La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 2UNE NUIT AGITÉE

Quand je n’entendis plus aucun bruit dans larue, j’ouvris doucement la porte de la pièce et je me trouvai enface de ma bonne vieille maman et de l’excellente Gertrude, quiavaient des visages affreusement défaits.

« Que s’est-il passé ?… Que t’a-t-ildit ?… il avait l’air assez féroce en quittant la maison ettrès préoccupé ! Que devons-nous craindre, cher Herbert, monfils ?

– Ma foi ! répondis-je à ma mère, en laserrant tendrement dans mes bras, j’ai parlé selon ma conscience.Arrive maintenant ce que le ciel décidera. Cependant, je dois vousdire, maman, que je ne crois pas que nous touchions au bout de nospeines.

– Est-il bien possible ? Ne lui as-tupoint crié ton innocence ? Ne l’a-t-il point lue sur tonvisage !

– Certes ! Et il m’a cru tout de suite.Il ne me l’a pas, du reste, envoyé dire ! Il me croit tropdumm pour être coupable !… Mais qu’importe ! jesuis mêlé, voyez-vous, à une aventure dont je ne me dépêtreraijamais !… De quelque côté que je me tourne, je ne vois pourmoi que de la douleur, du sang et des larmes !

– Du sang et des larmes !… Mais quet’est-il donc arrivé, malheureux enfant ?… »

J’allais entamer pour la deuxième fois lerécit de mes misères quand Gertrude revint de la cuisine avec lasoupe aux poireaux et aux pommes de terre qu’elle avait faitréchauffer. Ma foi ! je me jetai dessus et, en dépit descirconstances, cette fois, j’en mangeai deux grandes assiettées,entre ma mère et sa servante qui me regardaient en silence, tout ens’essuyant les yeux. J’avalai ensuite un grand verre de vin denotre coteau dont le goût et la chaleur aiguë finirent de me« remettre », et je ne laissai point languir pluslongtemps les deux pauvres femmes. À deux heures du matin, je lestenais encore devant moi, de l’autre côté de la table, prostréesd’épouvante, les mains jointes, invoquant le bon Dieu et la Viergeà chacune de mes histoires.

De temps en temps, je m’étais levé pour allerouvrir la porte de la salle à manger, car il me semblait entendredes bruits bizarres, comme le glissement de pas étouffés sur lacarpette du corridor.

Je n’avais rien découvert et les deux femmesm’avaient dit de ne point me préoccuper de cela, car, depuis dessemaines, elles étaient habituées à être espionnées et à se trouvernez à nez, la porte ouverte, avec l’un des deux domestiques que levon Treischke leur avait imposés. « À part cela,disaient-elles, nous n’avons pas à nous en plaindre ! Ils seconduisent convenablement pourvu qu’on leur donne à boire et àmanger jusqu’à ce qu’ils en crèvent, à peu près. Ils peuvent nousécouter. Nous n’avons rien à cacher, ni mon Herbert nonplus !… »

Quoi qu’il en fût, je n’étais pas tranquille,et comme à un moment je crus bien percevoir un véritablegémissement, je me dirigeai vers la cuisine où Gertrude me disaitqu’elle avait laissé les deux personnages endormis. Ma mère etGertrude voulurent m’accompagner.

Nous n’eûmes pas plus tôt poussé la porte dela cuisine que les deux femmes jetèrent des cris.

Les deux soldats, car c’étaient deuxbombardiers – je les reconnus à leur uniforme – étaient étendus surle carreau, ficelés et bâillonnés. Nous les remîmes sur pied, maisil nous fut impossible d’en tirer le moindre renseignement. Ilsparaissaient tout à fait abrutis par l’excès de mangeaille et deboisson, et peut-être bien aussi par l’effroi. Cependant, comme ilsne s’étaient point arrangés de la sorte pour leur bon plaisir, ilnous fallut bien conclure qu’ils avaient été victimes d’uneagression qui nous parut bien mystérieuse.

Nous n’avions rien entendu ou si peu de choseque nous ne pouvions rien comprendre à ce qui s’était passé. Lesfemmes étaient toutes tremblantes. Quant à moi, je n’étais guèreplus rassuré. Je dirai même que j’avais bien des raisons pourredouter les pires malheurs.

Je songeai tout de suite à quelque entreprisedu lieutenant Smith (l’Irlandais) et des hommes qu’il avait amenésavec lui dans l’hydravion. Avaient-ils appris que l’amiral étaitdans le moment à Renich et qu’il se trouvait justement dans notremaison !

L’affaire n’était nullement invraisemblable,considérée sous ce point de vue. Alors il fallait imaginer qu’ilsn’étaient venus ici (Dieu seul savait par quel chemin !) quepour s’emparer de la personne de von Treischke et qu’ayant constatéson absence ils étaient tout bonnement repartis, après avoir, dèsle début de l’aventure, réduit à l’impuissance nos deuxbombardiers…

Cette version, si elle me faisait craindre desévénements regrettables pour l’amiral von Treischke et redouterd’autres événements atroces que j’avais tout fait pour éviter,avait au moins cet avantage de me rassurer – à peu près – en ce quime concernait : car enfin une autre version était encorepossible : l’équipe du Vengeur pouvait mechercher, moi !…

Avec la rapidité dont l’auto-hydraviondisposait, il était assez explicable que, son coup manqué àZeebrugge, l’Irlandais fût retourné faire son rapport au capitaineHyx, lequel, mis au courant de ma fuite, aurait relancé ses hommesà mes trousses, surtout s’il avait réfléchi que j’avais pu êtrepour quelque chose dans l’insuccès de son entreprise. S’il en étaitainsi, sa fureur devait être extrême, car je l’avais contrecarrédans une affaire qui lui tenait au cœur et pour laquelle il avaittout quitté, à l’heure où se livrait quelque part autour des îlesCiès la formidable Bataille invisible et où l’on semassacrait aux abords de la cote six mètres quatre-vingtcinq !

Tant est que c’est le cœur serré d’uneangoisse sans nom que je me résolus, une lanterne à la main, àchercher des ombres dans la maison,les mystérieuses ombresque nous avions entendues, glissant à pas feutrés sur les carpettesdu corridor, et qui étaient venues écouter aux portes. Les femmesme suppliaient de m’enfermer avec elles et les deux soldats ivresdans la cuisine et d’attendre ainsi le jour.

Mais je voulais être fixé. Je voulais sortir àtout prix et le plus tôt possible de cette peur qui rôdait autourde moi, et surtout je voulais, quoi qu’il m’en coûtât, m’endébarrasser pour les jours suivants.

Les ombres étaient-elles venues pour l’amiralvon Treischke ou pour moi ?

Je voulais parler aux ombres ! Onfinirait peut-être par s’entendre ! Je ne disposais d’aucunearme et je ne pensais pas à les combattre, mais plutôt à lesconvaincre de s’en aller pour toujours, sans me faire plus depeine, et je leur jurerais de ne plus me mêler jamais de leursaffaires, et je les supplierais de considérer qu’après tout ellesétaient bien coupables d’oublier que j’étais un neutre !

Tout de même, comme ma main droite étaitrestée libre (ma main gauche tenait la lanterne), je m’emparaid’une grosse barre de fer plate qui servait à consoliderintérieurement les volets et j’en usai comme d’une canne, danscette lamentable promenade nocturne à travers les méandres de mavieille chère maison.

Les femmes encore n’avaient point voulu mequitter et me suivaient toutes deux, avec des bougeoirs quitremblaient dans leurs vieilles mains et qui s’éteignaient aumoindre souffle.

Jamais comme ce soir-là les marchesfléchissantes des antiques escaliers vermoulus n’avaient gémi avecune voix de bois plus douloureuse ni surtout plusmystérieuse ! Il nous semblait que les marches criaient avantmême que nous eussions posé le pied, et en dépit de toutes lesprières que, du fond de nos cœurs timides, nous leur adressionspour qu’elles consentissent à se taire sur notre passage ; et,quand nous étions passés, elles avaient encore quelque chose àdire.

À chacun de ces bruits la processionsuspendait sa marche et j’entendais la respiration haletante de mamère et de Gertrude.

« Ils sont passés par ici ! »exprima la voix grelottante de Gertrude…

Et la servante me montrait un petit escaliertrès étroit qui montait au grenier et sur la première marche duquelse trouvait une boîte quadrangulaire en zinc dans laquelle ellejetait les ordures de la journée. Elle considérait sa boîte d’unefaçon tout à fait stupide.

« Qu’est-ce que tu as,Gertrude ?

– Jamais je ne mets ma boîte comme ça, je lamets toujours en travers et la voilà en long !… Sûr, elle lesgênait pour passer… »

Gertrude avait raison. Quand je me penchai surcet escalier je vis distinctement des traces de pas, elles étaientassez nombreuses et distinctes, à cause de la neige que lesbrigands avaient apportée avec leurs semelles.

« Il neige donc ? demandai-je.

– Eh ! il a neigé dans la matinéed’hier…

– Mais je n’ai pas vu de neige dans lesrues…

– Elle a fondu… mais il en reste encore un peusur les toits…

– Sur les toits !…

– Où vas-tu, Herbert, oùvas-tu ?… »

J’allais résolument au grenier, je me décidaià soulever la trappe et j’avançai un peu la tête, m’éclairant avecma lanterne. Il faisait là-dedans un froid de loup et je sentis lafraîcheur du vent glacé qui m’arrivait par une lucarne grandeouverte. Je sautai dans le grenier.

Là, je n’eus aucune peine à constater que lespas dont nous avions découvert la trace sur le petit escalier seretrouvaient sur le plancher et allaient à la lucarne, y allaient,en revenaient, ou plutôt en étaient venus et y étaient retournés,du moins à ce que je crus.

Mais, arrivé à la lucarne, je ne pusm’empêcher de mettre le nez dehors, car la curiosité humaine estplus forte que tout et s’estime rarement satisfaite. Je ne leregrettai point, car j’aperçus, m’étant un peu penché sur le toit,une ombre qui se mouvait d’une façon assez mystérieuse dans lejardin de la propriété attenant à la nôtre.

Nous n’avions d’autre vue sur cette propriétéque par cette lucarne-là.

Mon Dieu ! je puis dire que je n’avaispoint revu ce jardin (qui était fermé de hauts murs et d’une solideet compacte porte) depuis l’époque où, petit garnement, jem’amusais à polissonner dans tous les coins de ma vieille maison,avec mes camarades de l’école que j’emmenais chez moi après laclasse pour des parties de cache-cache dans le chanvre dont legrenier, alors, était plein.

Naturellement la partie continuait sur lestoits, en cachette de nos parents, car ceux-ci n’auraient pointmanqué, s’ils avaient été au courant de nos frasques, de nousprédire tous les malheurs, et nous auraient peut-être fesséspar-dessus le marché.

Tout ceci pour vous dire que déjà, à cetteépoque, cet immense jardin, si bien fermé de toutes parts, m’avaitfortement intrigué.

Il y avait, au milieu de ce jardin, une maisonisolée dont toutes les fenêtres étaient garnies de barreaux, mêmeau second étage, et cette maison avait une unique porte que je n’aijamais vu ouvrir que par un vieux jardinier qui la refermaitaussitôt avec un grand bruit de serrures et de verrous, ce qui medonnait le frisson.

Dans le jardin errait à l’ordinaire un chienbouledogue dont la mâchoire était épouvantable à entendre et lesyeux ronds affreux à voir. Ce chien ne manquait jamais d’aboyercomme un enragé quand nous apparaissions sur le toit.

Derrière les grilles de l’une des fenêtres iln’était pas rare de voir apparaître une triste figure de vieilledame qui se mettait à rire, ou à pleurer, ou à chanter.

On appelait cette maison « la maison dela folle », car elle avait été construite une cinquantained’années auparavant par un monsieur de la ville qui avait épouséune jeune fille belle comme le jour mais qui était devenue folle lelendemain de ses noces, à cause, disait-on, que cette jeune fillen’aimait pas le monsieur de la ville mais un jeune homme de lacampagne.

La jeune femme folle avait vieilli dans cetteprison, puis le monsieur était mort, puis la folle était morte,puis le jardinier. Le chien aussi était mort, bien entendu. Enfintoute cette propriété sinistre semblait être morte elle-même. Onn’y avait plus jamais vu entrer personne, ni personne en sortir.Les petits enfants passaient le long de ses murs moisis, moussus,mangés de lierre et de toutes sortes de plantes parasites, encourant, car la maison de la folle, même sans folle, continuait dedégager un sombre effroi.

Une fois (j’étais alors devenu grand, c’étaità l’époque où je commençais à soupirer sur les mains d’Amalia),j’avais eu l’occasion de remonter dans le grenier et de regarderpar la lucarne, et j’avais revu le jardin. Il était devenu forêtvierge. On n’en voyait plus les sentiers. Les arbres et les herbesavaient poussé là-dedans comme ils avaient voulu et c’était unenchevêtrement inextricable de branches et de plantes sauvages.

Au milieu de cette sauvagerie, la maison avecses volets qui pendaient aux murs retenus encore par quelque chose,avait pris un air de plus en plus lamentable. L’abandon la faisaitencore plus sinistre et je dois dire que, dans le jardin, je n’aijamais entendu chanter un oiseau.

Quand je partis pour mon tour du monde, telleétait la propriété, toujours déserte, toujours redoutée des petitsgarçons.

Et voilà que, tout à coup, du haut de montoit, je voyais s’y promener une ombre !

La silhouette noire se glissa et disparut sousl’enchevêtrement des troncs et des branches qui se tordaientdésespérément sous le vent glacé d’hiver, puis elle réapparut surle seuil même de la maison abandonnée.

La nuit était assez sombre. Je ne pouvaisdistinguer si c’était là un homme ou une femme.

Trois coups furent frappés, solidement, trèssolidement, et je pensai que j’avais affaire à un homme. Rien nebougea à l’intérieur de la maison : alors l’individu frappaplus fort, terriblement. Presque aussitôt cette fois une lumières’alluma au premier étage.

Deux minutes plus tard, la lumière descendaitau rez-de-chaussée et j’entendis que l’on parlementait à traversl’huis.

La porte s’ouvrit.

C’était une femme qui ouvrait la porte etc’était un homme qui avait frappé.

La femme était vieille et avait toutes lesallures d’une servante. L’homme, je le reconnus quand il passa dansla lumière, avant que la porte ne fût refermée ; c’étaitl’amiral von Treischke.

À ce moment, derrière moi, j’entendis la voixde Gertrude qui m’appelait. Elle était montée à l’échelle et mesuppliait à voix basse de revenir, car ma mère se mourait deterreur. Je la reçus fort mal et allai fermer la trappe, après luiavoir jeté que nous ne courions plus aucun danger mais qu’ilfallait me laisser inspecter les environs.

Je retournai à mon observatoire. Maintenant,il y avait de la lumière à une fenêtre, au rez-de-chaussée. Cettefenêtre était coupée en deux par une tringle à laquelle étaientsuspendus des rideaux qui étaient tirés ; mais, de l’endroitoù je me trouvais, mon regard, passant au-dessus de la tringle,saisissait parfaitement tout ce qui se passait dans la pièce.

C’était une salle rustiquement maisconvenablement meublée. Von Treischke était assis devant une table.Sur cette table, il y avait une lampe. Il était seul. Il ne faisaitaucun mouvement. Il paraissait réfléchir profondément.

Soudain, une porte s’ouvrit et une femmeentra. Je ne voyais pas bien son visage, mais la silhouette meparut élégante et jeune, dans un peignoir sombre.

Von Treischke se leva et salua. Les deuxpersonnages ne se donnèrent point la main. Von Treischke fit unsigne et la jeune femme s’assit en face de lui, dans un fauteuil,de l’autre côté de la table. Elle était tournée de telle sorte queje la voyais de profil, ou plutôt de quart, c’est-à-dire très malet à une distance trop grande pour que je pusse reconnaître d’unefaçon précise un visage connu ; cependant, dès cet instant,j’eus l’impression du déjà vu et je ne pus retenir un mouvement desurprise et, tout de suite, je me torturai l’esprit pour rappelermon souvenir autour de ce quart de visage-là !

Le von Treischke parla un bon bout de tempssans que la femme l’interrompît une seule fois et ce qu’il disaitdevait être fort intéressant, car je voyais nettement la jeunefemme marquer de l’étonnement et même de la stupéfaction. Enfin levon Treischke se tut, et ce fut au tour de la femme de parler.

Elle se leva tout de suite et je ne vis plusson visage, mais j’apercevais ses gestes énergiques. Elle semblaitprotester contre quelque chose, sans doute contre ce que l’amiralavait pu lui dire. Elle le faisait avec une hauteur souveraine etquasi avec majesté. C’était une très belle et très noblesilhouette, avec une taille admirable qui me rappelait celled’Amalia, avec un peu plus de finesse cependant. Chacune a songenre de charme.

Et je continuai de me demander :« Mais où donc ai-je vu cette femme-là ? Où l’ai-jevue ?… »

Ils échangèrent encore quelques mots et sesaluèrent très sèchement, presque avec hostilité et tout juste avecpolitesse.

Et la dame s’en alla et le von Treischkeretomba à sa place et se prit sa terrible tête carrée dans lesmains.

Il ne la releva qu’au bruit qu’avait dû fairela vieille servante en entrant. Il lui jeta quelques phrases commeà un chien et tous deux disparurent. Je les vis réapparaître à laporte. Ils se quittèrent sur le seuil.

La figure de l’amiral était entièrementdissimulée par un cache-nez énorme et son uniforme disparaissaitsous une vaste houppelande.

Tout ceci me parut bien étrange.

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