La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 3AVANT LE BAL

C’était à l’Hôtel-de-Ville, tout neuf, dansles salons du présidial, que la ville et le parlement donnaient auprince-gouverneur sa fête de bienvenue. Le lieutenant de roi avaitfrappé un impôt urbain pour suffire aux magnificences de ce bal,dont le retentissement devait aller jusqu’à la cour. Le princeétait aimé. Les bourgeois s’étaient cotisés volontiers. Rennes eutce soir-là comme un reflet des splendeurs du Louvre ou deVersailles.

Depuis le château de la Tour le-Bat, où lecomte de Toulouse faisait sa demeure, jusqu’à l’entrée duprésidial, à travers la place du Palais, la rue Royale, la rued’Estrées et la place d’Armes, une route d’honneur avait été tracéeentre deux rangs de pilastres, chargés de feuillage et de fleursqui soutenaient de belles girandoles. Les maisons étaientilluminées et tendues de chaque côté de la voie. Le pavédisparaissait sous une couche épaisse de roses et de buis vert.

La garnison de Rennes faisait haie à droite età gauche, attendant l’escorte, qui devait se composer de troiscents gentilshommes à cheval.

L’Hôtel-de-Ville, illuminé de bout en bout,avec le portrait du jeune roi Louis XV en transparent dans laniche qui est sous l’horloge, semblait un incendie. Sur la place,une forêt d’ifs en feu jetait des flots de lumière et de fumée.Derrière la haie des gardes de la lieutenance et de la prévôté, lepopulaire attendait, vêtu de ses habits de fête. C’était une fouleénorme qui emplissait les trois places, descendait à la rivière parla Baudrairie et rejoignait des autres côtés l’égliseSaint-Sauveur, le Champ-Jacquet et la rue aux Foulons.

Ce populaire attendait depuis bien longtempsdéjà au moment où nous traversons les places pour entrer auprésidial, mais il était d’heureuse humeur, cette nuit, et, loin dese plaindre, il chantait, il riait, il bavardait, ne s’arrêtant quepour crier de temps à autre : ViveM. de Toulouse ! ou : Vive le roi ! Le nomdu Régent ne se mêlait point à ces acclamations. L’annéeprécédente, les gens de la Balle avaient arraché l’écriteau de larue d’Orléans pour rendre à cette voie son ancien nom de HauteBaudrairie.

Le vestibule de l’hôtel, plein de laquais deville, commandés par MM. les huissiers des États, avait destapisseries de Flandres sur toutes les murailles, du velours à tousles piliers. Les fleurs y abondaient, ainsi que sur l’escalier,dont chaque degré semblait un petit parterre. Entre les pots defleurs brûlaient des cassolettes à parfum.

Il y avait foule déjà dans les salons duprésidial, bien que le bal ne fût point encore ouvert. Les damesétaient placées depuis tantôt une grande heure, et les premiersdignitaires affectaient de causer vivement entre eux pour qu’onn’aperçût pas leur impatience.

Que la cohue d’en bas attendit, c’était bien,mais faire attendre M. le lieutenant de roi, unCoëtlogon ! M. le président des États, un duc deRetz ! M. le premier président du parlement, und’Argentré ! monseigneur l’évêque, un Noailles ! etM. le sénéchal, et M. l’intendant pour le roi, et tantd’autres ! Le royal père de M. de Toulouse avait ditpourtant que l’exactitude était la politesse des rois.

Contre cet axiome si fier et si juste,M. de Toulouse n’avait d’autre excuse que d’être unsimple gentilhomme.

Du reste, il n’y avait pas plus de mauvaisehumeur en haut qu’en bas. C’étaient presque tous Bretons francisés,depuis Combourg, le fils du vieux ligueur, jusqu’à Chateaubriand,qui avait oublié son origine ducale. On faisait fête aux ancienspartisans du comte de Toulouse, et tout ce qui pouvait se réclamerd’une parenté quelconque avec les Noailles levait la tête au-dessusdu commun niveau. Madame la comtesse de Toulouse était uneNoailles.

L’évêque avait une cour, le président desÉtats aussi. Dans un coin, on apercevait M. le maréchal deMontesquiou, réduit à causer avec quelque hobereau de Morlaix ou deHennebont. Et le hobereau était à la gêne.

La savante courtisanerie de nos tempsrépublicains était déjà née depuis un siècle. Laporte raconte dansses souvenirs que, lors de la disgrâce des deux reines, aprèsl’exécution de Montmorency, les courtisans, passant dans la cour duchâteau de Chantilly, où était Anne d’Autriche pour aller rendreleurs devoirs au roi Louis XIII et à M. le cardinal,n’osaient point lever les yeux vers les appartements de la reine,« de peur d’être obligés de la saluer. » Ne dirait-on pasun tableau de nos comédies politiques ? – Mais par une étrangeanomalie, on savait allier à cette platitude une hauteur de bonaloi et un courage à toute épreuve. Espérons que cela n’est pointmort.

Au centre d’un cercle se trouvait l’Espagnoldon Martin Blas, portant au cou le cordon deFerdinand-le-Catholique, et costumé comme un prince. Achille-Muséepapillonnait près des dames ; le sénéchal avait accaparéM. de Rieux, lieutenant-colonel du régiment de Conti,qui, ne démentant pas sa gaieté habituelle, lui riait au nez avecun entrain superbe.

Les deux demoiselles Feydeau, séparées par larobe noire de la pauvre Zoé des Étangs du Ronceroy de Kerméléon, setenaient droites, s’éventaient, bâillaient, tâchaient de se voirdans les glaces et faisaient de leur mieux pour attirer l’attentionde ces messieurs. Elles s’ennuyaient à la mort et méritaientquelque prix d’honneur pour la constance qu’elles avaient à garderleurs sourires.

– Monsieur mon digne cousin, disait AlainPolduc à Rieux, qu’entends-je donc raconter de toutes parts ?que ce poste vacant de cornette a été donné à un jeune inconnu…

– Hé ! hé ! fit de Rieux,n’ayez point souci, monsieur de Polduc, je connais ce jeune homme,il a une riposte de pied ferme, sous les armes, qui vousembrocherait comme un dindon… Que dit-on, s’il vous plaît, desLoups dans votre voisinage ?

– Peu de bien, monsieur mon cousin.Avez-vous entendu parler de certaine virago qui se faisait appelerla Meunière ?

– Hé ! hé ! certes, monsieur dePolduc… et vous ?

– Toujours la même histoire, quand ils’agit des Loups, monsieur mon cousin… un meurtre !

Rieux tressaillit de la tête aux pieds etcessa de rire. Il saisit le bras de Polduc si violemment, quecelui-ci poussa un cri étouffé.

– Si vous aviez fait cela, Polduc, dit-ilentre ses dents serrées, sur mon Dieu, vous pourriez dicter votretestament !

Il tourna le dos, laissant le sénéchal livideet tout tremblant. On entendit la voix flûtée d’Achille-Musée quidisait aux dames :

– Quelques succès auprès d’un sexeaimable, une grande habitude de la prosodie française, du tact, lafréquentation assidue de la cour, tout cela doit diminuer votreétonnement, belles dames. Le roi me fit l’honneur de m’appeler etme dit : « Monsieur de Brou, me voulez-vous réciter votredernier madrigal ? » Je fis des façons juste ce qu’il enfallait et je débutai ainsi :

Rieux avait gagné la porte, où il trouva LaGrève d’Humières, capitaine de sa première compagnie.

– Je te donne cinq minutes pour avoir desnouvelles de la comtesse Isaure, neveu, lui dit-il : Àcheval ! et crève-le !

Rieux appelait tous ses officiers ses neveux.La Grève était déjà au bas de l’escalier ; deux secondesaprès, il sautait en selle dans la rue de l’Horloge, que la fouleheureusement n’encombrait point.

– Oui, messieurs, prononçait cependantd’une voix grave et sonore le seigneur Martin Blas au milieu de soncercle, j’ai eu l’honneur de m’entendre avec M. le cardinal.Du moment que l’Espagne ne pouvait plus compter sur l’appui desvaillants Bretons, tout était fini. Le roi mon maître ne voulaitqu’une chose : sauvegarder la liberté du jeune roi deFrance…

Deux ou trois mains touchèrent timidement sonépaule, puis se pesèrent sur autant de bouches closes. Martin Blaschercha des yeux le sénéchal, qui lui envoya un rapide signe detête. La conspiration espagnole était peut-être en train de serenouer dans ces magnifiques salles du présidial rennais.

– Quand j’eus achevé de réciter au roi cefaible et léger produit d’une muse, qui, accompagnée de moins demodestie, eût pu élever plus haut son vol, reprenait Achille-Muséeen faisant tourner sa boîte d’or entre ses doigts surchargés debagues, Sa Majesté se tourna vers M. de Racine, quiétait, à ses côtés et lui dit « Qu’en penseSophocle ? » M. de Racine fut toujours un peujaloux de moi ; c’est le propre du genus irritabile.Je crois qu’il inclina la tête sans répondre tant il était molesté…Mais le roi me fit signe de la main et me dit :« Jusqu’au revoir, monsieur de Brou ; je ne rencontre passouvent de versificateurs de votre force. »

Talhouët, frère du décapité de Nantes ;entrait en ce moment. Il poussa droit à Montesquiou. Quelquesparoles brèves furent échangées entre eux, puis le maréchaldit :

– Monsieur de Bonamour, je ne dois compteà personne de ce que j’ai fait par ordre et pour le service duroi.

C’était la quatrième rencontre que le maréchalde Montesquiou refusait ce soir. Chacun des quatre chevaliers de lamouche-à-miel, exécutés sous la tour du Bouffay avait trouvé ici unvengeur. Ce défi fut le dernier. Talhouët demanda à hautevoix :

– M. de Toulouse a-t-il faitson entrée ?

Et comme on lui eut répondu que non, ildit :

– Ce faisant, je ne manquerai donc pointde respect à Son Altesse.

En même temps, il donna de son gant sur lajoue de M. le maréchal et ils sortirent.

Cette noble et belle race des Talhouët avaitdu malheur. Avant que Rieux eût le temps de faire descendre lesgardes, le chevalier et le maréchal avaient dégainé sous lalanterne de la rue de l’Horloge. Talhouët tomba contre le mur avecun coup d’épée au travers du cœur. Le maréchal de Montesquiourentra dans le bal, sombre et froid comme devant.

La Grève d’Humières revint et annonça àM. de Rieux que la comtesse Isaure était en son hôtel ettoute prête à venir. Rieux retrouva son rire perdu. Il vint frappersur l’épaule de Polduc et lui dit gaiement :

– Par la morbleu ! cousin, tut’étais vanté, tant mieux pour toi : tu l’as échappébelle !

– Je crois savoir mieux que personne,disait cependant Achille-Musée, répondant à une question de cesdames, pourquoi notre belle comtesse n’est point à son poste ;la noble Isaure a bien voulu me confier quelques secrets qu’on nem’arracherait qu’avec ma vie…

– Et que ferait-on de ta vie, oncleMidas ? demanda Rieux.

Personne ne souriait plus.

– Messieurs, annonça le lieutenant deroi, qui rentrait par une porte intérieure, l’absence de M. legouverneur a une cause qui doit vous être expliquée. Son Altesseattendait madame la comtesse de Toulouse ce soir, et madame lacomtesse de Toulouse n’arrive pas. On craint un accident.

Don Martin Blas eut un orgueilleuxsourire.

– Vos routes de Bretagne ne sont-ellesdonc point sûres ? dit-il entre haut et bas.

Rieux avait les yeux sur lui.

– Neveu, dit-il au capitaine La Grève, tuvois bien ce bel homme-là ? Ne le perds pas trop de vue. J’aiidée que nous aurons affaire à lui.

Son regard rencontra celui de Martin Blas, etil se mit à rire si bonnement que l’Espagnol fronça ses noirssourcils, pensant qu’on se moquait de lui. Au moment où lelieutenant de roi prononçait le mot accident au sujet demadame de Toulouse, ce Martin Blas avait adressé deux œilladesrapides à M. l’intendant et à M. le sénéchal. Tous lesdeux rabattirent précipitamment leurs paupières.

– Pour en revenir, reprenaitAchille-Musée, à l’anecdote que je vous ai promise et qui date dema jeunesse un peu orageuse, mademoiselle de Beaumesnil, niècepropre de M. de Colbert, avait laissé paraître quelquedésir de partager ma fortune et mon nom…

Mais ces dames ne devaient point savoiraujourd’hui la fin de l’antique anecdote. Il s’éleva tout à coup ungrand murmure dans les salons, puis un tel remue-ménage se fit,qu’on dut croire que la fâcheuse nouvelle apportée par M. lelieutenant de roi allait tout de suite subir un heureux démenti. Àvoir la foule, naguère si calme, se presser et se démener, lesgentilshommes former la haie, les dames quitter leurs siéges et sehausser sur leurs pointes pour mieux voir, personne ne douta que legouverneur et la princesse sa femme ne fissent leur entrée dans levestibule.

On entendit même nombre de voix quidisaient :

– Leurs Altesses ! LeursAltesses !

Une expression d’inquiétude et de curiosité sapeignit sur le grave visage de Martin Blas, qui pourtant ne bougeapoint. L’intendant et le sénéchal, au contraire, se rapprochèrentde la porte. Les groupes qui obstruaient l’entrée principales’ouvrirent à ce moment, et l’on vit entrer, non point M. legouverneur avec la princesse, mais le duc de Retz, premierprésident des États de Bretagne, donnant la main à une femmeroyalement parée dont le visage disparaissait sous un loup develours noir.

C’était alors la mode. Le masque était de misepartout, même chez le roi.

Du reste, l’entrée de Leurs Altesses n’auraitpu produire un effet plus vif dans la noble assemblée que ne le fitl’apparition de cette femme. Elle devait être belle à miracle, carune expression d’envieux dépit vint assombrir à la fois tous lesvisages de ces dames. Ce qu’on voyait de sa personne excitaitl’admiration. Sa chevelure blonde tombait en anneaux opulents surses épaules aux contours si purs qu’on les eût dits sculptés par unciseau grec dans le marbre de Paros. Sa taille haute avait cesgrâces majestueuses qu’on souhaiterait aux reines. C’était lareine, en effet, la reine de beauté. Mille bouches prononcèrent lenom de la comtesse Isaure.

Derrière le duc de Retz, son cavalier,venaient La Meilleraie, Champlâtreux, fils du président Molé, lesdeux Laval de Montmorency, qui avaient suivi le prince, le marquisde Plœuc, grand seigneur bas breton, Goëzbriant, Malestroit,Châteaubourg, d’Andigné, Montméril, gentilshommes de Bretagne,Guitant, courtisan de Paris, et Fosseuse, brigadier du roi, etSancy, conseiller d’État, que sais-je ? C’était la cour de lacomtesse Isaure.

En passant auprès de M. de Rieux,elle lui présenta sa main, que le gai soldat baisa avecrespect.

– Où cet Espagnol ? Demanda-t-elle àvoix basse.

Rieux, qui ne se gênait guère, le lui montraau doigt. M. le duc de Retz sentit le bras de la belle Isaurequi tressaillit sous le sien vivement. De son côté, don Martin Blasla dévorait des yeux.

La comtesse Isaure marcha droit à lui, et sablanche main écarta l’intendant royal, dont l’importunité essayaitde se mettre entre deux. Elle quitta la main de M. le duc deRetz et le remercia d’un sourire gracieux.

– On m’assure, dit-elle en abordantl’Espagnol, que le seigneur Martin Blas désire m’être présenté.

Martin Blas s’inclina profondément. Une pâleurplus mate couvrit le bronze de sa joue pendant qu’ilrépondait :

– Madame, j’ai fait cinq cents lieuespour cela.

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