La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 24OÙ JE PRENDS DES RÉSOLUTIONS QUI OUTREPASSENT UNE CORRECTENEUTRALITÉ ET CE QU’IL EN ADVIENT

Comment je fus encore sauvé de là ? Jel’appris en ouvrant les yeux dans la petite chambre même de la baiede Barra d’où j’étais sorti, à l’aurore, avec le scaphandre del’amiral et où, par les soins assidus de son neveu, j’en fusdébarrassé.

Inquiet de ne pas me voir revenir, ni d’avoiraucune nouvelle de mon compagnon, le neveu de von Treischke, suivide deux officiers, s’était mis à notre recherche et, pour lemalheur du charmant petit enseigne, m’avait seul retrouvé, moi, parle plus grand des hasards.

Jamais on ne saura par quel mystère de lanature je m’étais arrêté, moi, de m’enfoncer dans lesable, tandis que mon compagnon continuait son chemin dans letréfonds du sol mouvant… (Il fut impossible d’en retrouver même latrace.)

Il suffit, en revanche, au lieutenant et à sescamarades de faire piocher autour d’un pied qui dépassaitpour faire retrouver le scaphandre de l’amiral et celui quiétait dedans !

Ramené en toute hâte sur le dessus de laterre, je fus, grâce à des frictions énergiques, rendu assezrapidement à moi-même (car je m’étais, comme on pense bien,évanoui), et aussitôt mes esprits recouvrés je déclaraipéremptoirement qu’aucune force au monde ni aucun argument neparviendraient à me faire revêtir désormais le scaphandre del’amiral et que j’en avais assez de me démêler avec les événementsdu dessus de la terre sans avoir encore à prendre ma part de ceuxqui se déroulaient au fond des eaux !… Et quand je parlais descaphandre je n’exprimais point toute ma pensée ! Et pour quepersonne ne pût à l’avenir se méprendre sur celle-ci je lacomplétai en ajoutant que je ne descendrais plus sous la mer nien scaphandre ni autrement !… Assez de sous-marin aussi,et s’il n’était point possible d’aborder (m’écriai-je sans plus deprécaution) le capitaine Hyx autrement qu’à la cote six mètresquatre-vingt-cinq ou dans son sous-marin Le Vengeur, jerenonçais à la tâche dont j’avais bien voulu me charger sans avoirréfléchi aux risques qu’elle comportait !…

Ainsi m’exprimai-je sans ambages et avec unesorte de rage volubile.

Et je m’écriai encore :

« On trouvera un autre commissionnaireque moi !… voilà tout !… »

Ah ! mais ! j’en avaisassez !…

Cette révolte mémorable de votre serviteurcontre la tyrannie de von Treischke avait éclaté à la fin d’unpetit repas composé de deux œufs à la coque et d’une tasse de caféfort (trop fort) que m’avait fait servir, sur ma demande, sonneveu.

« On voit, me dit celui-ci assezfroidement, quand je me fus tu… on voit que vous êtes maintenanttout à fait bien portant ! Vous ne doutez plus de rien !Le moral est excellent ! Compliments ! cher monsieurHerbert de Renich !… Seulement, si vous voulez m’en croire,vous réfléchirez un peu avant de vous présenter devant l’amiral etde lui sortir une tirade pareille. Ce que je vous en dis, c’estpour votre bien croyez-le ! Enfin, vous ferez ce que vousvoudrez, naturellement !

– Eh ! C’est tout réfléchi ! Je veuxvoir l’amiral tout de suite !… J’ai quelque chose de la plushaute importance à lui communiquer !

– Cela se trouve admirablement, me répondit deplus en plus froidement mon interlocuteur, car je viens justementde recevoir un coup de téléphone qui m’ordonne de vous amener auchâteau de la Goya !

– En route ! En route ! »

Mon compagnon ne me reconnaissait plus. Et jene me reconnaissais plus moi-même ! Depuis que j’avais quittémon terrible petit complet veston de fer je me sentais d’unelégèreté incroyable, non seulement physique, mais morale !

Certes ! la pensée que ce soir peut-êtreou que le lendemain au plus tard j’allais pouvoir parler d’aussihaut qu’il me plairait à tous ces gens-là (en raison de l’évasionde la Dame voilée qui ne pouvait plus tarder) contribuait pour unelarge part à l’audace avec laquelle je m’essayais déjà à relever leton, mais il y avait aussi dans ma nouvelle attitude uneexaspération bien naturelle contre des gens qui n’hésitaient pas àme faire courir les plus extravagants et les plus inexplicablesdangers pour atteindre au but que l’on pouvait toucher parailleurs et le plus simplement du monde ! Et c’est celaqui me mettait hors de moi !…

Et, si cela encore n’avait pas suffi, il yavait tout au fond de moi, depuis longtemps, la pensée, l’amèrepensée que mes malheurs n’étaient peut-être que la conclusionlogique et fatale de cette attitude que j’avais prise avec tant dedignité égoïste dès le commencement de la guerre du monde, attitudede neutralité qui n’avait réussi qu’à me rejeter tour à tour, moiqui n’avais voulu être d’aucun camp, de l’un à l’autre et à memêler si bien aux querelles des uns et des autres que bien souventje ne savais plus pour qui j’étais, ni contre qui !

Oui ! oui ! il fautsavoir choisir ! comme disait le vieux Peter… interrogersa conscience et son intérêt, et se dire une bonne fois :« Je suis avec celui-ci contre celui-là » et, quand ons’est dit cela, aider le premier de toutes ses forces contre lesecond !… Au fond, j’avais pour ennemi personnel le plus cruelennemi du genre humain, le Bourreau des Flandres ! et j’avaiscontribué (pour des raisons de sentiment) à le sauver, moi !…Eh ! n’aurais-je pas sauvé plus sûrement et définitivementcelle qui devait bénéficier d’une si lamentable diplomatie (chèreAmalia !) en prenant solidement un fusil et en abattant letyran des Flandres, von Treischke, le hideux sous-chef trèsimportant de la horde des Huns ?

Ainsi roulais-je dans mon crâne en feu cespensers de haute conséquence pour un proche avenir (comme vousl’allez voir), cependant que le neveu de l’amiral me ramenait danssa vedette au château de la Goya !

Vous voilà donc encore, sombres murs, toursféodales, fenêtres grillées !… Ah ! c’est bien là lerepaire de la Bête ! L’affreux animal ! Que va-t-ilencore me dire ? Que va-t-il encore exiger ?… Qu’ilprenne garde ! qu’il prenne garde ! Je connais certainmouton enragé !… Qu’il prenne garde !…

Mon compagnon m’a laissé et doit entretenir levon Treischke de ma nouvelle disposition d’esprit, lemouchard ! Il y a un quart d’heure que je suis dans la cour etil fait un petit vent sec qui me glace… Vont-ils me ficher un rhumede cerveau par-dessus le marché ?… Il ne manquerait plus queça !…

Enfin, un homme vient me chercher, me faitpénétrer sous la voûte et pousse une porte au pied de la tour del’ouest.

« Eh ! mais ! Eh !mais !… n’est-ce point là l’ancienne chambre deDolorès !… la chambre de la dame voilée !… Maisoui ! c’est elle ! Seigneur ! quel est votredessein ?… »

L’homme me laisse seul dans cettechambre ! Je cours à la fenêtre… puis je m’arrête brusquementet je prête l’oreille. Non ! non ! je ne me trompepas ! J’entends un petit bruit de scie contre lesbarreaux.

Avec précaution j’ouvre la fenêtre !…

Aussitôt quelque chose remue dans l’ombre dubalcon…

« Silence ! me dit une voix, etprenez garde, ils sont dans la pièce à côté avec la damevoilée !… »

Mais, ô miracle !… cette voix… cettevoix, ce n’est point celle que je m’attendais à entendre, ce n’estpoint la voix de Potaje… c’est celle de Gabriel !…

Je me retourne, par précaution, et, de troisquarts, surveillant ainsi la porte par laquelle les gens d’à-côtépeuvent survenir, je questionne :

« Comment êtes-vous ici ?… Quefaites-vous… Qui vous a conduit ici ?…

– Qui m’a conduit ici ? répondit Gabriel,mais vous vous en doutez bien un petit peu, vous qui m’avez apprisà connaître le von Treischke !… J’ai su qu’il était ici, jeviens le chercher, voilà tout, c’est simple !…

– Très simple !… et puisqu’il ne sort paset que vous ne pouvez entrer par la porte vous voulez entrer par lafenêtre, n’est-ce pas, Gabriel ?

– Mon Dieu ! j’en ai l’air !…

– Mais, dites-moi, n’avez-vous pas trouvéquelqu’un à cette fenêtre, quelqu’un qui avait commencé votrebesogne, Gabriel ?…

– Si ! Si !… J’y ai trouvé uncul-de-jatte, un très gentil garçon qui s’appelle Potaje et quisciait les barreaux de cette fenêtre pour faire évader une damevoilée, une victime du von Treischke ! m’a-t-il dit. Orl’aventure était bonne ! Comme, moi, je venais pour égorger legeôlier, nous nous sommes vite entendus et nous avons faitalliance !… En ce moment, vous pouvez, en détournant un peu latête, l’apercevoir qui fait le guet dans une anfractuosité durocher Ardan !… »

Je détournai la tête et j’aperçus, en effet,Potaje qui me fit un petit signe d’amitié…

J’étais très ému de cette complicationinattendue. Je connaissais le caractère spontané de Gabriel et jeredoutais qu’il ne commît quelque imprudence dont nous n’aurions ànous réjouir ni les uns ni les autres. J’ai dit dans quel étatd’esprit je me trouvais ; j’étais prêt aux grandesrésolutions. Mon plan fut vite établi dans ma tête comme il arrivedans les moments de crise où l’on dispose, pour son propreétonnement, d’une lucidité inattendue et de ressources moralesinsoupçonnées.

« Gabriel, fis-je, si vous voulezm’écouter, vous ne viendrez pas chercher ici le von Treischke, quevous trouveriez toujours sur la défensive et entouré d’un véritableétat-major ! Laissez-moi vous le conduire dehors,voulez-vous ?

– Où ?

– Où vous voudrez et vous en ferez ce que vousvoudrez !

– Accepté ! mais quand ?

– Tout de suite !… Nous sommes enaffaires ensemble, le von Treischke et moi ! Laissez-moi agir,ou plutôt faites ce que je vais vous dire de faire !

– Parlez ! !

– Potaje est à mon service. Vous lui direzqu’il vienne achever votre besogne et qu’il ne s’occupe de rienavant qu’elle ne soit terminée… Quant à vous, vous irez à l’hôtelde la Promenade, où je suis descendu, et vous m’y attendrez, ouplutôt vous me laisserez là un mot qui me fixera sur l’endroit oùvous aurez décidé que je vous conduise le von Treischke ! Ceprogramme vous séduit-il ?

– Énormément !

– Eh bien, si nous sommes tout à faitd’accord, allez-vous-en !… Ah ! un mot encore : voussavez ou vous ne savez pas que le docteur Médéric Eristal et lemidship sont à Vigo ?

– Je le sais !…

– Eh bien, tâchez de les voir et dites-leurqu’ils ne se montrent pas !

– Compris !…

– À tout à l’heure, Gabriel !…

– À tout à l’heure, et que la Vierge nousgarde ! »

Je l’entendis qui glissait du balcon et le visqui faisait un signe à Potaje ; je refermai la fenêtre…

La fenêtre n’était pas plus tôt refermée quela Dame voilée fit son entrée, suivie du von Treischke et de Fritzvon Harschfeld…

« Eh là ! herr Herbert deRenich ! me dit tout de suite l’amiral sur un ton mi-figuemi-raisin, il paraît que nos affaires ne vont point toutesseules et que vous êtes dans un fâcheux état d’esprit !

– Je vois que vous êtes renseigné, herramiral ! grondai-je (après avoir salué la dame voilée quis’assit sans mot dire) et j’en féliciterai à l’occasion votreneveu !

– Il paraît que vous avez décidé, après cettepremière expérience, de ne plus en faire qu’à votre tête…

– Et s’il en était ainsi, m’écriai-je, celavaudrait mieux pour tout le monde ! Je ne m’embarrasseraipoint, moi, d’un mystère qui, jusqu’à présent, m’apparaît plusimpénétrable que celui de la sainte Trinité, mais pour lequel je nedispose point de la même foi, soyez-en assuré. Je ne jouerai pasavec vous au plus malin, herr amiral ! Vous l’êtes plus quemoi et vous disposez pour cela de moyens qui me dépassent !…Mais je ne vous cacherai point que mes sentiments d’humanité mepoussent autant que vous à désirer que l’affreuse situation danslaquelle nous nous débattons, trouve sa conclusion le plus tôtpossible !… Sans appeler madame par son nom (je désigne d’uncorrect coup de tête la dame voilée)… sans appeler madame par sonnom, puisque cela vous est, paraît-il, désagréable, il me serapermis de vous dire ce que vous n’ignorez pas : Je sais quielle est, je l’ai reconnue, il n’y a point de doute à cet égard.Elle est le salut pour tout le monde !… »

Je m’arrêtai une seconde pour souffler. On nem’interrompit pas. On se demandait évidemment où je voulais envenir.

« Et si vous m’envoyez vers le capitaineHyx, c’est tout simplement pour lui apprendre cette nouvelleinespérée qui lui fera tout oublier !… Cette nouvelle pouvaitparvenir au capitaine, par exemple, dans une lettre que madame luiaurait fait tenir par le consulat que vous auriez choisivous-même !… Ou encore, une note, une simple note dans lesjournaux (on lit les journaux à bord du Vengeur) auraitrenseigné le capitaine Hyx, qui se serait alors arrangé pour nousrencontrer au plus tôt et nous aurait ainsi épargné la peine de lechercher entre la cote treize dix-sept et la cote sixquatre-vingt-cinq où j’ai failli, moi, trouver lamort !…

– Nous savons cela ! Nous savonscela ! grogna l’amiral.

– Oui, amiral, vous savez cela et cela n’aqu’une valeur tout à fait secondaire pour vous ! Je m’endoute !… Mais le fait est d’importance pour moi, je vous priede le croire !… Et votre neveu ne vous a point caché que j’enavais assez de me promener sous la mer ! C’est vrai !…car il y a peut-être un autre moyen de venir à bout de cetteaffaire !…

– Dites !… Dépêchez-vous !…

– Je vais aussi vite qu’il le faut, car ilfaut enfin que nous nous comprenions, s’il vous plaît !… Donc,puisque madame ne veut pas écrire…

– Non ! Madame n’écrira pas !Après ?…

– Vous pourriez confier, en tout cas, le plidont je suis porteur à quelqu’un qui a rendez-vous avec lecapitaine Hyx !…

– Ça, jamais ! s’exclama ensursautant l’amiral, jamais ! Je vous ai confié ce pli à vous,parce que je suis sûr de vous !… et que lesinstructions portent que vous devez me rapporter le pli !…Quant à remettre ces papiers entre d’autres mains que les vôtres,jamais !

– Entendu ! et c’est là où je vousattends ! En somme, vous vous méfiez de la chose écrite :scripta manent, verba volant !

« Eh bien ! puisque les paroless’envolent, qu’est-ce qui vous empêche de prononcer en secret,devant quelqu’un qui doit voir, ce soir le capitaine Hyx, desparoles qui pourraient vous servir auprès dudit capitaine,paroles que vous pourriez, en tout cas, si elles étaientrépétées à d’autres, démentir, puisque aucune preuve n’existeraitqu’elles aient été prononcées !…

– Eh ! eh ! fit le vonTreischke !… eh ! eh !… »

Et ceci lui donna profondément à réfléchir… etpendant qu’il faisait :

« Eh ! eh ! » moi je ledévorais du plus ardent, du plus flamboyant regard… jel’hypnotisais, quoi !… car je sentais que l’argument prenait…que le monstre mordait à l’hameçon que je lui tendais !…Ah ! joie ! joie ! mais prudence ! ne ferronspas trop vite !

« Eh ! eh !… c’est àvoir ! dit enfin l’amiral… Et vous prétendez connaître unpersonnage qui verra le capitaine Hyx dès ce soir !

– J’en connais deux ! éclatai-je :d’abord le médecin-major du Vengeur, le médecin ducapitaine Hyx lui-même, M. Médéric Eristal, qui habite en cemoment le même hôtel que moi ! Je lui ai parlé cette nuitmême, au moment où vous m’avez envoyé chercher !… Et dans lemême moment survenait l’un des premiers officiers du bord que nousavons surnommé le midship, bien qu’il eût certainement grade delieutenant de vaisseau.

– Je sais de qui vous voulez parler !s’écria l’amiral, je sais !… Un joyeux luron que j’airencontré à Vigo même autrefois… D’après mes rapports, c’est bienlui !… Oui, j’ai aperçu quelquefois sa figure au-dessus ducomptoir de certain bar qui se trouvait au coin de la Collégiale,le bar de Santiago-de-Compostelle ! N’est-ce pascela ?

– C’est cela même, herr amiral !… Il lefréquente autant que possible quand il peut descendre à Vigo…

– Et ce bar n’était-il pas tenu par un certainJim ?

– Par un certain Jim, herr amiral, c’est celamême !… Eh bien, ces deux hommes doivent retourner ce soirmême à bord du Vengeur et j’ai pris rendez-vous avec eux àl’hôtel… Voyez-les, amiral… parlez-leur… Ils sont tout dévoués aucapitaine Hyx… ils lui répéteront fidèlement vosparoles !… »

Von Treischke maintenant réfléchissait… etcomme il réfléchissait encore :

« Ils m’ont dit, amiral, que la situationde la gnädige Frau était tout à fait, tout à fait critiqueà bord du Vengeur… et que, depuis le drame duLot-et-Garonne, le capitaine Hyx était décidé aux piresreprésailles !…

– Écoutez ! fit von Treischke en grattantsa moustache de tigre… il faut m’amener ces deux hommes-làici !… »

Je sursautai à mon tour, car ce n’était certespas ce que j’attendais… « Jamais ! m’écriai-je, jamaisils ne consentiront à venir ici ! Ils savent qui vousêtes !

– Ah ! ah ! c’est une autrehistoire !… Je comprends ! je comprends ! »

Et il n’insista pas… Il savait très bien qu’ilaurait beau engager sa parole d’honneur qu’il ne serait fait aucunmal à ces deux hommes et que ces deux hommes quitteraient lechâteau de la Goya avec tous leurs membres intacts, qu’on ne lecroirait pas.

Non ! non ! il n’y avait pas àinsister !… Et tout à coup (ô délire ! intimedélire ! le monstre est pris ! oh ! calme-toi, moncœur !)… et, tout à coup, il se décide :

« Eh bien ! je vais avec vous àl’hôtel ! Vous venez avec moi, Fritz ? »

Il n’y eut plus une parole inutile. Noussortîmes tous après avoir salué la dame voilée, laquelle duranttout ce conciliabule n’avait pas ouvert la bouche… De temps entemps, j’avais jeté un coup d’œil sur elle à la dérobée, et, malgrésa voilette, j’avais bien vu qu’elle avait encore les yeux rougesd’avoir pleuré !…

Encore une martyre ! Pauvre Damevoilée ! Mais patience ! patience !… Je sens déjà lemonstre qui se débat au bout de ma ligne !…

Une auto dans la cour. Nous montons. Je suisassis à côté de Fritz. Dans le fond s’étale le tyran des Flandres,le faux von Kessel !… La porte s’ouvre ! la porte quis’était refermée autrefois sur Dolorès… Dolorès, en voilà encoreune qui sera vengée !…

Nous démarrons en vitesse… trop vite,peut-être. Non ! non ! par la grève le chemin est dixfois plus rapide, et Gabriel est déjà certainement arrivé… Et puis,s’il n’est pas arrivé, je les ferai attendre, tout simplement,mes chers hôtes !…

Ah ! je les tiens !… Où donc suis-jeen train de conduire, en ce moment, le von Treischke et le vonFritz Harschfeld ; où donc ?… À l’abattoir, toutsimplement !

Et c’est moi qui ai pris cetterésolution-là !… C’est moi qui ai conçu ce plan !… Moiqui le fais exécuter !… Il n’y aura plus de von Treischke surla terre, à cause de moi !… Certes ! j’ai mis du temps àsortir de ma neutralité, mais maintenant que c’est fait on ne mecontestera pas que je débute par un coup de maître.

Nous arrivons à l’hôtel vers la deuxième heurede l’après-midi, un après-midi très chaud pour la saison, doré parun beau soleil qui invite à la sieste et à la paresse. Quelletranquillité, quel calme dans les rues ! Quelle douceur devivre ! Les eaux de la rade n’ont jamais été plusbleues ; le port et la ville sont languissants. Oùtrouverait-on là un décor de drame ? Avec quelle sécurité nousnous arrêtons devant le perron de l’hôtel ! Je descends lepremier et déjà le majordome me rejoint.

« Une lettre pour leseñor ! »

J’ouvre le pli, car j’ai reconnu l’écriture dudocteur. Cet excellent Médéric Eristal m’annonce qu’il m’attendavec le midship et un amiau bar deSantiago-de-Compostelle, où ils se sont rendus après leurdéjeuner.

Je tends la lettre à von Treischke, qui estenchanté de la coïncidence ! Le bar deSantiago-de-Compostelle ! Il le reverra avec plaisir ! Jeremonte en auto et nous voici partis pour le bar.

Et que l’on ne s’étonne point, je prie, de lafacilité avec laquelle les plus hauts personnages de l’empire desGott mit uns se laissent traîner dans les endroits lesplus humbles et quelquefois acceptent de fréquenter lespersonnalités qui sont surtout reçues, portes ouvertes, dans lessalons de la basse classe des cabarets. Je ne dis point cela,certes ! pour le docteur ni pour le midship, mais pourd’autres, moins recommandables, qui ont pu aussi bien se trouverattablés au bar de Santiago-de-Compostelle et devant lesquelsl’amiral n’eût certes point reculé s’il les avait jugés bons à luifournir certains renseignements relatifs à la partieadverse… À ce point de vue il faut lire Sept ans à la courd’Allemagne, et miss Édith Keen se chargera de faire cesservotre étonnement en vous racontant comment la sœur du kaiser, laprincesse Léopold, à chacun de ses voyages clandestins à Londres,avait rendez-vous, pour l’espionnage, avec de véritablesdébris de l’humanité.

Fritz n’a pas besoin de demander sonchemin ; lui aussi le connaît. Nous sommes tout de suite aucoin de la Collégiale, et là nous lisons sur une pancarte que lebar a été transféré derrière le port, au carrefour de laManga.

Moi, naturellement, je fais l’ignorant. Jesuis sensé n’en pas savoir plus que les autres !

« Au carrefour de laManga ? s’exclame von Treischke, tiens, c’estdrôle ! » Et il regarde Fritz en ricanant, Fritz, lui, apâli.

Sans doute ce carrefour rappelle-t-il aupauvre garçon des souvenirs pénibles, car Fritz est doué (on nesaurait en douter) d’une nature essentiellement sentimentale.

Le von Treischke a vu cette pâleur-là, et ils’en amuse. Cruellement, il ajoute :

« Je parie que le Jim est allés’installer dans l’ancienne boutique…

– Oh ! amiral ! en ce cas, balbutieFritz dont la pâleur s’accentuait encore…

– Quoi, en ce cas !… En voilà bien uneaffaire !… Jim a eu raison ! Il a dû louer la boutiquepour rien après la mort de cette pauvre marchande de vin de Malaga,et le malheur qui est arrivé à sa fille… (et il ricane encore)…Allez ! allez ! Fritz, nous verrons bien !… Ces deuxchères dames ont été bien coupables envers nous et surtout enversvous, Fritz, mais je sais que vous n’êtes point rancunier et quevous pardonnerez volontiers !… Comme vous êtes pâle, monami !… Je vous croyais depuis quelque temps redevenu plussolide !… Allons ! en route !

– À vos ordres ! » répondit Fritzdans un souffle, et il fit prendre à l’auto le chemin quiconduisait, dans l’enchevêtrement des vieilles rues, derrière leport, au carrefour de la Manga…

Au coin du carrefour, l’auto s’arrêta. Le barétait un peu en retrait dans le cul-de-sac…

« Eh bien ! mais, Fritz !… nousne sommes pas arrivés, que je sache !

– Amiral ! il me serait difficile detourner… et puis, amiral… je vous adresserai une prière…Permettez-moi de ne point entrer dans ce bar qui, en effet, merappelle de très fâcheux souvenirs… »

Le von Treischke était descendu de l’auto,sans rien dire. Je n’avais jamais vu cet homme vraiment en colère.Ce fut effrayant, car cette colère-là se passa en silence. Il y eutdu sang dans les yeux de la Bête et la Bête allongea la patte etsaisit le Fritz au collet sur son siège et le déposa sur le pavé,devant lui :

« Marche ! »

Et le Fritz marcha, et je l’entendis balbutierencore : « À vos ordres ! », mais, pendant queses jambes flageolaient, ses dents claquaient…

« Tout cela, grogna le von Treischke quesa brutalité avait calmé un peu, tout cela n’estqu’enfantillage !… Voyons ! cher petit Fritz, si je vousécoutais vous ne pourriez plus faire un pas sur cette terrehospitalière à cause de vos sacrés souvenirs !… L’autre jour,ça été la même comédie pour pénétrer dans votre ancienne chambre dela Goya, par la fenêtre de laquelle personne ne risque plus dese jeter dans la mer depuis que j’y ai fait poser desbarreaux… Et puis cela vous reprend devant cet aimablecarrefour et ce gentil cul-de-sac !… Tant pis, cher Fritz, sivous avez la conscience lourde, mais je vous prierai d’avoir lecoude léger devant le Jim et pour faire honneur aux amis demonsieur !… (Il me montra à Fritz, en continuant de ricaner detoute sa mâchoire de tigre.) C’est l’ordre !

– À vos ordres !…

– Monsieur (il me montra encore) ne doit riencomprendre à votre petite comédie, bien cher Fritz !…

– Rien du tout ! rien du tout !déclarai-je avec empressement.

– Sachez donc que le lieutenant a étéamoureux… il n’y a pas longtemps de cela !… Mais nousprendrons le temps de vous raconter cela plus tard !… un peuplus tard !… n’est-ce pas Fritz ! »

Nous étions maintenant sur le seuil du bar. Jevis, du premier coup d’œil, Jim derrière son comptoir, agitant sesgobelets avec un bruit fantastique et, devant lui, assis sur dehauts escabeaux et faisant rouler des dés, Médéric Eristal, lemidship et Gabriel.

Ils paraissaient uniquement occupés de leurjeu. C’est tout juste s’ils levèrent la tête quand je hélai MédéricEristal.

« Bonjour, docteur !… »

Mais quel drôle de bonjour lançai-je là. Je nereconnaissais plus ma voix. Ah ! là ! là ! j’étaisbien ému pour avoir ainsi changé de voix, du tout autout !

Et je ne nie pas qu’en effet j’étais alorstrès ému, surtout après avoir aperçu Gabriel qui jouait sitranquillement et qui avait à sa ceinture de cuir un bel étui àcouteau, et dans cet étui assurément une lame des plus soignéesdont on apercevait, du reste, le manche de bois incrusté denacre.

J’aurais pu ne pas remarquer ce détail, car cecouteau à la ceinture d’un matelot ça se voit plus facilement quela lune en plein midi et généralement cela n’a aucune importance,aucune. Tout de même, la vue de Gabriel et de son couteau m’avaitfait changer de voix.

« Eh ! mais, c’est le señor Herbertde Renich lui-même, s’écria le midship.

– Lui-même, joyeux midship ; lui-même,pour vous servir. »

J’essayais de reprendre le dessus et deretrouver mon ton ordinaire, mais je dus tousser, cracher, etretousser pour bien me débrouiller la gorge, avant de présenter mescompagnons, comme il avait été convenu, en public ; et je leurdonnai les noms limbourgeois dont ils s’étaient affublés dans lepays.

Je les présentai comme de tout à fait vieuxamis, presque des amis sacrés d’enfance, et ils furent accueillisavec une excessive cordialité, qui se traduisit immédiatement pardes cocktails.

Le von Treischke avait donné une solidepoignée de main au midship en lui rappelant qu’il avait déjà eu lebonheur de l’apercevoir autrefois à l’ancien bar de Santiago, quandcelui-ci dressait son comptoir au coin de la Collégiale, et il enprofita pour jeter à Jim, avec une désinvoltured’éléphant :

« Cela ne vous a donc pas fait peur devenir vous installer ici… dans le magasin de ces deux pauvresdames ?… Eh ! eh ! eh ! (ricana le hideuxpersonnage) eh ! eh ! vous ne craignez pas que ça portemalheur au commerce ! »

Je ne pus m’empêcher de tressaillir tant jetrouvais son audace écrasante et je regardai le Fritz…

Celui-ci, consterné, avec sa mine à fairepitié, lançait à la dérobée quelques regards furtifs qui allaientchercher sur les murs et dans les coins des objets qu’il avaitautrefois remarqués là et dont quelques-uns lui avaient étéfamiliers.

Par exemple, c’était toujours la même afficheannonçant une corrida,avec son matador géant debout aumilieu d’une arène minuscule et des spectateurs lilliputiens, quiornait le mur à gauche ; et, dans le coin, près de la portequi conduisait à l’office, il retrouvait la même armoire auxliqueurs.

C’étaient aussi les mêmes petites tables debois rondes qui s’alignaient contre la cloison du Bodega.Mais il y avait une porte que son regard avait jusqu’ici évitée,c’était elle qui conduisait autrefois au magasin de cigarettes etqu’une carte de la guerre semblait condamner.

Jim avait répondu au von Treischke. Il n’avaitpeur de rien ! Est-ce qu’un garçon comme lui avait peur dequelque chose ? Est-ce qu’on pouvait être superstitieux quandon possédait les poings de Jim ?… Assurément des poingspareils chassaient les fantômes !…

Et il les montrait à l’amiral, qui les tâtaitet souriait comme seul savait sourire le Bourreau des Flandres, etil tenait mille compliments à Jim.

« Et puis, c’est une affaireoubliée ! dit Jim. Du reste, l’enquête a établi que tout étaitde la faute de la señorita… laquelle disposait, paraît-il, d’unbien méchant caractère…

– Oui, certes ! fit von Treischke,détestable caractère ! Sa mauvaise humeur a failli couper lagorge de mon ami que voilà (et il montrait Fritz, de plus en plusmuet, au visage de plus en plus exsangue).

– Ah ! ah ! alors, c’étaitmonsieur ?…

– Oui, c’était monsieur lui-même ! niplus ni moins… Un brave jeune homme du Limbourg, qui lui a fait icimême, le plus décemment du monde, une cour pleine dedélicatesse…

– Ici même, c’est juste… ici même, répéta lavoix lugubre de Fritz.

– Mon ami est un garçon qui ne se permettraitpas, certes, de dire à une jeune fille qui vend des cigarettesqu’elle a le museau bien fait, si ledit museau ne lui a d’abordmontré le plus encourageant sourire aux dents blanches !…N’est-ce pas, Fritz ?…

– C’était un gentil museau, dit Fritz ensoupirant…

– Moi ! voyez-vous, j’ai assisté à toutcela ou à presque tout cela ! continua l’amiral ; aussije puis dire à ce garçon qui se tourmente : « Pourquoi tetourmentes-tu ? Tu devrais te réjouir de pouvoir, après un sijoli coup de ciseaux dans la gorge, boire encore un ou deuxcocktails dans une agréable société. »

– C’est mon avis ! proclama lemidship : plus de pensées sombres, ça ne sert à rien !…et ça ne fait pas ressusciter les morts !…

– Voire ! fit tout à coup unevoix que l’on n’avait pas encore entendue, la voix de Gabriel…Voire !

– Que veut dire cet enfant ?demanda von Treischke… »

Mais « cet enfant » ne répondit pas.Il se contenta de secouer la tête, sans regarder von Treischke.

« Ne faites pas attention !dit le midship, c’est un garçon qui croit dur comme fer auxfantômes ! et à toutes leurs diableries !… Il me disaittout à l’heure, justement, qu’il était tout à fait sûr qu’unepersonne morte de mort violente réapparaissait toujours au moinsune fois à son assassin !… et que c’était là un droit qu’elleavait, et que le Seigneur lui-même ne saurait lui ôter, un vraiprivilège chez les trépassés !… »

Von Treischke donna un grand coup de sa patted’ours sur, l’épaule de Fritz.

« Qu’est-ce que tu dis de ça, chercompatriote ?… »

Fritz baissa plus encore son front lourd etresta muet… mais visiblement il avait eu le frisson.

« C’est dommage qu’on ne puisse pascroire à des bêtises pareilles ! ricana encore l’amiral, car,bien que personne ici ne soit l’assassin de la belle Dolorès, etque, s’il est vrai qu’elle soit morte de mort violente, elle nepuisse s’en prendre qu’à elle-même (puisque, après avoir à moitiéassassiné monsieur, elle s’est jetée elle-même dans la mer)… ehbien ! je serais assez heureux de revoir ses jolis petitsaccroche-cœur (s’ils ne sont pas flétris), ses prunelles de feu (sielles ne sont pas voilées) ses lèvres de pourpre (si elles sonttoujours gonflées du même sang !)…

– Ah ! je vous en supplie,monsieur ! Taisez-vous !… taisez-vous !… »

C’était Fritz qui râlait cette prière… etbrusquement il s’était caché la figure dans les mains pour que l’onne pût voir comme il souffrait !

Cependant ce n’est pas lui que jeregardais ! Non ! non !… Il y avait quelqu’un debeaucoup plus intéressant à contempler à cette minute où le sadiquedes Flandres goûtait une joie formidable à faire renaître le désiret le remords chez Fritz von Harschfeld et à faire revivre l’imagede celle qu’il avait personnellement, lui, von Treischke, envoyéeaux enfers par le chemin des eaux !… Ce quelqu’un siintéressant à regarder, plus intéressant que tous les autres,c’était Gabriel !

D’abord, il y avait ce nom :Dolorès ! Personne ! n’avait prononcé encore cenom-là. Et puis l’amiral avait jeté ces mots qui dansèrent aussitôtautour de Gabriel comme des flammes : « Bien quepersonne ici ne soit l’assassin de la belleDolorès ! » Je voyais cela, moi, les mots de feudanser autour de Gabriel et le brûler, et le mordre aux reins et aucœur et j’admirais qu’il ne hurlât point de douleur, toutsimplement, qu’il ne se jetât point sur la bouche infecte quicrachait de pareilles syllabes brûlantes et soufrées !…

Seulement il eut un geste : il donna sesmains brusquement à Jim, et je l’entendis qui disait au champion dela Home fleet :« Tiens mesmains ! »…

L’autre les tint ainsi pendant tout le restedu temps que le von Treischke, qui ne voyait, lui, que son Fritz àtorturer (car il l’aimait beaucoup), continua de parler.

C’est évidemment à la force du sacré Jim, quibroyait les mains de Gabriel dans les siennes, que nous dûmes de nepoint assister immédiatement à une petite scène qui aurait sansdoute dérangé le plan primitif de ces messieurs…

Quand von Treischke avait eu cette fantaisiecharmante de détailler si esthétiquement le visage de Dolorès,cependant que Fritz râlait et suppliait que l’amiral se tût,Gabriel, lui (je ne regardais que lui), se tordait entre les mainsde Jim. Ils avaient l’air ainsi tous deux (Jim et Gabriel) de jouerau plus fort, de s’essayer chacun à gagner quelque pari relatif àla puissance musculaire dont ils disposaient… Mais moi je savaisbien que toute cette histoire de muscles tordus n’avait d’autreutilité que de laisser au repos, forcément, certain couteau dans sagaine…

Enfin, le von Treischke consentit à parlerd’autre chose (le Fritz s’était mis à pleurer comme un grand niais)et ce fut à mon tour de jouer mon petit rôle dans cette curieuseaffaire.

« Messieurs ! débutai-je, après uncoup d’œil à l’amiral (et à la grande satisfaction des autres,auxquels les manières du von Treischke commençaient de donner lamâle rage…) Messieurs ! mon honorable ami herr von Kessel, iciprésent, aurait quelque chose de tout particulier à vousdire ; seulement il ne saurait s’expliquer complètement enpublic, dans une salle où un quelconque passant a le droit depénétrer et de s’asseoir à sa guise.

– Voulez-vous qu’on ferme portes etfenêtres ? questionna le midship. Jim n’y verrait, sans doute,aucun inconvénient, en doublant le prix des tournées, bienentendu !… », ajouta-t-il, avec le rire bon enfant que jelui connaissais.

Je ferai remarquer que le docteur n’avaitencore rien dit. Il devait être au courant de quelque chose etpeut-être de tout ; mais son caractère irrésolu le tenaitcomme toujours entre le ziste et le zeste et il se contentait detemps à autre de donner quelques brefs petits baisers à la fiole decocaïne.

Mais ce sacré Jim prononça :

« Si ces messieurs ont quelque chose departiculier à se dire, pourquoi ne passeraient-ils pas dans lapièce à côté ?…

– Quelle pièce ? osa demanderFritz, qui tremblait de comprendre, car le doigt de Jim désignaitdéjà certaine porte…

– Mais cette pièce-ci, messieurs !… celleoù la señorita Dolorès vendait ses cigarettes !… Je l’ai louéeavec tout le reste mais je n’en use pas pour le moment, car ellen’est pas encore en état. Vous n’en serez que plus à votre aisepour vous entretenir de vos petites affaires. Personne ne vousdérangera !

– Pas une mauvaise idée ! déclaral’amiral. Pas une mauvaise idée du tout ! Effectivement, lesclients doivent avoir perdu l’habitude de pousser la porte de laboutique, depuis le malheur qui est arrivé à la chèreenfant !… »

Mais le Fritz s’interposa, eut la force de semaintenir sur ses jambes une seconde et supplia dans une phraseentrecoupée :

« Tout de même, amiral, si on pouvaitaller ailleurs !… »

Ah ! je vous le dis, le malheureuxfaisait grand-pitié à voir. Et l’amiral le voyait ! Mais,est-ce qu’on apitoie un tigre ? Quelle joie de voir souffrirun très bon, très dévoué ami que l’on aime presque comme son fils(c’est ce que les Boches appellent :Schadenfreude ;le capitaine Hyx, en son temps,m’avait entretenu assez sagement de cet état d’âme-là) et le vonTreischke s’en fut lui-même vers la porte et déjà commençait defaire sauter les punaises qui retenaient la carte de la guerre surles murs et qui condamnait (si légèrement) cette porte.

« Vous donnez pas la peine ! »fit Jim en accourant.

Et il fit sauter la carte d’un tour de main…Puis, appuyant du doigt sur la clenche, il ouvrit la porte toutegrande.

« Messieurs ! vous êtes ici chezvous !…

– C’est là qu’il trônait, le cherange ! » soupira avec drôlerie l’amiral.

Et il entra.

Quel homme de fer que rien n’émouvait !rien !

« Venez, Fritz, reprit-il après quelquessecondes consacrées au coup d’œil… Venez, mon ami !… Rienn’est changé, en vérité, rien !… Si on avait enlevé lesvolets, il y ferait un peu plus jour, un jour tout pareil à celuiqui l’éclairait si idéalement, n’est-ce pas Fritz ?… ladernière fois que nous l’avons vue à son comptoir, la belleenfant ! distribuant aux clients son tabac parfumé et sessourires enchanteurs !… Et le comptoir est toujours là !Et le haut siège sur lequel elle se tenait droite et altière commeune petite déesse !… Allons Fritz, un peu de courage, venezvoir ces lieux où la jolie fille vous ensorcela comme un étudiantde première année !… Et cessez de faire le niais, je leveux !… Nous avons à causer avec ces messieurs…acheva-t-il d’une voix rude et nous ne pouvons être mieux quedans ce tombeau !…

– C’est vrai qu’il fait sombrelà-dedans comme dans un tombeau ! » exprima une voixcandide et claire comme celle d’un enfant de chœur, et c’était lavoix de soprano de Gabriel…

Il était maintenant sur le seuil, entrel’amiral qui se trouvait dans le magasin de cigarettes et Fritz quise tenait encore (comme il pouvait, en s’appuyant à une table) dansla salle du bar.

Quant à moi, j’étais resté sur mon hauttabouret, près du comptoir, et déjà je fermais les yeux. J’estimaisdéjà à part moi que, pour cette première fois où j’avais siterriblement engagé ma responsabilité, j’en avais assez fait etj’en avais assez vu !

À mon avis, les choses maintenant n’allaientpas beaucoup traîner… Avant de fermer les yeux, j’avais remarquéque la main de Gabriel, à deux ou trois reprises, avait glissécomme par hasard sur le manche de son couteau…

Et puis ce trou noir sur lequel s’étaitouverte la porte et dans lequel avait pénétré avec un si prodigieuxcynisme le von Treischke, ce trou noir maintenant me faisaitpresque aussi peur qu’à Fritz lui-même.

C’est là que la situation allait se dénouer etje me doutais bien un peu comment ! Et j’en avais des gouttesde sueur aux tempes.

Il ne faut demander aux gens que ce qu’ilssont capables de donner, et, en ce qui me concernait, j’étais àbout de souffle… tout à fait claqué…

La pièce d’à côté (le magasin de cigarettes)n’était éclairée que par la porte qui venait de s’ouvrir et aussi(je le sus quelques secondes plus tard) par un jour avare tombantd’un haut vasistas qui donnait sur la cour…

C’était dans cette ombre que le drame étaitentré… mais il n’y serait pas entré tout à fait (je le sentais)tant que le Fritz ne se serait point décidé à rejoindrel’amiral…

Et l’amiral l’appelait ! Et Fritz neremuait plus !

On l’eût dit incapable de faire un pas deplus… si bien que l’amiral, pris à nouveau d’une colère grande, futd’un bond auprès de Fritz, le saisit au bras avec une vigueur qui,du coup, le redressa sur ses jambes flageolantes, et il l’emmenaavec lui, comme il eût fait d’un mannequin.

Et, pas plus qu’un mannequin, Fritz nerésistait. Et tous deux furent ensemble dans le magasin decigarettes !… Et aussitôt je dus rouvrir les yeux car undouble cri atroce venait d’éclater, et je me mis à bondir avec lesautres qui étaient là (mouvement spontané irrésistible) jusqu’à laporte de cette mystérieuse pièce ! Et voici ce que nous vîmes,dans la pénombre chaude et toute vibrante du double atrocecri : à droite, les deux faces blêmes des deux Boches, carmaintenant le von Treischke était aussi pâle que le Fritz, et aufond, à gauche, derrière le comptoir, sur la haute chaise, où ellese tenait droite et altière comme une petite déesse, laseñorita Dolorès, elle-même !…

Nous nous trouvions tous maintenant dans laboutique, Gabriel venait de refermer la porte et de pousser lesverrous. Jim était là, lui aussi, les bras croisés sur la poitrine,en spectateur ; Médéric Eristal lui-même était venu quand ilavait entendu le cri, et peut-être maintenant eût-il bien voulurepartir. Mais Gabriel gardait la porte et n’était point,j’imagine, d’humeur à laisser repartir personne.

Pour en revenir au von Treischke et à Fritzvon Harschfeld ils étaient toujours en extase, c’est-à-dire que,dans l’incapacité (une fois leur cri jeté) de prononcer un mot, ilsn’en avaient pas moins la bouche ouverte, double gouffre d’horreurau fond duquel on entendait haleter leur peur.

Car ils avaient peur ! peur !

Et l’amiral avait peut-être encore plus peurque Fritz, car, moins encore que Fritz, certes, il avait cru à uneréapparition possible de sa victime.

D’abord il l’avait vu mourir (autant dire),tandis que Fritz, dans ce temps-là, avait été occupé à mourirlui-même, puisque, lui aussi, on l’avait cru mort un instant. C’estle von Treischke qui avait ficelé Dolorès dans le sac de sespropres mains, et de ses propres mains avait jeté le sac dans lamer ! Et la mer s’était refermée sur le sac et l’avait biengardé ! Ça, il en était sûr !…

Alors ? alors quoi ?… Alors Gabrielavait raison ?… Alors les fantômes, victimes d’une mortviolente, avaient le droit de réapparaître à leursassassins ? Par le bon vieux Dieu !… voilà que le vœu quele von Treischke avait formulé tout à l’heure de façon si bravacheet inconsidérée se trouvait comblé…

Elle était revenue, la señorita !… Et sesaccroche-cœur étaient toujours aussi luisants !… et ses yeuxaussi brûlants, et ses lèvres gonflées d’un sangmagnifique !…

« Qu’est-ce que ces messieursdésirent ?… »

C’était sa voix ! c’était savoix !…

C’était bien Dolorès qui avait prononcé laphrase fatidique derrière son comptoir !… Et elle s’étaitpenchée sur ses messieurs, et ces messieurs avaient reculé avec un« han ! » d’épouvante…

Tout de même, ceci, qui fut très rapide, nepouvait durer avec un homme comme von Treischke. L’amiral, aprèsavoir essuyé d’un geste hagard, inconscient, la sueur qui luicoulait du front sur les yeux, s’écria tout à coup d’une voixrauque :

« La garce est encorevivante !… »

Et il eut un mouvement vers le comptoir,tandis que Fritz, n’en pouvant plus, tombait à genoux.

Or, à ce moment, il y eut une ruée contre lesdeux brigands. Gabriel s’était jeté à la gorge de von Treischke etJim lui maintenait, par derrière, les mains. Le midship s’occupaitde Fritz.

Je crus, à ce moment, que Gabriel, qui tenaitd’une main l’amiral à la gorge, allait saisir son couteau del’autre et trancher la tête du Tigre, ou lui faire quelque chosed’approchant, sans autre forme de procès… Mais il n’en fut rien, eten cela il obéissait à Dolorès, qui, soulevée sur sa chaise etpenchée sur le comptoir, lui criait :

« Ne le crève pas tout desuite ! Il serait trop content ! »

Alors, quand je vis que le Jim ligotaitsérieusement l’amiral, je ne doutai point que j’allais assister àun spectacle que mes nerfs ne pouvaient supporter, et j’aurais bienvoulu, comme le docteur, être ailleurs ! Mais la porte avaitété refermée à clef et l’on ne s’occupait guère de nous. Enfin il ya des minutes où l’horreur vous ôte toute possibilité de remuercomme de vouloir, et j’étais dans une de ces minutes-là.

Si j’ajoute qu’au fond de moi-même je neplaignais nullement le von Treischke, on m’excusera de n’avoir pasmontré plus d’empressement à fuir une scène qui s’annonçait commedevant certainement violer les lois de l’ordinaire humanité.

Enfin, si je ne protestai point contre lesupplice qui se préparait, c’est que peut-être aussi je n’avaispoint tout à fait perdu le sens du ridicule, car enfin c’était moiqui avais livré le von Treischke et, en le livrant, je ne devaispas avoir pensé que Gabriel se bornerait à lui offrir descocktails !…

Je serai même tout à fait franc, comme je l’aitoujours été dans ces mémoires et confessions, et je ne cacheraipas que j’entendis très distinctement ces mots dans la boucherageuse du Bourreau de Bruges :

« Herbert de Renich, tu es un traître etun lâche ! Mais si j’en réchappe jamais, tu auras de mesnouvelles ! »

Que l’on songe que de telles menaces proféréespar un tel homme ne s’adressaient pas à moi tout seul, maisvisaient également ma pauvre mère (au pouvoir des Allemands), etl’on s’imaginera combien j’avais de raisons de m’assurer parmoi-même que cet homme ne pourrait plus jamais mettre ses menaces àexécution !…

Je restai donc et ne protestai en rien contrece qui se préparait, je l’avoue.

Et maintenant voici ce qui se passa :

Le von Treischke et le Fritz étaientproprement ligotés et bâillonnés. Gabriel avait sorti son couteaude son étui et je pus juger que je ne m’étais pas trompé :c’était une fort belle lame, large, solide, tranchante et aiguëcomme il convient.

Gabriel s’agenouilla à côté du von Treischke,tout d’abord négligeant le Fritz pour le moment, et, le regardtourné du côté de Dolorès, il demanda gentiment :

« Fleur de ma vie ! par oùveux-tu que je commence ?… »

C’est alors que Dolorès quitta son comptoir etfit entendre un petit claquement de la langue, et aussitôt il y eutun gros remue-ménage sous le comptoir, et une grosse masse noire seglissa hors du comptoir derrière la señorita Dolorès, tout contreles hauts talons de ses petits souliers… et nous vîmes que c’étaitun molosse d’une taille peu ordinaire.

« J’ai amené le chien du boucher, exprimaDolorès d’une voix pleine de douceur et de langueur, car je luiai promis le cœur de cet homme ! »

À ces mots, le docteur essaya bien d’esquisserun geste de protestation, mais Gabriel le pria très rudement de seretourner (dans le cas où le spectacle ne lui agréerait point)contre le mur, mais de ne troubler quiconque dans sonplaisir !…

Chacun se le tint pour dit et, désormais,laissa faire.

Le midship, lui, avait l’air de trouverl’imagination de Dolorès tout à fait à son goût. J’ai déjà dit quec’était un garçon qui, au fond, s’amusait de tout, car il n’avaitaucune raison sérieuse d’en vouloir personnellement auxBoches !

Gabriel dit :

« À ton idée, chère petite reine deGalice !… Je vais donc te donner le cœur de cet homme ettu le donneras à ton chien !

– Oh ! ce chien n’est pas à moi !répliqua-t-elle en agitant son éventail, s’il était à moi je ne luidonnerais pas à manger du cœur de Boche, biensûr !… »

Gabriel ouvrit la tunique du von Treischke,puis les vêtements de dessous qui couvraient le cœur du Tigre et ilavait déjà commencé une légère incision dans la peau (et moi,pendant ce temps, je me répétais âprement, farouchement, comme unelitanie destinée à m’étourdir : « Dans une minute toutsera fini ! Dans une minute tout sera fini ! Dans uneminute tout sera fini ! ») quand il y eut autour de nouscomme l’arrivée d’une trombe.

Une espèce de tempête fut projetée par lesoupirail de la cave (je crois bien) et nous écrasa contre les murset nous rejeta et nous fit bondir de coin en coin, avec forcebosses.

La señorita s’était rejetée dans son comptoir,mais Gabriel n’avait eu le temps de rien ; il avait étésurpris à genoux, très occupé à dessiner sur la poitrine du monstrele petit volet qu’il allait lui soulever pour arracher le cœur. Ilfut roulé comme nous autres par la tornade.

Il n’y eut que Jim, dans son coin de porte,qui resta debout sans broncher, solide sur ses pilons de championde la Home fleet, croisant ses énormes bras sur son énormepoitrine… (J’ai toujours pensé que le Jim devait s’attendre à cettetornade-là.)

Bref, en moins de temps qu’il n’en fautcertainement pour vous faire part de toutes mes réflexions, leGabriel, le midship, le docteur et moi nous étions tous aussisolidement liés et réduits à l’impuissance que le von Treischke etle Fritz eux-mêmes !

Et j’entendais la voix bien reconnaissable del’homme aux yeux caves (apparu jadis pour mon malheur dans lesjardins embaumés de Funchal), la voix de l’Irlandais qui disait àla dizaine d’hommes qui venaient de se conduire si brutalement avecnous : « Et maintenant, en route pour LeVengeur ! Le capitaine sera content devous !… »

Ils ne touchèrent pas à Jim, mais ils netouchèrent pas non plus à Dolorès, qui perdait son temps à leurlancer mille insultes sans importance, et ils ne touchèrent pasdavantage au corps ficelé de Gabriel, sur lequel veillaitterriblement « la petite reine de Galice » (elleavait, pour le défendre, son éventail…) mais ils emportèrent le vonTreischke, le Fritz, le midship, le docteur et votre serviteur…

Je ne crois point absolument utile d’analyserméticuleusement ici les divers sentiments dont s’agitaient noscœurs pendant que les hommes de l’Irlandais (le lieutenant Smith)nous glissaient par le soupirail, tels des paquets de cambriole,jusque dans la cave, puis de la cave jusque dans le cul-de-sac,puis du cul-de-sac jusque dans une vaste auto fermée comme cespaniers à salade qui servent à Paris au transport desprisonniers.

Tout de même, en ce qui me concerne, vousvoudrez bien vous rappeler que mon plus cher désir, quelques heuresavant ce dernier événement, avait été de ne plus revoir(jamais ! jamais ! sous n’importe quel prétexte et àn’importe quel prix ! les paysages sous-marins !J’en avais ma claque (comme on dit en français), des paysagessous-marins !… Et voilà que je retournais dans LeVengeur ! Et dans quelles conditions !… Avec levon Treischke !… moi qui n’avais quitté LeVengeur que pour que le von Treischke n’y mît jamais lespieds !

Hélas ! hélas ! avais-je mérité unepareille infortune ? Car maintenant que le capitaine Hyxl’avait, son von Treischke, et aussi qu’il avait celui qui avaittant travaillé à ce qu’il ne l’eût point (moi !), mes cheveuxse dressaient d’épouvante sur mon crâne en songeant à ce qui allaitse passer.

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