La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 8L’INTERROGATOIRE

Le beau-père et le gendre se prirent à riretous deux. Magloire fit de même et ôta son feutre de dessous sonbras pour s’éventer.

– Moi, ça va bien, dit-il cependant avantqu’on eût répondu à sa question ; vous êtes bienhonnêtes !

– Ah çà ! grommela l’intendant, oùdiable avez-vous pêché cet olibrius ?

– Le fait est, répondit Polduc, qu’il aune mine impayable !

– Ne vous dérangez pas, reprit Magloire.Ces demoiselles vont bien ? Allons ! tant mieux !tant mieux !

Son regard rencontra une glace où son image sereflétait de la tête aux pieds. Y compris les pieds et la tête,toute sa personne était grotesque. Il pensa :

– Que ne donneraient-ils pas, ces deuxbarbons, pour avoir ma tournure ! Je t’en souhaite ! avectout leur or mal acquis, ils ne pourraient recouvrer les attraitsde ma jeunesse. V’là ce qui les taquine !

– Vous cherchez de l’emploi ?demanda le sénéchal.

Magloire mit le nez au vent, changea sonchapeau de bras et fit une pirouette.

– Comment avez-vous deviné ça ?répondit-il ; c’est positif, pour le moment, je désireutiliser mes talents et me faire une position. Il est temps j’en ail’âge et les capacités.

– C’est un innocent, murmura Feydeau àl’oreille de son gendre.

– Nous n’avons pas besoin d’un aigle,répliqua tout bas celui-ci.

Et tout haut :

– Que savez-vous faire, monbrave ?

– En voici encore un qui estfamilier ! pensa Magloire : de l’aplomb ! ou macarrière est manquée !

– Ma foi ! Monseigneur, répondit-ild’une voix de stentor, je sais faire pis que pendre. Voilà lachose. Pis que pendre ! sans ça, vous sentez bien que jen’aurais pas osé me présenter devant vous.

– Hein ? fit Achille-Musée, qui crutavoir mal entendu ; que dit-il ?

– Pis que pendre ! répéta pour latroisième Magloire, qui relevait fièrement la tête.

Puis avec un sourire d’ineffablebêtise :

– Vous êtes des roués tous deux, on ditça. Il vous faut un gaillard à trois poils ! Je suis votreaffaire. Vous chercheriez longtemps avant de trouver un coquin dema force !

– Il n’en a pas l’air ! fit observerAchille-Musée.

– La mine trompe quelquefois, murmuraPolduc.

Magloire regarda l’intendant d’un airirrité.

– Pas l’air d’un coquin, moi ! serécria-t-il ; mon bonhomme, vous ne vous y connaissezpas ! C’est les plus rusés qui font mine de ne pas fairesemblant. Je cache mon jeu ; c’est donc maladroit, ça ?Mais, à l’intérieur de mon âme, je suis aussi vicieux quevous !

Feydeau et Polduc se regardèrent. L’intendantavait envie de se fâcher. Magloire se dit :

– Je leur donne dans l’œil !

– Renvoyez-moi cet oiseau-là, mon gendre,dit Achille-Musée.

– Je m’en garderais bien ! réponditPolduc ; c’est une trouvaille !

Feydeau resta stupéfait. Magloire poursuivitavec chaleur :

– Des preuves, en voulez-vous ?Savez-vous ? quelles canailleries j’ai faites malgré mon âgeencore bien tendre ? Primo, d’abord ; j’ai abandonnéSidonie.

– Ah bah ! fit l’intendant.

Le sénéchal se pencha à son oreille :

– C’est notre homme ! dit-il.

– Parce qu’il a abandonné Sidonie ?demanda Feydeau.

– Parce que personne ne pourra croiresérieusement que nous ayons choisi un instrument pareil.

– Quant à cela, c’est probable, mais sil’outil n’est bon à rien ?

– Qu’est-ce que c’est Sidonie, mon bongarçon ? demanda le sénéchal.

Achille-Musée atteignit sa boîte d’or ;Magloire y plongea impudemment ses deux doigts en disant àl’intendant scandalisé :

– Je n’en fais pas habitude, mais quandon m’en offre…

Il éternua et reprit d’un accent pleind’emphase :

– Loin des cours, des palais brillants,où la mauvaise conduite respire dans les lambris dorés oùl’opulence, vivait une jeune personne dont l’innocence n’étaitégalée que par sa candeur. Elle avait nom Sidonie, dont je taissous silence son autre nom de famille par respect pour son oncle oùj’étais apprenti. Vous pouvez-vous vanter qu’elle était bien connuedans le quartier, celle-là, pour être honnête, sobre et boulangère.Eh bien ! je lui ai parlé pour le mariage, et la veille de lanoce, j’ai pris la clé des champs… Est-ce fort ?

Achille-Musée bailla, mais Polduc dit, commes’il eut voulu prolonger la comédie :

– Vous êtes un jeune scélérat !

– N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?s’écria Magloire enchanté, vous êtes forcés de me rendrejustice ! et, en passant, vous trouvez que je m’exprime assezgentiment, pas vrai ? Ce n’est pas tout, j’ai faitmieux ! Connaissez-vous M. Raoul ?

– Pas que je sache, dit Polduc quidevenait très-attentif.

– Un blond, grand, bien fait, comme moi…voyez ! ses habits me vont !

– Ses habits ! répéta Polduc.

– Oui, ses habits ! Ce Raoul étaitmon maître, je l’ai chassé sans pitié !

– Ah çà ! mon gendre, dit sévèrementAchille-Musée, jusques à quand enfin !…

– Ce jeune M. Raoul, interrompit lesénéchal, ne demeurait-il pas en face de l’hôtel Feydeau ?

– Dans une mansarde de six écus par an,oui, monseigneur, à côté de chez nous. Il y avait du temps que jesouhaitais un habit de gentilhomme. Celui-ci est râpé, c’est vrai,mais à défaut d’un meilleur, je l’ai essayé pendant que mon maîtredormait…

– Et tu l’as volé ?

– Comme vous voyez, monseigneur.

– Et après ? demanda Polduc.

– Est-ce que vous trouvez que ce n’estpas assez ? dit tristement Magloire.

Polduc fit un signe à Feydeau ets’écria :

– Je trouve que tu as eu grand tort, mongarçon, de venir me raconter ceci, à moi qui mets les voleurs onprison !

– Et à moi qui palpe les amendes !ajouta l’intendant royal, oh ! le sot !

– Est-ce que vous croyez que vous allezme faire peur, vous autres ? dit Magloire, persuadé qu’on luifaisait subir une sorte d’examen avant de lui donner son diplôme deroué.

– Silence ! commanda Polducrudement.

– Voyons ! voyons ! mes bonsmessieurs, reprit Magloire, je suis jeune, ayez de l’indulgence. Jene peux pas encore être aussi fort que vous, en fait decoquineries…

– Délibérons, monsieur l’intendant, s’ilvous plaît ? dit Polduc d’un ton grave.

– Délibérons, monsieur le sénéchal.

Magloire fut pris enfin d’inquiétude.

– Écoutez ! Fit-il ; on ditdans Rennes que vous êtes deux damnés vauriens, mes bonsmaîtres ! que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable que vousprenez de toutes mains…

– Insolent ! s’écrièrent à la foisle beau-père et le gendre, piqués au vif cette fois.

Magloire pensa :

– C’est singulier, ça n’a pas l’air deleur faire plaisir qu’on leur dise qu’ils sont descoquins !

– Mes bons maîtres ! continua-t-ild’un accent suppliant, je voudrais prendre de vos leçons ! Monpatron disait, en parlant de vous : Voilà des compères quisavent s’y prendre ; il n’y a de bêtes que les honnêtesgens !

Entre Feydeau et Polduc la délibération étaitcommencée. Auparavant ils avaient échangé quelques mots à voixbasse.

– Ce garçon me paraît extrêmementdangereux, opina Polduc.

– Dangereux au suprême degré, répartitAchille-Musée, ad gradum supremum !

Pour le coup Magloire pâlit.

– Ah ! mes chers seigneurs !s’écria-t-il avec détresse, est-ce qu’on m’aurait trompé ?…Est-ce que vous seriez par hasard des braves gens ?

– Mon avis, poursuivit le sénéchal, estqu’il faut faire un exemple.

– Exemplum facere, traduisitAchille-Musée.

Magloire se mit à genoux et cria enpleurant :

– Grâce ! grâce ! Je vous aimenti mes bons juges !… Je n’ai pas demandé Sidonie enmariage, elle est la nièce du patron, je n’aurais obtenu que dessoufflets. Je me suis vanté mes bons seigneurs. Jamais je ne lui aiparlé. Tout ce que j’en ai dit, c’était pour me faire bien venir devous !

Polduc adressa un signe d’intelligence àl’intendant et reprit :

– Et l’affaire des habits.

– Encore une hablerie, réponditMagloire ; mon maître m’a donné ses habits, tout uniment.Ah ! Seigneur Dieu ! Voler les habits deM. Raoul ! Mais il m’aurait rompu les côtes ; je leconnais allez !

– Vous ne lui savez point d’autre nom queRaoul ! demanda bolduc.

– Non, mon juge.

– Quel est son métier ?

– Il n’a pas de métier.

– Quelles sont ses ressources ?

– Je ne lui connais pas deressources.

– N’est-il pas follement épris d’unejeune fille qui sert mesdemoiselles de Rohan !

– La Cendrillon… Oui, mon juge.

– Pour vous donner ses habits, il s’enest donc procuré d’autres ?

– Ah ! mon juge, il y en a qui ontdu bonheur ! Raoul est depuis ce matin cornette dans lerégiment de Conti…

– Officier ! ce Raoul ! s’écriaFeydeau.

Polduc murmura à son oreille :

– Que vous disais-je !

Magloire acheva :

– Il est venu hier consulter la Meunière.Il a eu une amulette… Le voilà hors de peine !

Polduc l’éloigna d’un geste impérieux et dit àvoix basse :

– Ceci peut-être pour nous un coup departie, mon beau-père.

– En quoi, s’il vous plaît, mongendre ?

– Voyons ! fit Polduc avec quelqueimpatience, où est notre péril ? Qui nous force à tremblerdevant le premier venu ? qui nous contraint de louvoyer sanscesse et de ménager, comme on dit, la chèvre et le chou ?C’est l’existence du fils de César, n’est-ce pas, et l’existence dela fille de Valentine ? Sans cette double et vivante menace,nous lèverions la tête, nous romprions en visière franchement ethautement à toutes ces intrigues qui ne sont bonnes que pour lescommençants… nous serions inattaquables, en un mot.

– La conclusion ?

Polduc se rapprocha encore.

– La voici, beau-père, dit-il si bas quel’intendant avait peine à l’entendre ; supposez que la fillede Valentine soit ici quelque part et le fils de César aussi.Supposons qu’ils se connaissent et qu’ils aient de l’attachementl’un pour l’autre. Il y a comme cela dans la réalité desbizarreries qui font pâlir les inventions des poètes… Supposonsmaintenant qu’on donne avis au jeune homme d’un danger que court lajeune fille : Un enlèvement par exemple. Quefera-t-il ?

– Il se lamentera.

– Un Rohan ! il prendra son épée etsautera en selle.

– C’est juste… ensuite ?

– Supposons, maintenant, que dans la nuitnoire Yaumy se promène avec une douzaine de loups bien armés…

– Nous compromettre avec ceYaumy !

Polduc sourit d’un air de supériorité.

– Fi donc ! beau-père ; lejeune homme porte l’uniforme des gens de France… Les Loups frappentles dragons de Conti tout naturellement comme le limier fond sur lechevreuil.

En ce moment on entendait des éclats de riredans le corridor.

– Mesdemoiselles mes filles ! ditl’intendant qui se leva.

La porte s’ouvrit presque aussitôt, Agnès etOlympe Feydeau de Brou, dites mesdemoiselles de Rohan, firent leurentrée dans le boudoir.

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