… compris !… Je n’insistepas, je ne m’étonne de rien !… et je vous obéis entout !… »

Tout de même, je secouai la tête :« Quand on tombe, dis-je, on doit être très embarrassé pour serelever, dans ce petit complet-là !

– Bah ! me répondit l’autre, il va sansdire que cet appareil est lourd, très lourd, puisqu’il pèse plusd’une demi-tonne ; mais, en vertu du vieux principed’Archimède, son poids n’impose pas à la progression et auxmouvements de celui qui l’habite un obstacle infranchissable. Il vasans dire aussi que l’homme revêtu de cette carapace rigide et dontles articulations ont une souplesse restreinte ne saurait avoir, enplongée, une agilité bien considérable. Mais les mouvements réduitsqui lui sont permis suffisent, dans la pratique, pour accomplir lesbesognes d’exploration…

– En somme, excellents appareils pour générauxen chef, amiraux, tous gens qui travaillent surtout avec le coupd’œil et avec le cerveau…

– Exact !… Très bon appareil aussi pourles diplomates et autres parlementaires qui, s’avançant entre lesdeux camps adverses, ne tiennent pas absolument à être réduits enun petit tas de sable avant d’avoir accompli leurmission !

– Ah ! ah !… je dois m’avancer entreles deux camps adverses…

– Ah çà ! mais l’amiral ne vous a doncrien dit ?…

– Si ! si ! Oh ! si, je vousdemande pardon !… Il ne m’a pas caché que je devais rejoindrele capitaine Hyx, et comme le capitaine Hyx est naturellement dansle camp adverse…

– Assez ! Pas de paroles inutiles,interrompit brutalement le charmant jeune homme. Je vais donc vousaccompagner, mais dans un appareil un peu plus souple (et il memontra dans une armoire une tunique de guerrier sous-marin, presqueélégante, ma foi !). Je ne vous quitterai que lorsque celasera à peu près nécessaire…

– Je sais ! je sais !

– Et après vous avoir fourni toutesindications utiles !

– Justement ! m’écriai-je. Mais si vousne me les donnez pas tout de suite, ces indications-là, quand doncme les donnerez-vous ? »

Il haussa les épaules avec mépris.

« Le téléphone n’a pas été inventé pourles poissons ! » me dit-il.

Et il me montra le petit appareil grâceauquel, dans ma carapace, je pourrais converser avec lui le plusfacilement du monde. Il ne s’agissait pour cela que de mettre lesdeux scaphandres en communication avec un fil qu’il me désigna. Lapile électrique portative qui nous procurait de la lumière nousassurait également la faculté d’entendre et de se faireentendre.

Ce dernier détail me plut par-dessus tout. Parl’expérience que j’avais déjà faite du scaphandre, je ne savaisrien de plus désagréable que la sensation de solitude, d’abandon aumilieu des éléments, que l’on ressentait au fond de l’eau et aufond de cette carapace (surtout avec les nouveaux appareilsabsolument isolés que l’on fabrique maintenant, avec leurs sacs àair comprimé)… Mais du moment que je ne cesserais pas d’avoir uneparole humaine à mon oreille pour me guider, je me trouvais moinsmisérable… (C’est le mot, je n’essayerai pas de dire lecontraire ni de me faire plus désinvolte que de nature.)

Que vous dirais-je ? Un quart d’heureplus tard, l’officier boche et moi, dans nos costumes adhoc, étions installés à notre tour sur les petits wagonnetsqui, en même temps que de nouveaux guerriers nouvellement équipés,nous firent glisser jusqu’au fond de la mer !…

Et alors je connus la Batailleinvisible !…

– Ce que je pus voir et ce que je rapporte iciavec toute ma bonne foi de neutre et d’honnête homme m’étonna fort,certes ! et pourra étonner encore quelques-uns de ceux qui meliront, mais j’ai réfléchi depuis à ces choses et je prie qu’on yréfléchisse comme je l’ai fait…

La guerre sous-marine a existé de touteantiquité et s’il fallait s’étonner de quelque chose ce serait,bien au contraire, de ce que cette guerre-là, comme les autres,n’eût point subi ce que les hommes, dans leur délire dedestruction, appellent la loi du progrès.

Les scaphandriers ont remplacé les plongeurs,mais voyez déjà ce que les plongeurs, dès les premiers temps del’histoire, étaient capables d’accomplir dans la Bataille sousla mer :

« Lorsque l’armée navale de Xerxès futassaillie par la tempête, vers le mont Pélion (c’est Pausanias quiparle), Scyllis et sa fille Cyané contribuèrent beaucoup aux pertesqu’elle fit, en allant par-dessous les eaux arracher les ancres ettout ce qui servait à retenir les vaisseaux. »

Le plongeur de Scyone fit école. Quand lesGrecs assaillirent Syracuse, nous retrouvons des plongeurs aidantles Athéniens, comme Scyllis les avait aidés jadis contre lesouverain de la Perse : les assiégés ayant fermé leur portavec une estacade, d’habiles nageurs allèrent scier sous l’eau lespieux qui la formaient.

Au siège de Tyr, d’autres plongeurs non moinshabiles, coupèrent les câbles des vaisseaux d’Alexandre, qui dutles remplacer par des chaînes. Ils retardèrent aussi laconstruction d’une digue immense, raconte Arrien. Des instrumentscrochus leur servaient à entraîner des arbres sur lesquels despierres et de la terre étaient amoncelées, et ces derniersmatériaux, privés de soutien, ne tardaient pas à s’écrouler.

Dès lors, l’importance du rôle qui pouvaitêtre réservé aux plongeurs dans les engagements maritimes fut misehors de doute, et l’on voit les écrivains militaires les plusautorisés de l’Antiquité s’étendre sur cet élément nouveau de lutteet de destruction. L’ingénieur Philon recommande expressémentl’emploi des plongeurs pendant la nuit, non seulement pour couperles câbles des vaisseaux ennemis, mais encore pour percer lescarènes. Nous trouvons dans sa Poloorcétique, avec ladescription des instruments dont les plongeurs devront se servir,l’énumération des mesures à prendre pour faire échouer leursattaques. Les Byzantins se souvinrent à propos des enseignements deleurs compatriotes lorsqu’ils se furent déclarés pour PorcenniusNiger. Leurs plongeurs, dirigés par l’ingénieur Priscus, allèrentcouper les câbles des galères de Septime Sévère, qui lesassiégeait. On rapporte que ces nageurs attachaient ensuite près dugouvernail un long cordage que les assiégés tiraient à eux« en sorte, dit-il, que ces bâtiments semblaient déserterd’eux-mêmes la flotte de l’empereur ». Ce stratagème avait étéemployé déjà dans les guerres de Sextus Pompée contre letriumvirat, et le fut souvent depuis.

Et maintenant, en parcourant les annales despeuples modernes, nous retrouvons les plongeurs, jouant comme dansl’Antiquité, dans les engagements navals, un rôle quasi décisif.C’est ainsi qu’au commencement du quinzième siècle Bonifacio leurdut sa délivrance. Cette ville était bloquée par une flotted’Alphonse, roi d’Aragon ; des plongeurs réussirent à couperles câbles de plusieurs vaisseaux ; il en résulta un granddésordre et beaucoup d’avaries, dont une escadre génoise profitapour secourir la place.

Plusieurs des historiens que nous parcouronsont vu les plongeurs à l’œuvre, et rapportent des scènes d’uncaractère très dramatique. Ainsi il arrivait souvent que lesplongeurs de l’un et l’autre camp se rencontraient sousl’eau ; il y avait alors des luttes terribles. A. Jalcite un de ces engagements, dans son Glossaire nautiquequi eut lieu au siège de Malte par Mustapha pacha en 1565.« La Valette, le grand maître de Malte, dit-il, craignant uneattaque que les Turcs projetaient contre la Sanglea et qui lui futdénoncée par le Grec Lascaris, à qui il venait de sauver la vie,fit établir une palissade de la pointe de la Sanglea au Corradino.Le vizir Mustapha, ne pouvant aller avec des embarcations arméesaffronter ce rempart, entre les joints duquel les soldats de LaValette faisaient jouer les arbalètes et les arquebuses, donnaordre à sa brigade de plongeurs d’aller, la hache à la main, fairece que d’autres plongeurs avaient fait quelques siècles auparavantcontre la palissade des Syracusains. Les Turcs se mirent àl’eau ; mais ils n’arrivèrent point au retranchement plantédans la mer sans être soudainement attaqués par des plongeursmaltais, les plus habiles des nageurs sous l’eau depuisl’Antiquité. Un horrible combat s’engagea alors sous la mer, chacundes combattants nageant d’une main entre deux eaux, et frappant del’autre avec la hache ou l’épée. » – « La lutte duraplusieurs minutes, ajoute Jal, au bout desquelles les Turcs furentcontraints de prendre la fuite, ayant perdu la moitié des leurs etlaissant le champ de bataille aux Maltais, que, du haut desfortifications, La Valette et de Monte, l’amiral des galères de lareligion, virent rentrer dans le port, emportant les blessés ouaidant à nager ceux que les armes turques n’avaient pas réduits àl’impossibilité de faire quelques mouvements. »

Que la science moderne qui a su si rapidement,dans notre Guerre du monde, s’adapter aux besoins multiples etnouveaux d’une lutte comme on n’en vit pas encore sous le soleil,se soit faite la féconde auxiliaire de la Bataille sous l’eau,comme sur la terre, comme dans les cieux, quoi de surprenant àcela ? Et qui oserait lui mesurer (à cette science),maintenant que nous avons assisté à tant de miracles, le miraclesous-marin ?…

– Elle qui a tant fait, et si vite, pour levaisseau de l’abîme, que n’a-t-elle pu faire pour l’homme del’abîme quand on lui a demandé d’armer le plongeur pour lalutte ?

Et particulièrement dans cette baie de Vigo,où le combat entre navires sous-marins était impossible pourbeaucoup de raisons, dont la principale était l’absence de fondsassez considérables et la nécessité où les combattants étaient derespecter officiellement la neutralité des eaux qu’ils avaient ensecret transformées en champ de bataille, quels enginsextraordinaires n’ont-ils pu demander à la science, ceux quis’arrachaient, à trente mètres et plus au-dessous du niveau de lamer, l’or des Incas qui allait les faire les maîtres dumonde !…

En ce qui me concerne, moi, Herbert de Renich,je n’ai fait que passer à travers ce rêve réalisé de la lutte detranchées sous-marines ; mais qu’on ne s’étonne derien plus que moi-même… Au bout d’une demi-heure, j’avais fini partrouver cette guerre aussi naturelle que l’autre, et les enginsdont elle disposait pouvaient m’épouvanter, puisque, hélas !je risquais fort d’en être la victime, mais ils ne me surprenaientplus comme au jour, par exemple, où j’avais vu défilerl’artillerie lente…

Quand, au fond de la baie de Vigo, je viscette artillerie dans son élément naturel, je compris, cette fois,la lenteur de tous les servants autour d’elle, car alorsces servants étaient revêtus de leur scaphandre !.. En somme,quand je les avais aperçus aux îles Ciès, ils répétaient, sur laterre, les gestes qu’ils auraient à faire sous l’eau et ils lesmesuraient aux difficultés qu’ils savaient devoir rencontrer dansleurs mouvements, au sein de l’élément liquide !…

Ainsi tout allait s’expliquer pour moi au fondde la baie de Vigo !…

Nous étions toujours dans notre petit train,sur nos wagonnets que traînait maintenant, sous les eaux, unelocomotive électrique.

Nous aussi nous allions lentement, quoiquemoins lentement que l’artillerie lente, mais vous pensez bien queje ne m’en plaignais pas…

D’abord, je ne me plaignais de rien. Jelaissais faire. Comme disent les matelots : À Dieuvat ! Le sort en était jeté, et j’espérais bien, aprèstout, que si je sortais jamais de cette aventure-là ce serait madernière, et, ma foi, l’espoir de cela valait qu’on risquâttout !

Et puis, on ne m’avait pas demandé monavis ! Il y avait encore cela ! Bref, un tas de bonnesraisons pour devenir fataliste…

En attendant le mieux ou le pire, de tous mesyeux je regardais, je regardais… Je m’étais d’abord étonné de laquantité de lampes électriques que nous trouvions dans lesbas-fonds, le long de la voie et aussi au poing des scaphandriers,dont nous croisions de véritables troupes en marche…

Concevez la vision de cela : ces lueurs,ce vert laiteux de l’élément liquide, ces ombres de bataillonsaquatiques, grandies et déformées par les jeux de la lumière et leremuement des ondes autour d’eux !… Tout cela estindescriptible. Pour voir cela, si on n’a pas vu réellement commej’ai vu, moi, il faut avoir de l’imagination… Ayez-en !…ayez-en !… Vous n’en aurez jamais trop !… Vous sereztoujours au-dessous de ce qui a été, sous mes yeux, au fond dela mer : la Bataille de la mer !…

Je m’étonnais donc de cette quantité delumières en marche et je ne pus m’empêcher de le dire au neveu devon Treischke, qui était toujours assis au côté de moi sur le wagonet avec qui j’étais en communication par notre filtéléphonique.

« Bah !… me fit-il, cela n’a aucuninconvénient à l’arrière. L’ennemi est encore beaucoup trop loin etune trop épaisse couche d’eau nous sépare de lui pour qu’il puisseapercevoir ces feux-là !

– Bien ! bien !… ce que je vous endisais…

– Tenez-vous bien !… nous allons passer àcôté d’une pièce carrée de 120 qui va tirer et il y a toujoursquelques remous… »

Je m’accrochai d’une pince à mon banc etm’arc-boutai sur mes semelles de plomb.

Le bras de mon compagnon me montrait labatterie défilée le long d’un rocher qui me parut gigantesque. Etle canon en question me parut également énorme et flottantentre deux eaux, à cause du mouvement des ondes, toujours.

Et tout à coup, il y eut un remousaffreux !

Le canon pneumatique avait tiré. Je n’entendisrien, mais j’eus la sensation que l’eau tournait autour de moi,tournait, et que j’allais me mettre, moi aussi, à tourner comme unetoupie… sensation rapide et désagréable, et qui malheureusement serenouvela trop souvent. Mais on s’y fait assez vite !

« Eh bien ? me demanda moncompagnon… ça va ?

– Mais oui, lieutenant, ça va !…

– Ne vous plaignez pas !… Si vousentendiez les canons à poudre à canon sous la mer !… Qu’est-ceque vous diriez !…

– On ne peut pas avoir tous lesbonheurs à la fois, lieutenant !… » Répondant cela commeun niais j’imaginais me montrer homme d’esprit, car je n’imaginaispoint qu’on pût tirer avec des canons à poudre à canon sous lamer ; en quoi je me trompais grossièrement. J’appris celadepuis, quand je voulus me documenter sur la question, si curieuse,du combat sous la mer…

Et encore ici, pour faire taire les incrédulesqui sont toujours prêts à dire des bêtises, et aussi pour instruireceux qui, sagement, estiment qu’ils n’en savent jamais assez long,je rappellerai que le capitaine anglais Philips Coles prit dès 1863un brevet d’invention pour un appareil permettant de tirer lecanon sous l’eau !

Comme vous voyez, la question ne date pasd’hier… et, bien entendu, il ne saurait être parlé ici de cettevieille invention des torpilles, autrement vieille que Fultonlui-même. Non, non, je parle des canons tirant sous l’eau !…Du reste, celui-ci avait pensé également à ces canons-là, etlorsque, en 1813, les Américains construisirent l’ancêtre desbâtiments cuirassés, le Demologos, le programme portait (àl’instigation et sur les plans de Fulton) qu’il devait être armé decanons sous-marins.

Des expériences avaient été faites dans ce butà New York, et ces pièces nouvelles avaient défoncé des muraillesde chêne très épaisses. Ces essais ayant paru concluants, unfondeur renommé, le général Masson, avait établi dans son usinesituée dans le district de Columbia, un atelier spécialementaffecté à la fonte des canons sous-marins, auxquels on donna le nomde colombiades, par allusion aux canonades desAnglais.

Concurremment avec les inventions que je viensde nommer, les ingénieurs des amirautés anglaise et française sesont mis à l’œuvre.

Un document officiel présenté au Parlementnous apprend que de très sérieuses expériences de tir sous-marinont eu lieu à Portsmouth, de 1862 à 1864, avec un certainsuccès.

Un canon de 110 livres, du calibre de 18centimètres, submergé à 1 m 83, fut placé à la distance de 7 m 62.La bouche du canon était fermée au moyen d’une peau de tambour etde toile à voile. Dans une première expérience, le projectilemassif, lancé à la charge de 6 kilos 350, traversa la ciblecomposée de pilots de bois de chêne de 34 centimètres.

D’autres essais, tentés sur des coussins dechêne et de tôle, ont donné des résultats analogues. Enfin, dansune dernière expérience, un projectile, lancé par 5 kilos 350 depoudre contre une cible de fer de 7 centimètres 62 d’épaisseur, abrisé cette plaque.

Depuis, beaucoup d’autres expériences ont étéfaites dans les arsenaux, tant en France qu’en Angleterre, maiscelles-ci sont restées secrètes.

La grande difficulté avec laquelle il fautcompter, naturellement, c’est la bonne direction de la trajectoiredans un milieu tel que l’eau, c’est-à-dire huit cent cinquante-cinqfois plus dense que l’air… Cette difficulté-là, on la retrouveaussi bien dans le tir sous l’eau pour les pièces à air compriméque pour les pièces à poudre à canon, et je puis affirmer, d’aprèsce que j’ai vu, qu’elle a été vaincue.

J’ose dire que la précision du tir sous l’eauest devenue effrayante. Et la preuve c’est que j’en ai été effrayémoi-même.

Ainsi la batterie près de laquelle nousvenions de passer devait être repérée, car il n’y avait pas uneminute que l’un de ses canons avait tiré (et nous n’avions pas faitbeaucoup de chemin en une minute) quand un affreux remue-ménagebouleversa tout notre petit convoi…

C’était un obus destiné à la batterie enquestion qui nous arrivait en plein. Patatras ! Il y eut dugrabuge dans le wagonnet de guerre, qui fut rejeté, défoncé, horsla voie avec les douze scaphandriers qui le montaient.

J’entendis par le téléphone le lieutenantjurer, comme un failli chien, de frayeur : il coupa notrecommunication et descendit du train, qui s’était arrêté.

Quant à moi, je restai à ma place, tremblantcomme une feuille dans ma peau de fer. Dame ! qu’un plus bravese mette à ma place ! C’était la première fois que jevoyais le feu, et c’était sous l’eau !…

Bientôt mon compagnon revint et reprit saplace, et le train se remit en marche ; je n’en étais pasfâché, car il n’y avait aucune bonne raison pour qu’il ne nousarrivât pas un second obus… Bon Jésus ! s’il en était ainsi àl’arrière, qu’allions-nous devenir à l’avant ?…

« Il n’y a pas trop de mal, me dit lecharmant jeune homme, sitôt qu’il eut rétabli lacommunication ; il n’y en a que trois demorts !… Les deux blessés ont des chances d’en réchappersi on les secourt tout de suite. Les sept autres sont indemnes. Onest occupé à les relever !… »

« Broutt !… faisais-je en moi-même…broutt !… En voilà trois de morts, et il dit qu’il n’y a pastrop de mal !… Ce charmant jeune homme ne s’étonne derien !… Mais écoutons-le encore… il est instructif, lui aussi,il donne des détails plus ou moins réconfortants, mais, je le dis,instructifs à coup sûr… »

« Ce sont les derniers obus qu’ils ontinventés, des obus à air comprimé qui, au moindre choc, sedéchirent en cent cinquante morceaux, coupants et tranchants commerasoirs : de la bonne marchandise !… Le capitaine Hyx ena pour son argent !… »

Pensez si cette conversation me laissaitrêveur dans mon petit complet-veston de fer !…

Pendant ce temps, le train avait pris unepetite voie transversale qui devait nous rapprocher en droite lignedu front, car les lumières, dans cette zone, se faisaient plusrares… Cependant on voyait autour de soi assez distinctement ce quise passait… Nous laissions derrière nous ce que l’on est convenud’appeler « les services de l’arrière »… Je voyais deschariots automobiles, des files de chariots conduits par desscaphandriers qui paraissaient aussi à leur aise sur les chemins dufond de la baie de Vigo que des chauffeurs au volant de leur taxi àParis, sur le boulevard de la Madeleine !

Je demandai à l’officier :

« Ce sont sans doute les servicesd’approvisionnements ?…

– Oui, oui, les munitions !… On enconsomme d’une façon incroyable… surtout des grenades… et aussi desbombes pour mortier de tranchées…

– Et les provisions de bouche ?demandai-je… Comment faites-vous pour les provisions debouche ?

– Charmant, monsieur Herbert de Renich !…Tout à fait exquis !… Compliments !… Je ferai part àl’amiral de votre esprit d’à-propos ! »

Tout à coup je compris ma bévue et je partis àrire, en dépit de la gravité de la situation…

« Je vous demande pardon, herr leutnant,j’avais oublié…

– Comprenez, n’est-ce pas, que si vous n’avezpas fait un excellent déjeuner ce matin, vous risquez d’être à jeunencore ce soir… Désolé de n’avoir rien à vous offrir !

– Oh ! j’espère bien en avoir fini avecma mission avant ce soir ! m’exclamai-je.

– Je le souhaite pour vous, répondit lecharmant jeune homme, surtout si vous êtes sujet aux crampesd’estomac.

– Mais comment font tous vossoldats ?

– Le service de tranchée est de huit heures.On les relève toutes les huit heures… Et puis ils disposent d’unpeu d’alcool à l’intérieur de leur tête de cuivre… Et tenez,vous-même… tournez un peu la tête à gauche… Vous apercevez là, prèsde l’appareil acoustique, une petite fiole munie d’une tétine…

– Oui, oui, je vois, je vois.Qu’est-ce ?…

– Tétez, monsieur Herbert de Renich. Tétez etvous m’en donnerez des nouvelles.

– Délicieux !… Fameux !…Admirable !…

– Je vous crois… Le rhum de l’amiral !…Alors cela va mieux ?…

– Mon Dieu ! cela pourrait aller plusmal.

– Eh bien, descendez, nous sommesarrivés… »

Le train, en effet, s’était arrêté…

Le plus galamment du monde, l’officier m’aidaà descendre et guida mes premiers pas…

« Guidez-vous sur moi, me dit-il, chaquefois que j’avance, avancez. Chaque fois que je m’arrête,arrêtez-vous.

– Comptez sur moi, je n’ai ni l’envie, ni lemoyen de courir… » Nous nous trouvions alors dans ce que jepuis appeler la troisième ligne du système de défenses quis’avançaient en éperon entre la cote dix-neuf R et les premièresassises de l’île de Torlada, menaçant la fameuse cote six mètresquatre-vingt-cinq, objet de tant de convoitises.

Et je vous prie de croire que le docteur avaitraison quand il disait que la bataille battait son plein !

Les projectiles passaient au-dessus de nostêtes avec des remous, un tumulte d’eau, un sifflement que nousvoyions plus que nous ne l’entendions, assurément, enfermésque nous étions si hermétiquement dans nos carapaces.

C’était l’artillerie lourde ennemie quirépondait à la nôtre, s’efforçant de mettre à mal les batteries quenous avions laissées derrière nous.

En ce qui nous concernait, nous avionssuffisamment notre compte. Je ne sais quels crapouillots nousenvoyaient des marmites qui nous explosaient sous le nez en faisantdans le sable ou dans la vase comme de petits Vésuves. Pour peu quel’on se trouvât trop près de ces petits Vésuves-là, on risquaitfort d’être écorché par les éclaboussures. Pour mon compte, j’enreçus cependant quelques centaines de ses éclaboussures-là, sansêtre autrement incommodé. C’est que mon scaphandre, à moi, était unvéritable pare-éclats modèle et fort difficile à entamer.

Quand j’en eus fait suffisamment l’expérience,l’effroi que j’avais ressenti tout d’abord au centre de toute cetteexplosion d’eau et de fer fit place à une tranquillité magnifiqueet presque à de l’amusement. J’avais vu tomber quelques pauvresbougres autour de moi, et de me sentir si solide dans mon petitfort portatif me donnait de l’orgueil et aussi, le dirai-je ?de la satisfaction. Suivant mes habitudes morales, j’allais àl’extrême, égoïstement, me croyant invulnérable.

Une fois cependant (je parle de ce moment oùnous commencions de pénétrer dans les troisièmes lignes) j’eus plusde peur que de mal, mais j’eus bien peur. C’est que la secousse futterrible. La faute en était à une torpille aérienne (sitant est que je puisse ainsi dénommer une torpille qui se mouvaitdans l’eau). Enfin, je veux parler d’un engin qui se mouvaitau-dessus de nos têtes par ses propres moyens. Il y a eu unchambard terrible autour de nous. Il me parut que nous devions êtretous réduits en poudre.

Trois scaphandriers qui étaient en train, surnotre droite, d’agrandir à coups de pioche un boyau decommunication, semblaient avoir disparu comme par enchantement.

La vérité était qu’ils avaient été toutsimplement projetés à terre ; nous le vîmes bien quandl’embrouillamini de vase, de sable, de roc et d’eau, cettemélie-mélasse déterminée par l’explosion de la torpille, se futdissipée. Ils se relevaient péniblement, mais enfin ils serelevaient et reprenaient leur pioche et se remettaient à creuserle boyau.

Pour en revenir à votre serviteur, j’avais étépersonnellement si bien secoué par l’explosion que je commençaide basculer !… Oui, je pus croire que j’allaism’effondrer ! Mais cet effondrement s’était fait (à cause del’importance de ma masse) si lentement que mon compagnon,s’apercevant de la chose, avait eu le temps, avec deux de sescompagnons, de venir à mon secours… c’est-à-dire qu’ils avaienttous trois allongé la main et qu’ils me soutenaient de toutes leursforces pour essayer de me faire reprendre mon équilibre.

Ce ne fut pas, il faut l’avouer, une petiteaffaire ; mais enfin, à trois ils y réussirent et je fusrétabli solidement sur ma base.

Je les remerciai d’un geste de ma pince droiteet ils me saluèrent et nous continuâmes notre chemin.

Le boyau dans lequel nous nous trouvionsmaintenant me parut profond et sûr ; du reste, mon compagnonrentra en communication avec moi pour me dire que nous venions depasser un des coins les plus bombardés par l’ennemi et que jedevais me rassurer. En même temps il me félicita et me conseilla deprendre encore quelques gorgées du rhum de l’amiral, ce que jefis.

Je n’ai garde de vous décrire en ce moment lestravaux d’art militaire que nous traversions, vous les connaissezaussi bien que moi. Ils ont été vulgarisés par tous les journaux etmagazines du monde entier. La même disposition de tranchés seretrouve sous les eaux que sur la terre. Ce sont les mêmes lignes àsaillants et à angles, les mêmes boyaux de communication enzigzags, les mêmes culs-de-sac servant d’abris, les mêmesplaces d’armes où s’assemblent les troupes qui sepréparent à donner l’assaut, les mêmes dispositions pour lesgarages de munitions, et aussi les mêmes postes de secours etpostes de commandement, les mêmes cagnas et guitounes, les mêmesparapets, etc., et la même abondance de rondins de bois dansl’architecture des tranchées dès qu’elles sont creusées dans lesable…

Seulement mettez autour de cela, au lieu debrume, de brouillards ou de pluies torrentielles, mettez-y toutuniment de l’eau, non plus qui tombe, mais tout de même de l’eauqui remue, car on ne la laisse guère tranquille, et vous aurez uneidée approximative de la chose.

Nous avions ainsi franchi les deuxièmes ligneset nous approchions de la première tranchée, face à l’ennemi.Maintenant, on pouvait dire que ce n’était plus nous qui nouséclairions. Prudemment chacun avait éteint sa petite lampe, mais onétait éclairé par les feux que nous envoyait l’ennemi. Demême, j’imaginais que l’ennemi était éclairé par nos feux à nous,c’est-à-dire par les feux que nous lui envoyions.

Le charmant jeune homme m’expliqua en quelquesphrases que c’était des fusées électriques. Au fait, nous nousenvoyions les uns les autres de petites lampes électriques quis’allumaient automatiquement au milieu de leur parcours et quitombaient autant que possible sur les endroits à éclairer, lesparapets, les nouveaux ouvrages, et surtout dans les réseaux de filde fer où elles continuaient à briller pendant un certain temps,jusqu’à ce qu’elles mourussent de leur mort naturelle ou jusqu’à cequ’un scaphandrier, derrière son créneau, eût réussi à les faireéclater d’une balle de son fusil.

Soudain l’officier boche me fait arrêter àproximité d’un trou de mine, et, peu à peu, je vois sortir de latranchée, en rampant sur le ventre, des hommes du génie (me dit moncompagnon) qui se disposaient à aller poser des explosifs près dela ligne ennemie, en s’aidant d’un long bâton…

Je suis fortement impressionné. Au fur et àmesure que les événements se déroulent, le lieutenant me lesexplique s’il le juge nécessaire.

Ma foi, bien abrité dans un creux de rocher,je suis là comme au spectacle et, le rhum aidant et me réchauffant,je ne me plains de rien. Quelle situation ! quelle drôle dechose que la vie, telle que la science nous la crée et nous larenouvelle chaque jour !

La science, la meilleure et la pire deschoses, assurément, comme cette vieille histoire de languesd’Ésope !

Dans le chemin de ronde, je vois une troupearriver. Elle porte le sac de grenades et a un outil auceinturon : c’est la troupe d’assaut. Les hommes ont,paraît-il, dans leur sphère de cuivre, une double rationd’eau-de-vie. L’heure solennelle va sonner, c’est sûr… Mais je nesais pas à quelle montre, par exemple, ni à quelle horloge. Lacompagnie d’attaque a pris sa place le long des parallèles, parpetits groupes.

Tout à coup, une grande flamme rouge brûledevant nous (paraît que la chimie a trouvé depuis longtemps lemoyen de faire vraiment du feu dans l’eau). C’est l’annonce de lafête. Puis, pendant dix minutes, ils tirent sans discontinuer,tandis que nos engins de tranchées crachent toute leur mitraille.Fusils, moulins à café, mortiers, canons-revolvers, bombes, toutcela ne fait aucun tapage et l’odeur de la poudre ne nous prend pasaux narines… Seulement quel branle-bas, quel tourbillon dansl’eau ! L’ennemi répond faiblement et seulement sur lesflancs. Tout ce qui est devant nous semble avoir été annihilé… maisj’imagine que cette inaction est peut-être trompeuse et qu’il n’estpoint prudent de se fier aux attitudes et façons d’être ducapitaine Hyx et de ses troupes. Bien entendu, je garde cesréflexions pour moi.

Derrière nos parallèles, nous restonsangoissés… C’est maintenant à notre tour à nous lancer à l’avant,baïonnette haute, et de prendre la tranchée d’en face.

Nous attendons quelques minutes ; nousapercevons une demi-douzaine de soldats qui reviennent vers nous.Et puis plus rien !

L’attaque a-t-elle réussi ?

Je quitte ma sape sur un signe de moncompagnon et nous continuons notre chemin sur la droite. Dans lesboyaux, je vois des blessés que l’on transporte, des cadavres descaphandriers qui ont perdu leur tête de cuivre et qui n’ont plusque leur tête naturelle, déjà verte… D’autres malheureux amochésque l’on traîne hâtivement vers les points où ils seront attachés àdes câbles et hissés à bord des chalands noirs pour être soignés auplus tôt !… avant l’asphyxie autant que possible. C’estépouvantable !…

Et tout cela pour de l’or ! Pour del’or ! Réflexion de niais, mais tout à faitexcusable !…

L’attaque n’a pas dû réussir ; je voisarriver une nouvelle troupe d’ombres formidables, qui portent surles épaules des armes qui me paraissent terribles et qui ne sontpeut-être que de simples haches.

On ne peut jamais se rendre compte exactementdes choses, pour peu qu’on ne les ait pas sous le nez, dans cetélément où tout semble appartenir au fantomatique…

Au-dessus de nos têtes, les petites fuséesélectriques se croisent et tombent autour de nous avec desapparences d’étoiles filantes.

Soudain j’aperçois, entre deux rocs, au seuild’un boyau qui semble descendre profondément dans la vase (il y alà de véritables travaux d’art : des étais, des épis commeceux qui servent à contenir le sable ou le galet au début desconstructions sous-marines à l’entrée des ports). J’aperçois toutun coin du champ de bataille, le coin où tout est en train dese battre corps à corps…

La chose est vivement éclairée et se passe surles pentes d’un mamelon au sommet duquel se dresse une sorte destatue de fer, admirable, d’une beauté parfaite et toute noire. Onse bat là à l’épée et à la hache comme au temps des chevaliers defer et des loyaux serviteurs sans peur et sans reproche… Et, mafoi, ils y vont avec un tel acharnement et un tel enchevêtrement decuirasses et de casques que je revois (à peu de chose près)l’exacte répétition d’un combat de la guerre de Cent ans tel quel’imagier de notre enfance l’avait reproduit pour notre livred’école…

Quant à la statue, là-haut, à la belle armuretoute noire et surmontée de son casque noir, qui serait-ce si cen’est le Prince Noir lui-même, si beau dans la bataille ?

Mon compagnon me fait signe et me dit en memontrant le mamelon couvert de guerriers en furie :

« La cote six mètresquatre-vingt-cinq !… »

Puis son doigt me désigne le chevalier, lePrince Noir qui domine cette tuerie :

« Le capitaine Hyx !…

– Ah ! fis-je. Ah !ah !… »

C’est tout ce que je trouvai à luirépondre…

« Venez ! fit encore le charmantjeune homme. Si j’avais le temps, je pourrais, de l’endroit où noussommes, vous faire voir bien autre chose… Et la colline deSaint-Jean-l’Évangéliste, et la vallée deSaint-Luc, et le roc des Trois-Apôtres… et… maisil vaut mieux profiter de ce que le capitaine Hyx se trouve encoreà la cote six mètres quatre-vingt-cinq pour aller letrouver tout de suite… En somme, vous avez trois cents pas à faire…En une petite demi-heure, vous serez rendu !…

– Y pensez-vous ? m’écriai-je (etj’aurais trépigné de rage certainement, si je n’en avais étéempêché par mon petit pantalon de fer). Y pensez-vous ?… Allertrouver le capitaine Hyx en ce moment !… À travers unepareille fièvre guerrière !… Avez-vous perdu le bon sens,dites-moi, je vous prie ?

– C’est vous qui divaguez, me répondit la voixrailleuse de l’odieux lieutenant (décidément encore un que je neportais pas dans mon cœur !)… Ne vous a-t-on pas dit que vousvous présenteriez en parlementaire ?

– Et comment ? Et comment, je vousprie ?… Comment ces gens-là qui sont uniquement occupés à sedistribuer des coups sauront-ils que la carapace qui s’avance ettraverse le champ de bataille vient à eux enparlementaire ?

– Justement, vous ne traverserez pas le champde bataille ». C’est plus à l’ouest que vous aborderez laligne ennemie et l’on attachera sur votre casque la croixverte (faite de quatre lanternes électriques vertes) quiannonce, au fond de la baie de Vigo, l’arrivée d’un parlementaire…Encore une fois, cher monsieur, vous serez parfaitement enordre…

– Tant mieux !… Tant mieux !… Maisquelqu’un m’accompagnera ?

– Évidemment.

– Et qui ?

– Ne vous inquiétez pas : une autrecarapace solide presque aussi solide que la vôtre ! »

Nous marchâmes encore dix minutes,c’est-à-dire que nous descen­dîmes dans ce boyau avec milleprécautions et que nous fîmes bien en tout une cinquantaine depas.

Alors il me sembla que nous nous trouvionsau-dessus d’une espèce de gouffre qui s’agrandissait vers lesud-est, autant que je pouvais me rendre compte de cetteorientation par la disposition générale de la ligne de défense enface de la cote six mètres quatre-vingt-cinq…

C’est là que le neveu de von Treischke mequitta, après avoir sorti de sa sacoche la lampe croix verte, etl’avoir fait briller à mes yeux, et l’avoir accrochée à moncasque.

« Avec cela, fit-il, rien à craindre,rien à craindre. »

Vous allez voir comme je n’avais rien àcraindre.

Cette croix verte n’avait pas plus tôt brilléque nous vîmes monter du gouffre l’ombre énorme d’une carapace quiavait beaucoup d’analogie avec la mienne. Et l’ombre salua et semit à nos ordres.

« Je vous présente notre charmantenseigne de vaisseau, von… von… (Je n’entendis qu’indistinctementle nom et je ne l’ai plus jamais entendu depuis… Je saluai à montour.)

– Cet honorable gentilhomme va vous conduire àla cote à peu près par un chemin sans danger… enfin par une routerelativement tranquille… (Vous allez voir, vous allez voir commeelle était relativement tranquille, la route !…) etmaintenant, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance.Bonne chance, herr Herbert de Renich ! »

Je n’eus point le temps d’ajouter unmot ; la communication était rompue et il s’éloignaitdéjà…

Mon compagnon nouveau me prit délicatement parla pince et m’entraîna tout doucement. Je le suivis avec docilité,me disant qu’il fallait en finir au plus tôt et me tenant unraisonnement assez sensé qui consistait à me dire que ce nouveaucharmant petit jeune homme ne devait pas plus tenir que moi àrester au fond de ce gouffre, ni d’aucun autre.

Il avait agréablement établi à son tour lacommunication téléphonique et nous échangeâmes nos premiers propos,d’où il résultait que nous abordions en ce moment les travauxd’excavation grâce auxquels on avait retrouvé la carène et lestrésors enfouis du Saint-Marc… car, dans ce terrainmouvant, les galions (certains du moins) étaient descendusprofondément, doublant, quadruplant même les difficultés del’entreprise…

Mais on n’avait rien négligé pour mettre à nule Saint-Marc,que l’on savait le plus chargé d’or de toutela flotte… La dépouille du Saint-Marcétait, du reste,passée de mains en mains… et maintenant elle n’appartenait àpersonne… c’est-à-dire (le docteur m’avait déjà expliqué cela) queson abord en avait été momentanément rendu impossible par la pluied’obus que l’on y envoyait de part et d’autre…

Au fond, c’était la prise de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq qui dénouerait la situation pour lesBoches.

Tant que cette cote-là ne serait pas enlevée,ils ne pouvaient tranquillement vider le Saint-Marc de sesrichesses ni travailler à d’autres excavations, par exemple autourdu roc des Trois-Apôtres (cote vingt-cinq mètressoixante-quinze…).

« Compris ! fis-je. Compris !…Mais si l’on s’envoie tant d’obus que cela autour duSaint-Marc, je ne vois point la nécessité de passerjustement à proximité d’un endroit aussi dangereux.

– C’est le plus sûr !… me répondit lecharmant enseigne, car le Saint-Marc est si bien repéré, depart et d’autre, que les obus ne s’égarent jamais ! (Vousallez voir comment les obus ne s’égarent jamais !) et que,pourvu que nous passions à une centaine de mètres de la position,en contournant le gouffre, nous ne courrons aucun risque jusqu’à lacote treize mètres dix-sept, qui est à une cinquantaine de pas dela première ligne de défense de l’ennemi… Là, monsieur Herbert,vous n’aurez pas plus, tôt montré votre croix verte que l’onviendra au-devant de vous et que l’on vous conduira au capitaineHyx !

– Et vous, vous ne viendrez donc pas avecmoi ?…

– Non, certes !… moi, je vous attendrai àla cote treize mètres dix-sept !

– Bien ! bien !… »

Et je lève la tête (quand je dis :« Je lève la tête », cela signifie : je lève ma têteà moi ! et non ma tête de cuivre et d’acier) ; et, danscette disposition, j’essaie par le truchement de mes petitesfenêtres aux glaces épaisses de voir ce qui se passe enhaut !…

Eh bien ! en haut, il passait beaucoupd’obus, bombes, torpilles et autres appareils plus ou moinsmortels… Il y avait un croisement incessant d’ombres et de clartés,avec des effets d’optique un peu comparables aux jeux de la lumièredu soleil quand vous vous trouvez, dans les pays chauds, sous unetonnelle au toit de lattes entrelacées et que le vent agiteau-dessus de vous l’ornement naturel des feuilles de vigne ouautres plantes grimpantes.

C’était très joli et très curieux, toutcela ! Mais tout cela, c’était de la mort !…

Je le dis à mon compagnon, qui se prit àrire…

Sans doute était-il sûr de lui et nepouvait-il imaginer qu’aucune de ces ombres-là ou de ces lumièresmortelles ne pouvait nous atteindre. (Mais vous allez voir commeelles ne pouvaient pas nous atteindre !)

Nous avions commencé de remonter (combienlentement !) la pente sud-est du gouffre (il y avait là unerampe et, quelquefois, des escaliers très solidement établis etassujettis par tout un système de pieux et de madriers) et je medisposais à montrer bientôt ma croix verte aux gens d’en face,quand, patatras !… un obus vint éclater, juste entre nous, etnous flanquer carrément par terre… ou plutôt nous étaler, àquelques pas l’un de l’autre, sur un fond de sable.

Je ne pensai point avoir de blessure et jeconstatai que j’étais toujours aussi étanche, et, comme unniais, je crus que je pouvais encore me réjouir, pour cettefois-ci !…

Placé comme j’étais, j’examinai mon compagnon,toujours à terre, et qui agitait singulièrement les jambes et lesbras.

Il était sur le dos comme moi et il essayaiten vain de se relever.

Ma foi, il paraissait si comique ainsi que jene pus m’empêcher de rire, mais je ne ris pas longtemps, car,voyant la difficulté qu’il avait à se mettre sur ses pattes, jevoulus tout de suite me mettre sur les miennes, mais je n’y réussispas plus que lui !…

Et alors une sueur glacée commença de mecouvrir le corps. Je jugeai en effet, et combien raisonnablementcette fois, que notre situation était épouvantable, peut-êtredésespérée !…

Eh ! je n’exagère rien, rien !… Nosappareils étaient si lourds que nous étions leursprisonniers ; qu’il nous était impossible, dans la situationoù nous nous trouvions, non seulement de nous mouvoir, nous, maisde les mouvoir, eux !… et que nous avions les plus grandeschances, pour peu qu’on ne vînt pas d’ici à quelques heures à notresecours, de mourir à cet endroit même où nous avait jeté le fatalobus, et cela faute d’air !

Tout à coup (Seigneur ! tant de misèren’était donc point suffisante et la perspective de mourir étoufféseulement dans quelques heures était donc trop douce !), toutà coup, je sentis que mes bras s’enfonçaient dans le sable sans queje fisse rien pour cela, et je me rendais compte, presque aussitôt,que mon corps (mon corps de fer) avait déjà pénétré dans ce solmouvant !

Je regardai de nouveau mon compagnon. Il sedébattait toujours comme un diable, mais la moitié de son busteavait déjà disparu !…

Et il n’y avait aucune raison pour qu’il n’enfût pas bientôt ainsi de l’autre moitié… et… et… de même pourmoi !…

Je n’avais aucun moyen de m’en rendre compte.Je ne pouvais pas voir mon buste ! Je ne pouvais rien voir quemon compagnon et, par son enlisement, juger du mien !…

C’était épouvantable de rapidité… Maintenant,il ne remuait plus aucun membre. Il devait s’arc-bouter (!) ous’imaginer qu’il s’arc-boutait sur les pieds et sur les mains pourretarder la progression de l’enlisement.

En vérité, je ne voyais plus ni ses pieds nises mains. Et bientôt je ne vis plus que sa tête et la moitié dubuste ! Horreur ! Horreur !… Je criai l’horreur dansma tête de cuivre !… Mais ce n’était pas un hurlement de bêtequi va mourir et que personne n’entendrait qui pouvait arrêter lamarche de la mort !…

Elle était inévitable !…

Je me mis à pleurer comme unenfant !…

Oh ! mon Dieu !… maintenant, il n’yavait plus à côté de moi, sur le sable, que la tête de moncompagnon. Elle paraissait être tombée là sans corps,avoir roulé là, toute seule, sans corps !…

Et moi ! et moi ! je devais avoirune tête comme ça ! sans corps !…

Impossible de faire faire un mouvement à mesbras, à mes jambes de bronze ! Tout cela devait être déjàenterré avec tout le reste, excepté un morceau de matête !…

« Mon Dieu ! Seigneur ! Mamère !… Amalia !… adieu !… »

Je jette un dernier regard à côté demoi ! Plus rien ! Plus rien !… La tête même demon compagnon a disparu !…

Et il me semble bien, en ce qui me concerne,que mes petites fenêtres se brouillent. Eh ! là ! je nevois plus que par la fenêtre du côté gauche !…

Et voici ce que je vois par la petite fenêtredu côté gauche de ma tête de cuivre, voici quelle fut ma dernièrevision, au fond de la baie de Vigo : une fusée électriquevenait d’éclairer soudain le fond du gouffre où gisait laformidable dépouille du Saint-Marc !…

Et j’apercevais ce qui restait du château depoupe, en même temps que tout un flanc éventré d’où avaient glisséjusque sur le fond du roc, où elles s’étaient arrêtées, les caisseséventrées elles-mêmes, qu’on n’avait pu encore vider de leuror !…

Et tout cet or rouge flamboyait à la lueursoudaine de la fusée électrique, et le formidable bateau porteurd’or surgissait à mon dernier regard non seulement avec les tracesdu combat de jadis, qui l’avait démâté et avait incendié sonchâteau d’avant, mais avec celles du combat d’hier, au fond dela baie de Vigo !…

Des groupes de scaphandriers étaient répandussur tout cet or répandu… Et c’étaient des cadavres de scaphandriersqui avaient combattu pour la possession de l’or des Incas, et quimaintenant semblaient embrasser cet or jusque dans la mort, avoirvoulu l’emporter jusque dans la mort !…

Et moi aussi, je vais être un cadavre descaphandrier ! Je ne vois plus rien !… je ne sais plusrien… Moi aussi, je vais mourir !… Et pourtant je n’ai pasvoulu de cet or et je n’ai pas mérité cette mort, car je n’ai pasvoulu de ce combat !… Adieu, terre maudite, où l’on nepeut pas rester neutre !

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