La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 26CE QU’IL ADVINT DE MON DERNIER ESPOIR : L’ÉVASION DE LADAME VOILÉE

Ayant prononcé ces dernières paroles, lecapitaine Hyx se disposa à appuyer sur son timbre. Il me sembla queje venais d’entendre mon arrêt de mort et que cet arrêt, quelqu’un,qui allait entrer, allait l’exécuter sur l’heure. Ce sont là desmoments bien pénibles pour qui tient tant soit peu à la vie.J’arrêtai le bras du maître du Vengeur et jem’écriai :

« Capitaine, il y aurait une preuve del’existence de Mrs G… plus convaincante encore que celle del’écriture ! Que diriez-vous si je vous faisais voir MrsG… ? »

Il me considéra encore avec le plus hautainmépris.

« La proposition m’a déjà étéfaite ! dit-il sur un ton glacé. Votre ami le Herr vonTreischke a eu l’audace d’imaginer que je serais assez stupide pourtomber dans le plus naïf des traquenards, pour me présenter, àtelle heure, dans tel lieu d’où l’on me ferait voir Mrs G… Àd’autres ! compères ! »

Mais je l’arrêtai encore, car il avait ànouveau allongé sa main vers le redoutable timbre.

« Il ne s’agit point de ceci !…Capitaine ! Capitaine ! Écoutez-moi ! Il faut mecroire ! Dans la nuit de demain, Mrs G… sera libre !C’est moi qui l’aurai fait évader ! Accordez-moi jusqu’àdemain soir et je vous l’amènerai ici même ! sur mon salut etsur la tête de ma mère !

– Vous m’avez déjà juré beaucoup de choses surla tête de votre mère, me répliqua ce méchant homme, et j’en aiassez de toutes ces comédies ! »

Mais il avait affaire à forte partie et je nesache personne de plus têtu que quelqu’un qui sait qu’il va mourirs’il n’arrive point à se faire entendre. On le bâillonneraitjusqu’à l’étouffement qu’il trouverait le moyen de se fairecomprendre par signes !

Or, moi, je n’étais point bâillonné, et detout ce que la parole humaine peut avoir de plus séduisant et deplus convaincant, en même temps que de plus apitoyant, je sus faireun tel usage qu’il fallut bien que ce cher capitaine m’accordât uneattention d’abord rétive, ensuite presque encourageante.

Je lui rapportai l’histoire de mes diversesrencontres avec la dame voilée et celle de nos conversationsintimes. Il y avait dans tout cela une telle part d’invraisemblanceque je le vis, à plusieurs reprises, hausser les épaules. Tout demême, il finit par dire :

« C’est bon ! l’affaire estrenvoyée à demain minuit ! Allez ! vous êtes librejusqu’à demain minuit !… »

Que vous dirai-je ? Deux heures plus tardje me retrouvai sur la plage de… toujours accompagné del’Irlandais, qui me conduisit sans autre explication jusqu’àl’hôtel. Il me quitta en me disant :

« Demain soir, à minuit, je viendrai vousrechercher. C’est l’ordre ! Soyez fidèle aurendez-vous !

– Je serai peut-être prêt à vous suivreauparavant, lui répondis-je. Dans ce cas, comment pourrai-je vousavertir ?

– Un mouchoir noué au garde-fou de la fenêtrede votre chambre, à l’hôtel, sera suffisant, j’accourraiaussitôt.

– À tout hasard ! ajoutai-je, ayez de voscompagnons bien armés avec vous ! On ne sait ce qui peutarriver !

– Entendu ! et si vous avez besoin de cescompagnons-là avant la nuit prochaine vous n’avez qu’un mot àdire.

– Merci !… Vous pensez àtout ! »

Nous nous saluâmes et je grimpai à ma chambre.J’y trouvai un mot de Potaje que celui-ci y avait laissé à touthasard. Le brave garçon me priait, si je rentrai dans la nuit, dene point me faire de mauvais sang et de l’attendre, me promettantde ne point perdre son temps.

Ma foi, j’estimais que, dans le moment, toutmouvement, en ce qui me concernait, était devenu inutile. Et je mejetai farouchement sur mon lit où je me mis à dormir, avec unesorte de voracité, dévorant ma taie d’oreiller. Il y avait quelquesoixante heures et plus que je n’avais goûté le moindre repos. Jeme plongeai dans le sommeil et dans le cauchemar d’une façonformidable.

Potaje, quand il me réveilla – ce qui n’eutlieu qu’après dix minutes de combat entre lui et moi – me racontaque mes ronflements et mes hallucinations entrecoupésd’interjections, mauvais serments et malédictions de rêve,s’entendaient jusque sur le palier et qu’ils avaient été une caused’amusement pour les voyageurs et d’effroi pour leurs enfants…

Bon Potaje ! Ce qu’il me soigna, dorlota,pendant toute la journée qui suivit je ne saurais trop le répéterni lui en avoir trop de reconnaissance. Il était rentré avec desnouvelles excellentes. La fenêtre était prête… Il n’y avait plusrien à faire qu’à attendre la nuit prochaine où, à lavingt-deuxième heure, il pénétrerait dans la chambre de la damevoilée, attacherait la captive à la corde qui se trouvait cachéedéjà, à tout hasard, dans la chambre de ladite dame et me feraitglisser Mrs G… dans les bras. Je serais, moi, en bas sous lebalcon, derrière le rocher Ardan, dans une petite nacelle dontPotaje était devenu propriétaire en forçant une chaîne et encrochetant fort habilement un vieux cadenas.

« Donc, demain soir, à dix heures, ladame voilée sera libre soupirai-je… Ce ne sera certes pas troptôt ; mais, heureusement, ce ne sera pas trop tard, car j’aiobtenu un sursis jusqu’à minuit. Potaje, ma vie est entre tesmains !

– Monsieur ! m’expliqua l’excellentdemi-garçon, si, la dernière nuit, la dame de compagnie n’était pasentrée, l’affaire serait peut-être déjà faite, car le barreauvenait de céder, mais elle est entrée et restée et le petit jourest venu, et, dès lors, nous ne pouvions plus rien de rien, à causedes vedettes qui passent sur la rade et dont quelques-unes fontcertainement la police du port particulier de la Goya !

– Enfin, mon Potaje, tu es sûr de ton affairepour la nuit prochaine, c’est le principal !… »

Nous passâmes donc, comme je l’ai dit, lajournée à l’hôtel. Je dus raconter à Potaje toutes les aventuresque je venais de traverser et lui donner tous les détails qu’ilignorait encore de la Bataille invisible. Il était transportéd’enthousiasme et, naturellement, plein d’admiration pour lecapitaine Hyx !

Quand je me levai, ne tenant plusd’impatience, vers les huit heures du soir, après avoir avalé unbon bol de bouillon que mon Potaje m’avait apporté fumant et danslequel il avait cassé trois œufs frais qu’il était allé acheterlui-même à la ville, je me sentais d’une forceherculéenne !…

La vie recommençait à m’apparaîtrebelle !

Je n’allais plus avoir à craindre le vonTreischke ; j’aurais sauvé Amalia et ses enfants ; etj’aurais droit aussi à la reconnaissance du capitaine Hyx, qui medevrait le bonheur du reste de ses jours et à qui, par cela même,j’aurais peut-être rendu la raison et la lucidité ! Enroute ! en route ! Viens, mon Potaje !

Certainement, c’était la plus belle nuitd’évasion qui se pût rêver… noire comme un four ! Les dieuxétaient avec nous !

Nous glissions sur la rade, dans de l’obscur,et nous abordâmes le rocher Ardan si brutalement que je faillisêtre renversé.

Nous restâmes là plus d’une heure, guettanttout ce qui se passait sur le noir autour de nous. D’abord, enface, il y avait la fenêtre, dans le retrait, entre ses deux tours,mais c’est à peine si l’on percevait un rais de lumière entre lesrideaux épais.

« Quand elle sera seule, me dit Potaje,elle me fera signe en tirant le rideau de gauche deux fois et lerideau de droite une fois. Alors je grimperai sur la corniche, jesauterai sur le balcon, j’enlèverai le barreau (il n’y a plus qu’àle pousser à un certain endroit que je lui ai montré), elledescendra sur le balcon, je l’accrocherai à la corde et vous larecevrez dans la barque !… Dans une demi-heure, certainement,la duègne s’en ira se coucher dans la chambre à côté et le toursera joué !…

– Mon Dieu ! tout cela est si beau,Potaje, que je tremble qu’il n’arrive quelqueanicroche !… »

Et, le cœur angoissé, je tendais l’oreille aumoindre bruit !… Ainsi percevions-nous autour de nous deschoses qui glissaient dans le noir, certainement à unedemi-encâblure au plus et qui entraient dans le port particulier duchâteau de la Goya ou qui en sortaient. Plusieurs fois même, trèsdistinctement, le bruit des portes de fer qui s’ouvraient devantl’entrée du port et qui se refermaient arriva jusqu’à nous (ungrincement très spécial et que l’on n’oubliait plus quand onl’avait entendu) et je pensais : voilà le mystère de la baiede Vigo qui continue ! La bataille doit toujours battre sonplein, là-bas, du côté de l’île de Toralla et de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq !

Mais, soudain, je ne pensai plus à la Batailleinvisible…

Là-haut, en face, les rideaux venaient d’êtreglissés dans le rythme annoncé par Potaje.

Et la silhouette de la dame voilée se montra,bien découpée sur le fond lumineux de la chambre intérieure. Etpuis, ce fut la brusque obscurité. Elle avait soufflé la lumière etnous entendîmes la fenêtre qui s’ouvrait doucement. Alors Potajedit :

« Ça y est !… »

Et il dirigea, en douceur, notre barque horsdu rocher Ardan jusqu’à toucher la tour de l’ouest… et, là, ill’attacha comme il avait coutume.

Il faisait la chose gaiement, sans hâte, avecsûreté. Du bout de son harpon, il chercha la corniche.

Et tout à coup, il jura : la cornichen’y était plus !…

Alors, nous nous rendîmes compte qu’il y avaiteu ce jour-là une grande marée et que les eaux étaient alléesjusqu’à la corniche déjà chancelante, surtout depuis qu’elle avaitservi de chemin à Potaje, à Gabriel et à moi-même… et la corniches’était effondrée… du moins dans la partie où elle nous étaitutile.

Il n’y avait plus de chemin maintenant pouratteindre le petit escalier extérieur de la courtine par lequelnous grimpions jusqu’au balcon !

Et nous étions entièrement isolés de la damevoilée qui, là-haut, attendait toujours son sauveur !

Nous entendîmes la captive qui toussait avecprudence et cette petite toux traduisait son impatience et soninquiétude.

De mon côté, je vous laisse à penser dansquelle agitation je pouvais être !

« Tant pis ! me souffla Potaje, etne vous désespérez pas, señor ! Le mal n’est pas trèsgrand ! La señora devra prendre la peine d’attacher elle-mêmesa corde, voilà tout, et elle se laissera glisser le long de lacorde !… »

En quelques coups de rame silencieux nousfûmes sous le balcon.

Malgré l’obscurité, nous distinguions assezbien l’ombre de la señora qui se penchait au-dessus de nous, trèshaut, hélas ! au-dessus de nous ! Sa voix nous parvintcependant distinctement :

« Eh bien ! que faites-vous ?Je vous attends !… »

Je me dressai et je lui dis :

« Impossible d’aller jusqu’à vous, lacorniche a été détruite par la marée ! Mais vous avez lacorde ! Attachez la corde et laissez-vous glisser ! Iln’y a aucun danger ! Ne craignez rien ! Nous sommeslà ! »

Aussitôt, il y eut au-dessus de nous unvéritable cri de désespoir !

« Venez jusqu’à moi, suppliait cettefemme, venez jusqu’à moi ! Il le faut ! Venez jusqu’àmoi !…

– Mais vous avez la corde !…

– Oui, j’ai la corde ! Au nom du ciel,venez !…

– Mais nous ne pouvons pas venir !…Laissez-vous glisser le long de la corde !

– Ah ! venez ! venez ! ou jesuis perdue !… à jamais perdue, cette fois !… »

Potaje et moi tremblions d’exaspération etd’horreur. Ne nous comprenait-elle pas ou ne voulait-elle pas nouscomprendre ? Car enfin elle nous entendait comme nousl’entendions !

Et nous ne savions que lui répéter :

« Mais attachez donc la corde, maisattachez donc la corde !…

– Malheureux ! sanglota-t-elle siétrangement, si étrangement, si étrangement… vous ne savez doncpas que ça m’est défendu !… »

Que signifiait ? Que signifiait ?…Était-elle folle ? Étions-nous fous ?…

Tant est qu’il y eut là-haut de tels pleurs etun tel inexplicable désespoir que la lumière réapparut dans lachambre et que nous vîmes se précipiter à la fenêtre l’ombre de laduègne, laquelle se mit à agripper la dame voilée et à mêler sescris et ses appels aux gémissements de l’autre ; sur quoi deuxou trois détonations d’arme à feu nous apprirent qu’on tirait surnous… un peu au hasard, certes ! mais nous n’avions plus qu’ànous esquiver et le plus rapidement possible !

Nous étions déjà un peu loin, heureusement,quand j’entendis s’ouvrir à nouveau la grille de fer du petit portintérieur.

Évidemment, on allait nous donner la chasse.Bref, nous ne fûmes sauvés que par l’obscurité opaque de la nuit.Sans elle nous tombions dans les griffes des hommes de laGoya !…

Comme, après leur avoir échappé, je ne tenaisnullement, revenant bredouille de mes entreprises d’évasion, àtomber dans celles du lieutenant Smith, je dis à Potaje, dès quenous eûmes doublé le môle et que nous fûmes à quai (il nous avaitfallu gagner le port même de Vigo au plus vite, lui seul nousoffrant une espérance de refuge) :

« Mon cher Potaje, j’en ai assez !Si tu tiens à ma vie, ne retournons plus à l’hôtel, mais fuyons auplus tôt ce pays sans perdre une heure ! sans perdre uneminute ! Ah ! où donc est-il le temps où nous étions sitranquilles quand nous tendions la main sous les porches deséglises ?

– Il reviendra ce temps béni, ne vous désolezpas, me répondit ce bon Potaje. En attendant, il faut sortir auplus vite de cette barque. »

Et nous en sortîmes. Aussitôt sur le quai,nous nous mîmes en mesure de courir pour éviter toute fâcheuserencontre. À ce moment, la demi-heure passé minuit sonnait àl’horloge de la Collégiale et j’entendis derrière moi une voix quidisait :

« Monsieur Herbert de Renich, je vous aiattendu une heure à votre hôtel ! Pardonnez-moi si je suisvenu au-devant de vous jusqu’ici… »

Celui qui prononçait ces paroles était lelieutenant Smith en personne. Je lui aurais bien cassé la têted’une balle de pistolet, mais comme il avait amené avec lui,suivant ma recommandation, une demi-douzaine de solides gaillardsbien armés, Potaje ni moi ne pensâmes une seconde à lui résister…J’étais plus que jamais son prisonnier.

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