La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 12LES OTAGES

Là-bas, ce vieux grand nom de Rohan sonnaitcomme le cor, éclatait comme le tonnerre. Le joli visage de Célesteprit une expression de fierté.

– Je le comprends déjà, ma mère,répondit-elle : nous sommes les Rohan. Je vous demande grâcepour ce que je viens de dire.

Le sang des chevaliers s’éveillait-il déjàdans ses veines ?

– Chère ! chère enfant !murmura la comtesse Isaure, le ciel clément se venge de nosmurmures en nous couvrant de bienfaits. Tu vas naître à ta vienouvelle. Depuis une minute, c’est le cœur de tes pères qui batdans ta poitrine… vois et admire ! L’heure de notre victoire asonné au moment même où Polduc allait te perdre. Cette nuit, tudevais être enlevée…

– Cette nuit ! répéta Céleste, quieut un frisson.

– Cette nuit qui précède le grand jour,tout nous arrive à la fois. Toulouse est gouverneur, Toulouse quime doit deux fois la vie. La princesse, pauvre femme abusée, aessayé contre moi un outrage public qui tourne à ma gloire. Nosennemis sont ici, sous cette voûte, en mon pouvoir. Ils avaientfixé à demain le dénoûment de leur œuvre inique ; demain, nousserons fortes et assurées de vaincre… Que nous manque-t-il, eneffet ? Les preuves de la double naissance, le témoignageétablissant que Raoul est le fils de César comme tu es, toi, lafille de Valentine. Eh bien ! hier, entends cela, Marie, hier,le comte Guy de Rohan, mon père, à qui Dieu avait pris la raisondepuis bientôt quinze années, hier, le comte Guy a reconnu safille. Un travail s’est fait en lui. Les ténèbres qui voilaient sonesprit se sont déchirées, il a dit en me baisant sur lefront : Valentine, tu me conduiras à la tombe de mon filsCésar, Valentine, je te bénis, pardonne-moi !

– Ainsi, s’écria-t-elle en un grand élande triomphe, Rohan parlera ! Rohan l’a promis ! Et quandRohan viendra dire : « Celui-ci est le fils du fils quej’ai maudit ; celle-là est la fille de la fille que j’aichassée ! » qui osera douter de la parole deRohan ?

Il y eut un silence. Isaure se recueillait enelle-même, et Céleste, accablée, perdue, éblouie, cherchait à voirclair dans la confusion de ses pensées.

– Mais, demanda-t-elle pourtant tout àcoup, mon père à moi ? vous ne m’avez pas encore parlé de monpère !

Un nuage vint assombrir le beau visaged’Isaure.

– La première personne que tu verrascette nuit, Marie, répliqua-t-elle d’une voix changée, ce sera tonpère !

Céleste baissa les yeux sous son regard. Ellesentait vaguement la menace cachée sous ces paroles dont le senslittéral était une promesse.

– Quoi qu’il arrive, acheva la comtesseIsaure d’un ton de grave autorité, souviens-toi que tu lui doisrespect et amour !

**

*

C’était à ce moment-là même, que Yaumyquittait la chambre du conseil avec don Martin Blas à qui il avaitpromis de lui livrer Isaure. Il l’introduisit dans une cavité quiavait dû former boyau latéralement à la chambre du conseil, et à lagrande galerie, mais qui se terminait par un monceau de roches,jetées là au hasard. Il appuya son épaule contre la paroi de lagrotte, qui céda sous son effort.

Martin Blas ayant grimpé à son tour, vit unsecond couloir, plongé dans une obscurité profonde, mais sur lequeldonnait la porte d’une chambre éclairée. Yaumy le fit passer devantet lui dit :

– Elles sont là.

Martin Blas se trouva seul dans le couloir.Yaumy avait disparu.

Martin Blas ayant fait quelque pas, deux voixde femmes arrivèrent jusqu’à lui. Son cœur battait violemment.C’était de colère et de haine, car il n’y avait en lui à cetteheure que des pensées de vengeance.

Mais cette haine et cette colère, chacun l’adeviné, c’était encore de la tendresse. L’amour ne meurt pas.

En arrivant en face de la porte, il vit legroupe formé par la mère et la fille, groupe charmant, car ces deuxtêtes avaient comme une auréole de douces larmes et desourires.

Il appuya ses deux mains contre sa poitrinehaletante. C’était sa femme et c’était sa fille. La femme qu’ilavait tant aimée, vers qui s’élançait toute son âme.

Que de bonheur réuni là, sous sa main !Quel précieux trésor auquel il lui était interdit de toucher !Elles étaient belles. La lumière de la lampe jouait à leurs frontsqui se touchaient. Martin Blas fut obligé de demander un appui à laparoi de la galerie. Ses jambes pliaient sous le poids de soncorps.

Cette chère jeune fille, c’était l’ange blondqu’il baisait autrefois dans le mystérieux berceau, au-dessusduquel veillait Valentine attentive et souriante. Les jourslointains renaissaient. Il souffrait. Il eût voulu mourir. Quefallait-il, cependant, pour changer cette angoisse enbonheur ?

Le bruit que fit Martin Blas en touchant laparoi du corridor souterrain éveilla l’attention de madame Isaure,qui était sur ses gardes. Elle se leva aussitôt et dit :

– Entrez, monsieur de Saint-Maugon ;je vous attends.

Celui que nous appelions Martin Blas, Morvande Saint-Maugon qui hésitait peut-être, vit un défi dans cesparoles ; il se redressa de sa hauteur.

– Marie, ajoutait cependant la comtesseIsaure, levez-vous, et saluez votre père !…

Saint-Maugon entra, la pâleur au front et lessourcils froncés. Céleste jeta sur lui un regard timide. Elle lereconnut pour l’homme qui avait insulté sa mère dans le salon duprésidial.

– Lui ! s’écria-t-elle, lui, monpère !…

Elle couvrit son visage de ses mains.Saint-Maugon eut un sourire amer.

– Vous m’avez calomnié près d’elle,dit-il, je m’y attendais. Moi je ne vous calomnierai pas, madame,il me suffira de la vérité pour vous accabler. À mon tour deparler ! Je veux que ma fille soit juge entre sa mère et sonpère !…

**

*

Yaumy était revenu dans la salle du conseilauprès de l’intendant et du sénéchal. Pour gagner l’entrée de laFosse-aux-Loups, il fallait traverser la grande galerie où lespaysans de la forêt célébraient leur victoire. Le joli sabotiern’avait plus cet air fanfaron et goguenard que nous luiconnaissons. Sa tête pendait sur sa poitrine, et l’ardent éclat deses yeux disait seul quelle énergie restait en lui.

– Est-ce que tu as peur ? luidemanda Polduc.

– Non répliqua le joli sabotierfroidement ; je joue ma vie sur une carte, et je tâte lacarte, voilà tout, avant de jouer. Si j’étais bien sûr que vousferez comme vous avez dit…

– Nous le ferons interrompit Polduc. Toi,souviens-toi seulement de ta promesse !

– En route, commanda le joli sabotier, ettâchez de vous conduire comme des hommes le long duchemin !

Il entra le premier dans la galerie, où saprésence fut saluée par une acclamation. Ce n’était pas un hommeordinaire que ce Yaumy. Les Loups avaient grande confiance en sonintelligence et en sa résolution. Il avait là de nombreux et chaudspartisans.

– Le joli sabotier !s’écria-t-on ; un coup à sa santé, les gars et lesfilles !

La danse s’arrêta ; on fit circuler lescruches d’eau-de-vie. L’intendant et le sénéchal étaient l’objetd’attentions qui ne les rassuraient point trop. Polduc faisaitcependant bonne contenance ; mais Achille-Musée commençait àtrouver le trajet long. Ils n’étaient encore qu’aux premierspas.

– À ta santé, cousin Yaumy ! criaJosille, qui ne tenait plus guère sur ses jambes.

Le voyageur Julot demanda :

– Qu’est-ce que tu veux donc faire de cesdeux museaux-là, cousin Yaumi ?

– Tais ton bec répliqua le joli sabotier,ou gare dessous !

– Ne les irritez pas ! murmuraPolduc à son oreille.

– Je sais comment les prendre, réponditYaumy ; le danger n’est pas pour à présent… Buvez, dansez, mesenfants, reprit-il tout haut ; moi, je travaille pourvous.

– Et que fais-tu pour nous, comme ça, lesmains dans les poches, cousin Yaumy ? demanda-t-on de toutesparts.

– M’est avis, ajouta le vieux métayerJouachin, que ces deux-là, qui sont avec lui, ne travaillent passouvent pour le pauvre monde.

Puis d’autres :

– Garde-les bien toujours, Yaumy !…S’ils donnaient, pour se racheter, le quart de l’argent qu’ils ontvolé, y en aurait gros !

Un gars qu’on avait tiré cette nuit de laprison de la Petite-Motte, où il était au cachot pour avoir assomméun receveur des tailles, vint allumer sa pipe à celle du jolisabotier.

– Vous ne dansez pas un rigodon avecnous, monsieur l’intendant ? demanda-t-il.

– Mon brave, balbutia Achille-Musée, ceserait avec plaisir, mais à mon âge, on ne danse plus.

Il fallait qu’il fût bien bas pour parler deson âge.

– Fais sauter M. le sénéchal,Javotte !

– Fanchon, fais sauterM. l’intendant !

Malgré ces cris qui allaient se croisant detoutes parts, entremêlés de longs éclats de rire, nul n’apportaitobstacle à la marche de nos trois associés. Tout se bornait à dubruit jusqu’à présent. Sans faire semblant de rien, Yaumydescendait toujours et gagnait du terrain. L’idée n’était venue àpersonne qu’il voulût faire évader les deux prisonniers.

Tout en marchant, il se livrait à un manègeque le gros de la foule ne remarquait point. Chaque fois qu’ilapercevait dans la presse un de ces gars à mine de gibet que nousavons caractérisé déjà en les nommant ses gardes-du-corps, ilportait négligemment l’index de sa main droite au coin de sabouche. Le gars fendait aussitôt la foule et venait à l’ordre.

Il en rassembla ainsi une demi-douzaine. Lesautres se perdaient dans les groupes et ne le voyaient point. Lejoli sabotier, à ce qu’il paraît, pensait avoir besoin de tout sonmonde, car il faisait effort pour voir par-dessus les têtes.Malheureusement, il était court sur jambes et trapu. Sur sonpassage, derrière un pilier, Grincette, accroupie par terre,rongeait des noix auprès d’une tasse où on lui avait mis sa partd’eau-de-vie, car tout le monde en avait. Yaumy siffla doucementsans la regarder. La petite fille dressa la tête comme unecouleuvre qui s’éveille.

Sans qu’il y eût d’autre communication visibleentre elle et son maître, elle ôta ses sabots et se glissa dans lafoule. L’instant d’après, les âmes damnées du joli sabotier étaientau grand complet autour de lui.

La danse avait repris, Yaumy gagnait duterrain. Il n’était plus guère qu’à vingt-cinq pas de l’entrée.

– Oh çà ! lui cria dame Michon commeil passait devant la porte de la cuisine, te voilà en bonnecompagnie, sabotier ! Leur as-tu bien dit, à ces gueux, qu’unefois entrés à la Fosse-aux-Loups, on n’en sortait plus que lespieds devant ?

– J’ai fait à ma fantaisie, bonne femme,répondit Yaumy.

Dame Michon avait peut-être caressé tropsouvent son écuelle, cette nuit. La vue de son ancien antagonisteAlain Polduc ranima en elle tout un monde de rancunes, pour laplupart très-légitimes.

– Entends-tu, traître coquin, reprit-elleen sortant de son antre pour mettre son poing sous le nez dusénéchal, tu ne sortiras pas vivant d’ici, c’est moi qui te ledis !

Polduc était plus pâle qu’un mort. Quant aumalheureux Achille-Musée il grelottait la fièvre des poltrons.Magloire, qui avait été obligé de quitter ses habits volés pourprendre le costume simple et traditionnel des fourniers, aperçut ence moment le beau-père et le gendre.

– Ah ! Jésus-Dieu !s’écria-t-il de sa voix la plus perçante, voilà les deux qui sontla cause de tous mes malheurs ! C’est les plus pervers de tousles vieux scélérats ! Qu’ils ont séduit ma jeunesse sansexpérience avec des liqueurs fortes et des pâtés pour m’enleverdans une voiture… je vas me revenger sur le plus ancien !

Ce disant, il porta sa pelle à fourner dansles yeux de l’intendant, qui se rejeta en arrière en poussant descris de vieille folle. Yaumy, furieux de voir sa marche arrêtéepour si peu, voulut saisir Magloire au collet, mais Michon se mitbravement entre deux.

– Il est à moi, dit-elle, je te défendsd’y toucher !

– Place, bonne femme ! ordonnaYaumy, que l’inquiétude prenait.

Michon le regarda de travers.

– Place ! répéta-t-elle ; etpour aller où, par là, Judas ?

– Il veut les faire évader, dit Magloireau hasard.

Michon devint écarlate. Elle fit un pas nonpoint en arrière, mais en avant. Ainsi campée, elle barraitcomplétement le passage.

– Mauvais ! mauvais ! pensa lesénéchal.

– Nous sommes perdus, monsieur mongendre ! soupira Achille-Musée d’un ton de désolation. C’étaitpresque l’avis du cousin Yaumy.

– Au diable ! mégère !s’écria-t-il en fureur, te dois-je des comptes ?

En même temps, il la poussa rudement de côté.Michon chancela. Un murmure s’éleva parmi les assistants. Onentendit cent voix qui répétaient :

– C’est la mère à JosselinGuitan !

Et, de proche en proche, le murmure allagrondant et grossissant d’une extrémité à l’autre de l’immensegalerie.

– Oui, s’écria la vieille femme enélevant le ton, on a frappé la mère de Josselin Guitan, parcequ’elle devinait une trahison. À l’aide, les Bretons ! àl’aide !

– En avant ! commanda Yaumy à sesJanissaires en sabots.

Le sénéchal et l’intendant se pressèrentcontre lui. Les gardes-du-corps de Yaumy firent une trouée en unclin d’œil, et nos trois associés gagnèrent l’issue presque d’unbond. Magloire eut cependant le temps de donner àM. l’intendant un maître coup de pelle par derrière. Il s’envanta le restant de sa vie. La pierre qui formait porte futouverte. Yaumy poussa dehors le gendre et le beau-père endisant :

– Il y a des chevaux sous la Chaussée.Ventre à terre, et malheur à vous si vous me trahissez !

La pierre retomba. L’intendant et le sénéchalétaient dehors.

Il serait impossible de peindre le tumulte quisuccéda à cet acte de violence. Ces gens aux trois quarts ivres, etdont le plus grand nombre ignorait ce qui venait de se passer,s’élançaient tous à la fois des profondeurs de la galerie. Ceux quisavaient et ceux qui ne savaient pas criaient tous ensemble. Lesuns accusaient Yaumy, les autres le défendaient.

On parlait bien de trahison au hasard, car cemot plane au-dessus de tout tapage dans une caverne de révoltés,mais le grief principal semblait être le coup porté à dame MichonGuitan. Dame Michon avait été femme de confiance du comte Guy, etnul n’avait oublié de quel cœur elle servait les intérêts destenanciers en détresse. C’était elle qui, ce fameux jour de laSaint-Jean, – le dernier jour, – avait obtenu de Rohanqu’il rendit à ses pauvres vassaux la moitié de leurs redevances.Toucher à dame Michon Guitan, c’était presque toucher à la mémoirevénérée de Rohan.

Yaumy entendait tout ce fracas de menaces etde clameurs. Il restait auprès de la pierre pour donner le tempsaux fugitifs de gagner la chaussée du Muys. Le plus fort étaitfait. Yaumy n’avait pas peur. C’était dans ces bagarres qu’il avaitconquis son autorité par son sang-froid et sa force supérieure. Ilse croyait bien sûr de dominer ce tumulte.

Mais tout à coup un cri nouveau et plus nourrise fit jour. Yaumy entendit qu’on disait :

– Le voilà le voilà !

Il se retourna. Josselin Guitan était là quiembrassait sa mère.

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