La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 1AVENTURES DE NUIT

Après le départ de Céleste, le boudoir desdemoiselles Feydeau resta vide. Quand le carrosse contenant laMeunière et sa jeune compagne fut arrivé au bas du coteau, laMeunière se pencha hors de la portière et jeta un regard vers lechâteau.

– Pousse tes chevaux, Josselin !cria-t-elle au cocher ; il était temps !

Le cocher allongea une couple de vigoureuxcoups de fouet à son équipage. Le carrosse allait comme le vent etsuivait cette route naguère illuminée où la cavalcade avait passé.Raoul, cependant, avait imité la Meunière. Le manoir de Rohanélevait presque à pic au-dessus de l’endroit où ils étaient samasse noire festonnée de tours pointues, qui se détachait durementsur l’azur laiteux du ciel où la lune montait. Une seule fenêtrerestait éclairée dans toute l’étendue de la sombre façade :c’était la croisée du boudoir.

Raoul crut distinguer des ombres mouvantes quise détachaient en silhouette sur le balcon, au-devant de lafenêtre.

– Avez-vous vu, madame ?demanda-t-il en se penchant vers la portière.

– Veille en avant de toi, l’ami, réponditla femme au capuchon de bure ; le danger n’est plus parderrière.

La route allait en descendant jusqu’auGué-la-Vache, situé dans la Vallée, au centre d’une petite plaine,moitié lande, moitié guérêts, où ne poussaient que de rarespommiers. La forêt était en-deçà et au-delà : c’était commeune vaste clairière. Le Gué-la-Vache servait au passage descharrettes et des bestiaux. De là au Pont-Joli on comptait unedemi-lieue de pays.

Comme on commençait d’apercevoirl’élargissement de la rivière qui marquait le gué, Raoul revint àla portière et dit d’une voix étouffée.

– Voyez !

Son doigt étendu montrait une prairie, àdroite du gué, qui s’en allait rejoindre les taillis du côté de laFosse-aux-Loups. La lune éclairait là de ses rayons vagues unspectacle véritablement fantastique. Un paysan de la Basse-Bretagnese serait cru à la nuit de la Toussaint, où pas une tombe ne resteclose dans les cimetières, et où la procession des trépassés,immense, interminable, déroule ses anneaux muets sur la lande,apportant la pierre mystique qui augmente chaque année le nombredes menhirs de Carnac.

Mais ceux qui ont vu le cortège des spectrespar une nuit de la Toussaint, disent que tous ces morts bienalignés ont leur suaire blanc sur les épaules. Au contraire, laprocession que Raoul voyait était comme une armée de noirs démonsallant à la débandade. Leur marche faisait un bruit sourd et ils neparlaient point.

– J’ai vu, répondit la Meunière. Il y adu temps que je vois.

Céleste se rejeta tout au fond du carrosse.Elle entendit que la Meunière lui disait :

– Ne crains rien, tant que tu es près demoi, chérie.

Cette voix allait au cœur de Céleste. Dix foiselle avait voulu demander par quel miracle la Meunière avaitéchappé à l’incendie du moulin. Elle n’osait pas.

Cependant l’étrange procession qui coupait enzigzag la prairie avait, de son côté, aperçu le carrosse. La têtepressa le pas, et un large cercle se forma tout à coup autour dugué. Il n’y eut pas un cri. Ce silence menaçait.

– Ami Raoul, dit la Meunière, il fautparlementer…

– À coups de pistolet, morbleu !interrompit le jeune cornette ; fiez-vous à moi, bonnedame ; je casserai les deux première têtes, et mon épée ferale reste !

– Je ne dis pas que cela soit impossible,répliqua la Meunière ; mais les pères de ceux-là qui sontdevant toi ont servi tes aïeux. Pousse en avant et demande-leurs’ils veulent donner passage au carrosse de Rohan.

Raoul obéit et Dieu sait qu’il pensait bienplus à ce qu’on lui disait de ses pères qu’au danger présent.

– Bonnes gens, cria-t-il de loin, laissezpasser, je vous prie, le carrosse de Rohan.

– Comment t’appelles-tu, pantin deFrance ? demanda insolemment un gars trapu et mal tourné quisemblait le chef de la bande.

Raoul était maintenant assez près pourdistinguer l’habillement et la tournure de ces nocturnes voyageurs.C’étaient les Loups, il n’y avait pas à en douter. L’uniformegénéral était la peau de bique et le masque de fourrure.

– Le nom importe peu, répondit le jeuneofficier ; ce carrosse est à Rohan, le voulez-vous laisserpasser ?

– Et si ce n’était pas notre idée ?demanda encore le chef.

Raoul le vit ramener en avant sa carabine, quiétait en bandoulière, et il entendit le tic-tac d’une batteriequ’on arme. Mais le Loup n’eut pas le temps de mettre en joue. Uncri particulier, et que les gens des villes n’ont jamais entendu,s’éleva dans le silence de la nuit : un cri qui contrefaisaitadmirablement cet aboi lamentable, appartenant au loup d’Europe etau chacal africain.

– La paix, Yaumy ! firent plusieursvoix. Ceux-ci sont des nôtres.

– Et qui me commande ici ! s’écriale joli sabottier en frappant rudement la terre de la crosse de sonmousquet, est-ce donc si difficile que d’apprendre à hurler commeun loup ? Je veux voir ce qu’il y a dans cecarrosse !

Le carrosse avait continué d’avancer, iln’était plus qu’à quelques pas.

– Regardez les armoiries, dit Raoul.

Pendant qu’on parlementait ainsi, la queue dela procession arrivait et se massait. Il y avait autour du gué unevéritable armée. Le joli sabotier se mit au-devant des chevaux, quis’arrêtèrent.

– Place ! dit le cocher, tu fais làde triste besogne, cousin Yaumy !

– Place ! répéta Raoul ens’élançant, l’épée haute, sur le chef des Loups.

Mais la foule s’était déjà pressée autour delui. Un vigoureux gars sauta sur la croupe de son cheval et lesaisit à bras-le-corps.

À la voix du cocher, le joli sabotier avaitreculé d’un pas. Il remit sa carabine sur l’épaule.

– Fallait parler, Josse, ma vieille,dit-il ; j’aurais été bien fâché de te mettre une balle dansle corps.

Ce fut un grand cri dans la cohue, quand onentendit ce nom ; tous crièrent :

– Josse ! maître Josselin ! lefils à dame Michon Guitan ! Le voilà revenu !

Et mille voix demandèrent :

– Avez-vous retrouvé notre bonnedemoiselle à Paris, maître Josselin ?

– Nous parlerons de ceci une autre fois,mes amis, répondit le cocher ; faites place !

– Faites place ! répéta Yaumy,puisque c’est l’idée de Josse.

Point n’était besoin de cet ordre. Les Loupsse rangèrent de bon gré, formant deux longues haies des deux côtésdu gué. Si quelques-uns s’approchèrent de trop près, ce fut pouressayer de toucher la main du fils de la Michon.

Le voyageur Julot, celui qui avait découvertParis, se démenait comme un diable pour prouver qu’il avaitfamiliarité avec maître Josselin. Il fit tomber rudement à terre lebon gars qui s’était hissé en croupe derrière Raoul, et celui-ci,libre, piqua des deux pour se reporter en avant du carrosse. Lecousin Yaumy poussa la courtoisie jusqu’à faire la conduite àmaître Josselin entre les deux rangées de Loups.

– Depuis quand, mon vrai ami, lui dit-iltout bas, portes-tu la livrée du sénéchal ?

– Depuis que le sénéchal et toi vousfaites une paire de compagnons, répliqua Josselin.

– J’ai vu une femme là-dedans, repritYaumy ; est-ce que notre bonne demoiselle va danser au bal deToulouse ?

– Notre bonne demoiselle est trop loinpour que tu la puisses trahir, cousin, répondit le cocher. Quant àcelle qui est là-dedans, tu n’oserais pas la regarder enface !

– Voire ! s’écria le jolisabotier ; nous avons deviné, mon homme !… tu mènes lacomtesse de Toulouse, la femme de M. le gouverneur, grand biente fasse ! Mais garde-toi seulement d’un grand diable à peaubasanée qui chevauche aussi sur la route cette nuit, et qui a nomdon Martin Blas.

– Merci ! dit une voix par laportière.

Le joli sabotier s’arrêta court et chancelasur ses jambes comme si on lui avait porté un coup à la tête. Puisil se redressa et bondit à la portière. Il vit ce sombre capuchonqui cachait toujours le visage de la Meunière. Et la voixreprit :

– Tu n’as pas gagné le prix du sang,Yaumy, c’est à recommencer !

Ceux qui étaient autour de Yaumy lesoutinrent, sans cela il fut tombé à la renverse. Le cocher touchases chevaux, qui reprirent le galop, précédés par Raoul, tandis queles derniers Loups criaient encore !

– Bon voyage, maître Josselin, et à vousrevoir vite :

Les curieux qui interrogèrent le cousin Yaumysur la cause de ce malaise subit qui l’avait pris en furent pourleurs peines.

Au fond du carrosse, la pauvre Céleste,demi-morte de peur, n’osait point rouvrir les yeux.

– Le danger est passé, chérie, lui dit laMeunière en la baisant ; ne songe plus à cela et remercieDieu. Cette nuit, tu verras ta mère !

Les Loups traversèrent la prairie et firenthalte sur la lisière du bois, qui reprenait à deux cents pas de làpour ne finir qu’aux portes de Rennes. Il existe encore, àl’extrémité de la promenade du Thabor, devant le Jardin des Plantesde la capitale bretonne, un chêne géant que quatre hommes nepourraient ceinturer. La tradition prétend que, du temps du roiLouis XV, ce chêne marquait l’extrême lisière de la forêt deRennes. Maintenant il faut faire trois grandes lieues, en partantdu Thabor, pour arriver aux premières tailles.

Yaumy appela près de lui une douzaine d’hommesqui ne le quittaient guère et qui étaient en quelque sorte sesgardes-du-corps. Il s’était servi d’eux déjà dans la journée pourson expédition contre le moulin de la Fosse-aux-Loups, que le restede la bande ignorait. C’étaient des coquins sans foi ni loi.

– Les gars, dit-il au gros de l’armée,nous poussons un petit peu en avant pour reconnaître la route. Nevous mettez pas en marche avant que je sois revenu. Il prit eneffet, avec ses drôles, la direction de Rennes, mais, au bout decinq minutes, il tourna brusquement et s’enfonça dans lefourré.

– À la course, mes bellots !s’écria-t-il ; si nous arrivons à temps, chacun de nousrapportera sa pleine charge d’écus !

Les charbonniers du pays rennais ont encoreaujourd’hui la coutume de laisser paître leurs petits chevaux enliberté dans la clairière. C’est une espèce chétive en apparence,qui ne ressemble pas plus aux belles races chevalines que le roquetne ressemble au dogue robuste ou au vaillant lévrier. On les voitaller par longues files dans les chemins, la tête basse, agitanttristement la clochette fêlée qui pend à leur encolure étique etcherchant les cailloux pour butter contre. Mais, quand on les batferme, ils vont. Yaumy et ses douze pairs rentrèrent dans laprairie par un autre point, enfourchèrent chacun un bidet etpartirent au galop. Ils avaient en soin d’arracher lesclochettes.

Ils remontèrent ainsi la vallée de Vesvre,passèrent sans s’arrêter devant le manoir de Rohan, où ils prirentla route qui menait à Vitré, puis à la Gravelle, frontière deFrance.

Là, le joli sabotier fit mettre pied à terre àsa troupe et la posa en embuscade dans les roches de marbre grisdont le gisement donna un nom au château de Mme laMarquise de Sévigné.

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