La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 17LA FENÊTRE GRILLÉE

« Amène les feux !… et endouce !… Relève ta rame !… Laisse-moi faire… glissonsnotre ombre dans l’ombre du rocher Ardan ! »

Et maintenant nous sommes accrochés au rocheret nous regardons, en face de nous, au-dessus de nous, la damevoilée à sa fenêtre.

Il semble qu’elle nous ait vus ! Elle estpenchée à la grille ! Elle regarde au-dessous d’elle. Ellenous regarde ! certes ! ou elle essaye de nousvoir !…

… Et soudain, je tressaille, un frisson meparcourt de la nuque aux talons : j’ai entendu les sanglots decette femme et mon nom !

Est-ce possible ?… Est-cepossible ?… La dame voilée pleure et m’appelle !…

Mon compagnon, lui aussi, a entendu : ilme fait signe qu’il a entendu… nous écoutons encore… encore dessoupirs… encore mon nom : Herbert !… Ah ! pas dedoute ! c’est bien moi que l’on appelle et c’est bien elle quim’appelle !…

Potaje, sans rien me dire, a fait glisser toutdoucement, tout doucement la barque depuis le rocher Ardanjusqu’aux aiguilles proches… et d’aiguille en aiguille nous voilàcontre la grosse tour de l’ouest !

Il y a là, à quelques pieds au-dessus de nous,une énorme corniche où devaient s’accrocher jadis des hourds enbois destinés à permettre aux défenseurs de battre le pied de lamuraille ou encore une sorte de bretèche dont les parapets etarchières avaient disparu avec le temps mais dont le soubassement,supporté par des corbeaux, paraissait encore solide. Cette espècede fortification extérieure, réduite comme je l’ai dit, presqueentièrement à l’état de corniche, formait une ceinture à la tour del’ouest et se continuait au long du mur, en retrait, par un débrisd’escalier comme on en construisait jadis pour relier lescourtines, jusqu’au balcon ventru de la fameuse fenêtre, que l’onavait trouvé bon de garnir de barreaux de fer.

Avant que je n’eusse compris quel était sondessein, mon Potaje avait dressé contre la susdite corniche unharpon trouvé dans la barque et qui sert à l’ordinaire à diriger lamanœuvre dans les bas-fonds ou à accrocher quelque objet pour s’enrapprocher ou encore s’en éloigner, suivant les besoins de lanavigation ou de l’atterrissage.

M’ayant prié de lui maintenir bien solidement(autant que possible) son bâton, il y grimpa à la force despoignets avec une agilité surprenante pour une moitié d’homme, setrouva presque aussitôt sur la corniche, s’y glissa comme un chat,gravit l’escalier en ruine et se traîna jusqu’à ce qu’il fût sur lebalcon.

« Attendez-moi ! je vais voir,m’avait-il dit, ce qu’elle nous veut ! »

Et, de fait, deux minutes plus tard, il merevenait et, du haut de sa corniche, me soufflait.

« La señora désirerait vous parler !Jetez-moi une corde. »

J’obéis à Potaje docilement et lui lançai lacorde demandée, qu’il noua avec le plus grand soin à l’une despierres qui restaient encore du parapet. Puis, ma barque attachée àun anneau de fer de la muraille de la Goya, je rejoignis bravementmon Potaje, qui me souffla encore :

« Allez-y ! N’y a pas dedanger ! Elle pleure comme une Madeleine ! Seulement onne voit pas sa figure. N’importe, derrière son voile, je parie quec’est un miroir de Dieu ! J’ai regardé les barreaux !Faut lui dire que je la tirerai de là si ça peut vous rendreservice à tous les deux ! Que je crache sur le lait de mamère si je ne vous la sauve pas de là ! Et rappelez-vous queje suis votre âme damnée, señorito !señorito ! »

Ce bon Potaje me chavirait le cœur chaque foisqu’il me donnait du señorito, d’autant plus qu’en mêmetemps il ne manquait point de m’embrasser les pieds, trouvant mesmains un peu trop loin.

Dans la circonstance il me donnait du courageet, sur ses indications, je me mis à quatre pattes et refis lechemin qu’il avait fait.

En vérité, j’aurais eu honte de ne pas memontrer au moins aussi habile qu’un cul-de-jatte et bientôt je meglissai à l’intérieur du balcon. Là, je ne courais plus aucundanger. J’étais à l’abri de tous les regards, et, seuls, lesbarreaux me séparaient de la dame voilée… Elle était là,devant moi, encore, toujours les doigts sur la bouche pour merecommander une éternelle prudence. Pour moi, elle avait relevélégèrement son épaisse voilette, preuve évidente de sa confiance enmoi, et je pus voir son désespoir à nu. J’attendais qu’elle medonnât sa main à baiser, mais encore elle s’éloigna de moi, fit untour dans sa chambre et revint, glissant comme une ombre, nefaisant pas plus de bruit qu’un fantôme.

« Herbert ! me dit-elle, d’une voixencore mouillée de larmes, ô Herbert, mon ami, je n’oublieraijamais ce que vous faites pour moi ! Je vous attendais !Je savais que cette nuit vous travailliez pour moi !… Mon âmeétait avec vous sur la rade… mes yeux vous cherchaient… Avez-vousvu le capitaine Hyx, Herbert ?

– Non, madame, je n’ai pas vu le capitaineHyx ! Et, je puis vous le dire, je crains de ne jamais pouvoirl’aborder par les îles Ciès. Si vous avez quelque influence survotre singulier geôlier, vous devriez inciter le von Treischke à metrouver un autre chemin…

– Ne prononcez pas ce nom ici,malheureux !

– Certes ! je sais que ce n’est point cenom-là qu’il a coutume de porter lorsqu’il vient faire ses mauvaiscoups à Vigo ! Mettez que j’aie parlé de von Kessel (n’est-cepoint ainsi qu’il se faisait appeler ?) et cessons de nousentretenir de ce misérable pour ne plus nous occuper que devous !…

– Merci, Herbert ! Mais, hélas, je crainsbien que votre bonne volonté n’ait pas plus de bonheur de mon côtéque du côté du capitaine Hyx ! Ma situation est telle que jen’y trouve guère de solution autre que celle du désespoir…

– Madame, fis-je, vous n’êtes plus ici dans unpays où vos ennemis sont tout-puissants et, sans vous demanderencore à pénétrer le secret qui vous tient dans une si incroyabledépendance, j’imagine qu’il y aura ici plus de ressources pour nousqu’à Reinich ou sur leur bateau de pirates ! La preuve en estqu’ici ils semblent vous tenir prisonnière, alors que vous étiezlibre là-bas ! Dites-moi si ces barreaux qui nous séparent ontété mis ici pour vous !

– Pour qui donc croyez-vous qu’ilsaient été mis, hélas !

– Vous n’avez pas le droit de sortir de cettechambre ?

– Pas seulement un pas dehors ! Pasun !… Et j’ai juré de ne me mettre à cette fenêtre quevoilée…

– Vous êtes donc toujours pour von Treischkele plus précieux otage, constatai-je, jusqu’au jour, n’est-cepas, où l’échange se fera…

– Oui, acquiesça-t-elle, en baissantdouloureusement la tête et en se remettant à pleurer… jusqu’au jouroù l’échange se fera…

– Et c’est moi qui suis chargé despourparlers, n’est-ce pas ?… des conditions del’échange ? C’est moi qui les porte dans le pli que l’on m’aconfié ? Alors pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi ne pasme parler franchement ?… Pourquoi ne pas agir franchement avecmoi ?… Et je le dis pour vous comme pour le von Treischke.Qu’espériez-vous, tout à l’heure, de ma visite au capitaineHyx ?

– Rien ! rien ! sanglota-t-elle,moi je n’espérais rien et je ne pensais à vous que pour vousplaindre !

– Et cependant si je vous amenaisAmalia, croyez-vous que le Kessel vous laisserait partir ?

– Jamais ! je vous le dis en secret, àvous, à vous seul ! Jamais !… Certes, il promettait cela,mais il ne tiendrait pas sa promesse ! À vous, à vous seul, jele dis. Il ne me laissera jamais partir !…

– Il faut donc que ce soit vous qui vousrendiez d’abord auprès du capitaine Hyx…

– Vous pensez bien que du moment que le Kesselne me laisse pas partir après, il ne me laissera paspartir avant ! Non ! non ! voyez-vous, monami, notre seule espérance, s’il m’est permis d’avoir encore uneespérance, et c’est à cause de cette espérance-là que mon âme étaitavec vous, cette nuit, sur la rade…

– Dites !… Dites !… Oh ! jevous écoute… je vous écoute…

– Notre seule espérance est que vous trompiezmon mari, que vous le persuadiez que s’il laisse partir votreAmalia mon geôlier consentira à me rendre la libertéensuite !… Il faudra que, vous, vous lui fassiez croirecela !… Ainsi vous sauverez Amalia que vous aimez !…C’est la seule façon… N’hésitez donc pas à engager votre paroles’il est nécessaire ? Comprenez-vous ?comprenez-vous ?…

– Je comprends que vous me demandez de jouerun jeu terrible, madame… car si, ayant délivré par mes promesses,et par ma parole d’honneur, et par mon serment, Amalia, je ne vousamenais pas au capitaine Hyx, je n’aurais plus, je le crains bien,qu’à recommander mon âme à Dieu !

– Non !… vous auriez encore à me faireévader !… Et, cette fois, je vous suivrais !… Lavoilà notre seule espérance…

– Il y aurait une chose beaucoup plus simple,lui répondis-je assez froidement, car les imaginations de la damevoilée m’avaient légèrement glacé… ce serait de vous faire évadertout de suite !… avant que j’aie tenté l’impossible entreprisede faire sortir la pauvre Amalia de son terrible navire, sansgarantie pour le capitaine Hyx !… Me suivriez-vous si je vousfaisais évader tout de suite ? »

Elle eut un haut-le-corps, joignit les mainscomme pour une sorte de prière et finit par me dire, dans unsouffle :

« Oui, je vous suivrais… je voussuivrais partout, excepté chez le capitaineHyx !… »

Je ne pus me défendre d’un mouvement assezbrusque, car, en vérité, l’énigme, au lieu de s’éclaircir,s’embrouillait de plus en plus, et certes je n’étais guère plusavancé vis-à-vis de la dame voilée après notre conversation sur lebalcon qu’après celle que nous avions eue sur lesous-marin !

Et maintenant elle sanglotait :

« N’essayez pas de comprendre !…N’essayez pas de comprendre ! me suppliait-elle… c’est trophorrible !… »

Et peu à peu voilà que ses forces ne lasoutinrent plus et qu’elle s’affala devant moi comme une loque… uneloque sous laquelle j’entendis encore des sanglots à demiétouffés.

Et alors, et alors, ma foi, comme elle m’enpriait, je n’essayai plus de comprendre… et le spectacle de cedésespoir farouche m’avait si bien retourné les sens que je résolusde la sauver de là sans comprendre !… Après, ma foi,on verrait bien ! Et quand j’aurais un pareil otage à madisposition il me semblait que je pourrais parler haut et ferme auxuns et aux autres et que je serais devenu le seul maître de lasituation !… Mais qu’on me comprenne bien, je suis d’unenature trop peu calculatrice (disons le mot, trop peu égoïste) pourque cette idée de sauver la dame voilée m’eût été inspirée par unintérêt purement personnel ! Non ! c’est l’espoir desauver tout le monde et de nous faire sortir tous, au mieux, decette atroce aventure, qui me poussait à la mettre immédiatement àexécution !

Et puis, il ne faut pas oublier que j’avaisdevant moi une femme qui pleurait, et que je n’ai jamais pu voirles larmes de la Beauté sans me sentir transporté et tout prêt auxactions les plus héroïques !…

« Madame, lui dis-je, je vais essayer devous arracher à vos geôliers. Priez Dieu que cette entreprise noussoit favorable ! »

Je m’étais à demi relevé et je me soutenaisdes mains aux barreaux mêmes de sa fenêtre. Je sentis sur mes mainsun baiser humide et reconnaissant.

Aussitôt je m’empressai d’aller retrouverPotaje, à qui je confiai ma résolution. Il manifesta une joietrépidante et regretta amèrement de n’avoir point sur lui lesoutils nécessaires à son petit travail.

« Dès demain soir, fit-il, je me mettraià l’œuvre ; en attendant, vous pourriez tout de suite luipasser cette corde qui nous sera peut-être nécessaire au moment deson évasion, car il faut se méfier de la corniche, qui n’est guèresolide et pourrait céder en partie sous notre poids. Tout à l’heureune pierre s’est détachée et a fait plus de bruit que je ne l’eussesouhaité ! Prenons garde : una disgracia no vienenunca sola ! (Un malheur ne vient jamais seul !)

– Mais si je lui passe la corde, commentdescendrons-nous ?…

– Oh ! moi, señor, je me laisse tomberdans la barque, et quand à vous je vous tends leharpon ! »

Mais je préférai descendre d’abord avec lacorde et tendre le harpon à Potaje après que celui-ci eut jeté lacorde dans la chambre de la dame voilée, « laquelle, me ditPotaje, priait déjà Dieu pour nous et pour elle et nousrecommandait la plus grande prudence » !

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