La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 2L’AGONIE ROHAN

Raoul avait eu des joies au dessus même de sesdésirs. Il apprenait maintenant à souffrir des angoisses inconnues.L’élément tragique entrait dans sa vie jusqu’alors siinsoucieuse ; il ressentait pour la première fois cesprofondes tristesses qui semblent inséparables de toutes grandeurs.Cet homme avait tué son père et sa mère. Cet homme était sonaïeul.

Cet homme, si violemment frappé par la main deDieu, ne pouvait faire naître en lui qu’un sentiment de douloureusepitié, mais la tranquille quiétude de l’adolescent isolé sur laterre n’était plus. Raoul naissait à ces fatalités de famille. Lefuneste passé de Rohan tombait sur ses épaules comme un fardeauaccablant.

M. de Rieux avait pris le bras duvieillard et cherchait son pouls entre les deux ossements quiformaient son poignet. Il songeait à Valentine, cette noblecréature qui avait si vaillamment et si longtemps combattu, àValentine, dont le suprême espoir allait être déçu au moment mêmede vaincre ! En effet, Valentine comptait sur ce mourant quiglissait déjà dans l’éternité.

La main du comte Guy, humide et glacée,retomba sur le marbre dès que M. de Rieux l’eût lâchée.Il rouvrit les yeux au choc et parut étonné de revoir quelqu’unauprès de lui.

– Ah ! ah ! fit-il, pourquoim’éveiller de si grand matin ? Faites venir Remi, mon veneur…Mais n’est-il point défunt ? Faites venir son fils. Je veuxqu’on quête aujourd’hui vers le fond de la Sangle. Et s’il me rabatun ragot comme hier au lieu du grand vieux sanglier de laCroix-Carrée, je le chasse !

Son œil rencontra le regard consterné deRaoul. Ses traits flétris essayèrent un sourire.

– Vous voilà, César, mon fils,murmura-t-il, Comment avez-vous passé la nuit ? Et notre chertrésor, Valentine ? Donnez-moi votre main, César.

Raoul tendit sa main et il eut un froid partout le corps, en touchant celle du vieillard. C’était le contactd’une pierre mouillée et glacée. Le vieillard l’attira contre luiet lui dit à l’oreille :

– J’ai rêvé que vous étiez mort. César,mon pauvre enfant ! c’était moi qui vous avais tué… Et j’avaisvieilli de vingt ans ! Chose étrange que les rêves ! j’aivu cette nuit notre Valentine avec un petit enfant dans ses bras…En même temps, notre manoir s’écroulait, jetant de grands nuages depoudre au-dessus des décombres. Et la main d’un soudard de Francebroyait notre écu entre deux roches. Une voix cependant répétaitparmi ces ruines : « Rohan ne meurt pas ! Rohan nemeurt pas !… »

Ses yeux devinrent hagards, et il rejeta enarrière sa tête qui rebondit sur le coussin de marbre.

– Mais était-ce un rêve ? reprit-ilà voix basse ; pourquoi sommes-nous parmi ces tombes ?César, mon fils, je vois bien que tu as soulevé la pierre de tonsépulcre… Que me veux-tu ?

Il ferma ses paupières bleuies. C’était pitiéde voir ce visage hâve et sans chair, perdu dans les masses decette grande chevelure blanche.

– Mon noble cousin, ditM. de Rieux, ce sont là de folles pensées… Je vous prie,ne voulez-vous point réciter avec nous le Pater etl’Ave ?

La voix de l’agonisant était de plus en plusfaible et indistincte.

On l’entendit pourtant encore qui disait aulieu de répondre :

– Votre tombe est loin d’ici. Pourquoiavez-vous fait tout ce chemin, César ? Un mort peut-il allersi loin de son cercueil ?…

Son souffle commença à s’embarrasser dans sagorge.

– Qui donc a dit : « Rohan nemeurt pas ! » fit-il avec un sourire amer ; il n’y asous ces voûtes que des Rohan et que des morts !

Il fit effort pour se mettre sur son séant,mais il ne put.

– Où êtes-vous ? demanda-t-il.

On devinait encore sa pensée aux mouvements deses lèvres, mais sa voix ne sortait plus. Pendant une ou deuxminutes, on vit bien qu’il luttait contre l’étreinte de la mort.Rieux et Raoul se mirent tous deux à genoux.

Un grand soupir gonfla la poitrine duvieillard et une dernière fois sa voix s’éleva.

– S’il passe, prononça-t-il avec unsuprême effort, s’il passe enfin aujourd’hui, cet homme… ceFrançais… le Régent… dites-lui que je l’ai attendu jusqu’à la fin.Êtes-vous là ? je ne vous vois plus.

– Nous sommes là, répondit de Rieux.

– Dites-lui que je vais l’attendreencore… au tribunal de Dieu !

Ses bras s’étendirent le long de son corps.Ses yeux aveuglés restèrent grand ouverts. Un silence régna sousles voûtes.

**

*

Une heure s’était écoulée. Le soleil se levaitau dehors et chassait la brume vaincue. Dans le caveau, les chosesavaient changé d’aspect.

Le tombeau qui servait de couche mortuaire audernier comte de Rohan était entouré de cierges allumés. Outre nosdeux compagnons toujours agenouillés, il y avait une vieille femmeet un prêtre qui récitait l’oraison funéraire. On avait jeté unlinceul sur le corps. La vieille femme était Michon Guitan. Leprêtre était le recteur de Noyal-sur-Vilaine. Ils avaient pus’introduire sans obstacle, parce que le manoir avait été abandonnécette nuit-là même. Polduc avait besoin, ailleurs, pouraujourd’hui, de tous ses serviteurs.

Le prêtre disait les versets ; Rieux,Raoul et Michon entonnaient dévotement les répons. Il y avaitlongtemps que Rohan proscrit n’avait eu tant de pompes autour delui.

Tout à coup, au milieu de la monotone mélopéedes psaumes latins, un cri se fit entendre et une femme écheveléese précipita dans le caveau. Derrière elle, Josselin Guitansoutenait les pas chancelants d’une jeune fille.

Valentine de Rohan, c’était elle, traversa lecaveau d’un pas rapide et vint se mettre au-devant du lit de mortde son père. Elle posa sa main sur le cœur du vieillard.

– Vous avez trop tardé, madame, ditM. de Rieux à voix basse.

Le prêtre leva la main et voulut continuer saprière, mais Valentine lui imposa silence d’un geste impérieux.Elle approcha son visage tout contre celui du cadavre et l’appelapar son nom à haute voix.

– Faites préparer des chevaux, moncousin, dit-elle à M. de Rieux ; il faut que monpère soit à Rennes dans une heure.

Les assistants se regardèrent. La force d’âmea ses limites. Valentine avait-elle perdu la raison ? Commeelle vit que M. de Rieux restait là, bouche béante et lastupéfaction dans les yeux, elle répéta froidement :

– Faites !

Rieux se leva.

– Il faudrait un miracle… prononça toutbas le prêtre.

Valentine répliqua d’un ton assuré :

– Dieu nous le fera !

Puis, parlant à Rieux :

– Nous avons remué les cendres du moulin,dit-elle, nous avons fouillé chaque pouce du sol. Les papiers ontété brûlés. Rohan seul peut faire foi par sa parole. Il lefaut ! Je le veux !

Puis, appelant comme avait fait Josselin à laFosse-aux-Loups, elle cria par trois fois :

– Rohan ! Rohan !Rohan !

Chacun vit le cadavre tressaillir.

– Rohan ne meurt pas ! murmuraMichon Guitan.

Valentine fit un signe à M. de Rieuxqui sortit.

Quand il revint, le vieux comte était sur sonséant. Valentine l’entourait de ses bras. Il frissonnaithorriblement et ses yeux blancs n’avaient plus de prunelle, mais ilvivait. Et il souffrait, car cette âme revenue, qu’on avait étéchercher jusque dans la mort, rentrait de force dans le cadavre. Lalutte était poignante. De tous les fronts inclinés, l’épouvantetirait la sueur froide.

– Mon père, disait Valentine en leréchauffant de sa chaleur, en le ressuscitant de sa vie, mon père,vous n’avez pas le droit de mourir !

Le vieillard s’agitait sous son linceul. Sesgenoux se choquaient l’un contre l’autre et ses dents produisaientun grincement lugubre. Le mot de sacrilège était sur les lèvres duprêtre.

– Vivez mon père, répétait Valentineacharnée à son œuvre, vous le devez ! je le veux !

Pendant une minute qui sembla longue comme unsiècle, le comte Guy resta en équilibre entre la vie et la mort.Puis la vie prit le dessus. Ses lèvres se desserrèrent : ilrespira. Ses yeux reprirent un vague rayon.

– Je vois, dit-il.

Il ajouta presque aussitôt, car il avait laconscience de ce qui s’était passé :

– Me faudra-t-il mourir deuxfois ?

Il avait sa raison. Dans cette trêve courte oulongue que lui laissait la mort, il se retrouvait lui-même et aucunnuage ne couvrait plus sa pensée.

– Mon bien-aimé père, dit Valentine,regardez ces deux enfants qui sont là près de vous.

Elle avait pris Raoul et Céleste par la main.Ils étaient écrasés sous l’émotion de cette heure terrible.

– Je les reconnais, murmura le comte Guy.Voici mon fils… mais avais-je deux filles ?

Le revers de sa main glissa sur son frontlentement, et l’on entendit qu’il disait :

– Du repos ! par pitié, donnez-moidu repos !

– Ton flacon, Josselin ! commandaValentine.

Josselin Guitan avait sa gourde d’eau-de-vie.Valentine la prit et l’approcha des lèvres du vieillard, qui larepoussait de la main.

Rieux détourna la vue.

– Ayez compassion de lui, madame, s’écrieRaoul.

– Ma mère, pitié ! pitié !murmura Céleste, que l’horreur faisait frissonner de la tête auxpieds.

Le prêtre se signa. Josselin restait immobileet muet. La vieille Michon interrompit son rosaire pours’écrier :

– Vous agissez bien, Demoiselle !tout ce qui a porté le nom de Rohan est là qui vous écoute et quivous regarde. Sauvez le nom de Rohan !

Valentine se mit à genoux auprès dutombeau.

– Mon père, dit-elle… Celui-là n’estpoint votre fils César, car la terre ne rend pas sa proie aprèsquinze années… Celle-là n’est pas Valentine, et Dieu veuille queson pauvre cœur ne soit jamais torturé comme le mien l’est en cetinstant ! Celui-là est le fils de César ; celle-là est lafille de Valentine. Ils n’ont pas de nom, le parlement estassemblé, qui attend votre témoignage, mon père… Vous seul pouvezleur rendre ce qu’ils ont perdu par vous…

– Que sont les choses de ce monde !…murmura le vieillard.

– Vous seul, mon père, pouvez rendre auxderniers de votre race ce qu’ils ont perdu par vous : vousseul pouvez ressusciter Rohan !

– Il n’y a plus de Bretagne, il ne fautplus de Rohan !

– Mon père ! oh ! monpère ! je suis à vos pieds… j’implore…

– Laisse-moi respirer !… dit lecomte Guy dont les yeux agrandis suppliaient.

Un murmure s’échappa de toutes les poitrines.Valentine se retourna impérieuse, inflexible.

– Éloignez-vous !ordonna-t-elle ; je veux être seule avec mon père !

Michon Guitan saisit le prêtre, qui allaitrépliquer, et l’entraîna en disant :

– Celle-là est la Rohan deBretagne !

Valentine était seule auprès du vieillard.

– Regarde-moi, Rohan, dit-elle, moi quetu as chassée et maudite, moi qui étais innocente comme ton filsCésar que tu as tué ! Regarde-moi, Rohan, j’ai sur le corpsces vêtements de paysanne que je porte pour veiller sur toi depuisquinze ans et pour te protéger. Regarde-moi, Rohan, etréveille-toi ! tu as immolé ta propre race ! Hier, lefils de ton fils n’avait pas d’asile ; hier, la fille de tafille était servante de l’usurpateur. Tout cela pour toi ! etpar toi ! Rohan, Rohan ! tu dors :Réveille-toi !

– Grâce ! balbutia le vieillard.

– Grâce ! répéta Valentine, qui lecouvait de son regard brûlant ; ils disaient cela autour detoi, tes vassaux agenouillés, tes serviteurs en larmes, le jour oùtu condamnas ta fille !

Le comte Guy se couvrit la face de ses mains.Valentine se pencha sur lui.

– Pas de grâce, Rohan, comte de Rohan,mon père, toi qui descends des rois ! reprit-elle : cemot n’a pu t’échapper qu’en rêve, Rohan, mon seigneur ! Tu esterrassé, redresse-toi ! Dieu donne à tous l’heure del’expiation : la voici venue pour toi, Dieu te la donne.Debout, Rohan, et profite de l’heure de Dieu !

Elle était tout contre le vieillard ; sonhaleine le brûlait. Quelque chose d’ardent jaillissait de sesyeux.

– J’irai… fit le comte Guy, maisdonne-moi le temps… demain…

– C’est aujourd’hui !

– Ce soir…

– C’est à l’heure même.

– Que dirai-je ?

– La vérité.

– Ils ne me croiront pas, ma fille.

– Rohan n’a jamais menti, mon père. Quelparchemin vaut la parole de Rohan ?

Le vieillard essaya un mouvement.

– Je ne puis, murmura-t-il accablé etparalysé ; sur l’honneur de mon nom, je ne puis.

Valentine se tordit les mains.

– Nous sommes perdus ! fit-elle.

La vieille Michon vit cela de loin ; lesautres aussi. Les autres eurent un poids de moins sur lecœur : la terrible bataille leur sembla finie.

Mais Michon se mit à genoux et baisa laterre.

– Dieu ! s’écria-t-elle, dans l’élanpassionné de son dévoûment, je te promets un cierge plus gros dixfois avec le cierge pascal, dût mon gars Josselin mendier par lesroutes ! Bonne Vierge, Vierge Marie je ferai le pèlerinage desainte Anne d’Auray, et sainte Anne fut votre mère, à pied, piedsnus, sans manger ni boire autre chose que le pain de l’aumône etl’eau des ornières le long du chemin ! Seigneur Dieu !prenez mon sang, prenez ma vie et que le fils de Rohan garde lamaison de ses pères !

Le vieillard tourna la tête pour voir quiavait parlé. Valentine couvrit ses mains de baisers, car l’espoirrenaissait en elle.

– Vous ne savez pas, mon bien-aimé père,reprit-elle doucement, j’avais les preuves, c’est par vous, c’est àcause de vous que je les ai perdues. Elles étaient dans les ruinesdu moulin, et lorsqu’on y a mis le feu hier, par ordre de cemisérable à qui vous aviez donné autrefois toute votre confiance,Alain Polduc, rien ne m’était plus aisé que d’aller quérir lecoffre où je les avais enfermées. Mais il eût fallu vous abandonnerun instant, mon père, tout seul, au milieu des flammes…

– Aide-moi, dit le comte Guy, je vaisessayer. Valentine le prit à bras le corps en remerciant Dieu dansson âme.

– Ah !… fit-il en un gémissement, jene puis… je me meurs !

– Non, mon père ! s’écria Valentineen le serrant contre sa poitrine, ma vigueur entre en vous. J’ensuis sûre, je la sens qui passe de moi dans vos veines… Rohan nesaurait mourir avant d’avoir fait son devoir !

Les pieds du comte Guy touchaient le sol.

– Tu as raison, dit-il : tant qu’illui reste une tâche à remplir, Rohan ne meurt pas. Qu’on selle moncheval !

Il repoussa Valentine et passa sans chancelerau milieu des assistants stupéfaits. Il gagna ainsi les douves, oùJosselin Guitan lui présenta l’étrier.

Il se mit en selle droit et raide. Tout lelong du chemin, depuis le manoir jusqu’à Rennes, il tint la tête dela cavalcade.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer