La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 6L’INVASION

On insultait la comtesse Isaure, voilà ce quechacun comprit. Quelques mots, prononcés par M. le gouverneurd’un ton timide et conciliant, échappèrent aux oreilles les plusattentives, mais on saisit la réponse de madame Isaure, qui futfaite d’un ton calme et distinct. Madame Isaure dit :

– Monseigneur, je vous supplie de ne mepoint défendre.

Vous eussiez ouï trotter une souris dans cetimmense salon tout à l’heure rempli de tant de bruits.

Ce fut la princesse qui rompit ce silence.Elle dit d’une voix altérée :

– Ce sera donc moi qui meretirerai !

On devina qu’elle avait ordonné à madameIsaure de quitter le bal et que le gouverneur s’y était opposé.

L’attitude d’Isaure ainsi publiquementoutragée était toujours calme et toujours respectueuse. On devinaencore que le gouverneur parlementait et demandait au moins lepourquoi d’une telle conduite, car la princesse répondit avecemportement :

– Parce que ma place n’est pas en un lieuoù l’on s’expose à rencontrer de pareilles créatures !

La colère élevait malgré elle la voix de laprincesse. Nous l’avons dit : elle dépassait le but parcequ’elle ne savait point mal faire. Ses dernières paroles arrivèrentaux recoins les plus reculés du salon.

On vit se dresser derrière le fauteuil demadame de Toulouse le visage bouleversé, mais toujours charmant denotre petite Céleste. Elle qui tout à l’heure baissait les yeux sitimidement, elle qui n’eût pas osé murmurer, si bas que ce fût, lamoindre parole, Céleste, la pauvre Cendrillon, lança tout autour dusalon un regard où il y avait des éclairs. Puis, d’une voixéclatante et que la colère ne pouvait faire trembler :

– N’y a-t-il pas ici ungentilhomme ! dit-elle.

Si la stupéfaction de tous eût pu êtreaugmentée, la réponse que provoqua le cri de Céleste l’eût portée àson comble. La porte venait de s’ouvrir, la porte extérieure, et unjeune homme que nul ne connaissait, portant avec grâce le costumedu régiment de Conti, venait d’entrer dans le salon. Il perça lafoule comme un trait et monta sur le premier degré del’estrade.

– J’attends, dit-il, qu’une voix d’hommes’élève pour soutenir l’accusation qu’on vient de porter contremadame Isaure de Porhoët !

Polduc serra le bras de l’intendant.

– Ne cherchons plus, murmura-t-il :Rohan a parlé deux fois : l’héritier et l’héritière !

Le comte de Toulouse s’était retourné.

– Bien, mon neveu ! bien !bien ! fit Rieux entre haut et bas, à l’adresse de Raoul.

Celui-ci s’inclina devant le gouverneur, puisdevant la princesse.

– En ce qui concerne Son Altesse,reprit-il sans se troubler, le respect me ferme la bouche, maiss’il est ici quelqu’un pour répéter ses paroles, je déclared’avance que celui-là est un menteur !

La princesse, prête à s’évanouir, étaitretombée sur son siège. Isaure regardait tour à tour, avecd’heureuses larmes dans les yeux, Céleste et Raoul.

– Comment vous nommez-vous, monami ? demanda Toulouse avec douceur.

– Je n’en sais rien, répliqua Raoul, maisil y a ici des gens qui le savent.

Polduc détourna la tête. Madame Isaure sepencha vers le gouverneur et prononça un mot à voix basse.

M. de Toulouse s’inclina gravement,et, comme si tous les étonnements devaient s’épuiser, on le vittendre la main au jeune cornette, en disant :

– Madame la comtesse de Toulouse, mieuxéclairée, vous accordera votre pardon, monsieur.

Sans ces paroles, le défi de Raoul aurait étévingt fois relevé, car l’épée est un outil dans la main ducourtisan, mais que faire en présence de la conduite dugouverneur ?

Il y avait cependant dans le salon un hommequi agissait pour lui-même, et que rien ne pouvait arrêter.

Martin Blas fendit la foule et vint se mettreen face de Raoul.

– Je soutiens et répète les paroles demadame la princesse, mon jeune compagnon d’aventures, prononça-t-ilà haute voix.

– Vous s’écria Raoul.

– Moi et je dis : la place d’unenoble dame comme elle n’est pas où l’on s’expose à rencontrer desemblables créatures !

– Va ! neveu, va ! s’écriaRieux qui riait de bon cœur.

Raoul n’avait, sur ma foi, nul besoind’encouragement.

Sa main qui tenait son gant tout prêt selevait déjà pour fouetter l’Espagnol au visage, lorsqu’il se sentitarrêter par derrière. C’était la comtesse Isaure qui leretenait.

– Je ne veux pas être défendue, dit-ellesimplement. Merci, Raoul ; cet homme n’a pas sa raison, etl’épée qui pend à son côté ne lui appartient plus…

– Qu’on vienne la prendre ! ditMartin Blas en y portant la main.

Ce n’était plus un bal. Chacun essayait de serapprocher pour mieux entendre et pour mieux voir. C’étaitvéritablement une salle de spectacle. Point de loges, mais unparterre enfiévré. La scène était sur l’estrade, où la princessesuffoquait derrière son éventail, pendant que Raoul frémissantdévorait des yeux son adversaire.

– Je vais être à vous, seigneur cavalier,dit Isaure à l’Espagnol sans rien perdre de sa tranquillité.

– Madame, ajouta-t-elle eu se tournantvers la princesse, Dieu m’a donné aujourd’hui cette belle joie devous faire beaucoup de bien en échange du mal que vous avez voulume faire, et dont je ne vous accuse point, car vous êtes abusée. Jecrains pour vous, madame, j’espère pour moi avoir bientôtl’occasion de vous servir encore.

Une larme vint aux yeux de la princesse, nonpoint pour ce que lui disait sa prétendue rivale, mais parcequ’elle croyait que Toulouse l’abandonnait.

Nous l’avons dit dès le début de ce livre, lecomte de Toulouse était un homme doux sage, non point un héros deroman. Un héros de roman eût choisi entre sa femme en pleurs et lajustice. Toulouse ne fit rien contre la justice et tâcha deconsoler sa femme en pleurs. La justice se défendit toute seule, etMadame de Toulouse garda de cette aventure une rancune qui duraautant que sa vie.

Ayant parlé comme nous l’avons rapporté, lacomtesse Isaure, qui semblait ici la véritable princesse, descenditles degrés de l’estrade et appela M. de Rieux par sonnom.

– Présent, vive Dieu, présent !répondit celui-ci, qui se mit à rire pour avoir une contenance,présent ! mais j’aurais voulu voir le petit à sa riposte depied ferme.

Il joua des coudes à travers la foule etgrommela chemin faisant :

– Je savais bien que celaviendrait !

La comtesse Isaure avait tiré de son sein unparchemin scellé. Elle rompit le cachet et le remit ouvert àM. de Rieux, qui lut :

« Ordre de Son Altesse Royale le ducd’Orléans, régent de France, d’arrêter le seigneur don MartinBlas… »

Rieux regarda madame Isaure d’un airétonné.

– Et les autres ? murmura-t-il.

Isaure lui imposa silence d’un signe de tête.Martin Blas, cependant, surpris, mais non déconcerté, avait tiréson épée. Ce n’était certes point pour la rendre, quoique lacomtesse Isaure l’eût prévenu d’avance qu’elle ne lui appartenaitplus.

– À moi, Conti ! criaM. de Rieux.

Raoul, le capitaine La Grève et plusieursautres officiers vinrent se ranger autour de lui. Martin Blasparcourait la salle du regard pour voir s’il pouvait espérer desdéfenseurs. Son œil tomba sur la pendule et il eut un sourire. Lacomtesse Isaure surprit ce coup d’œil et ce sourire. Elle reportason attention sur Polduc et Feydeau, qui étaient à l’autre bout dusalon.

Achille-Musée semblait profondémentabattu ; mais le sénéchal, l’oreille collée àl’entre-bâillement d’une fenêtre, écoutait de toutes sesoreilles.

– Votre épée, seigneur cavalier, disaiten ce moment de Rieux.

– La voici, colonel, répondait don Martinen se posant en garde.

L’attention générale, cependant, se portaittout entière sur cette femme dont la vie avait toujours été unmystère, qui restait là, au palais du gouvernement, malgré la femmedu gouverneur, et qui cachait des ordres du régent dans soncorsage. Un nuage avait couvert son beau front. Elle semblaitécouter des bruits que nul autour d’elle n’entendait.

Pour la deuxième fois, elle appelaM. de Rieux par son nom. Le colonel, quittant MartinBlas, s’approcha d’elle aussitôt. Quand elle lui eut dit quelquesparoles à voix basse, il frappa du pied en s’élançant versRaoul ; il le saisit rudement au collet.

– Qui t’a permis d’abandonner ton poste,ce soir, petit malheureux ! s’écria-t-il.

Céleste se mit à trembler. Raoul, le pauvreRaoul balbutia le nom de la comtesse.

M. de Rieux le secouaitd’importance, mais tout on le secouant, il lui disait toutbas :

– Neveu, quand je te ferai signe, tuprendras madame de Toulouse dans tes bras et tu fuiras par lagalerie de l’Horloge. Merci Dieu ! tu n’auras pas mis beaucoupde temps, toi, pour devenir capitaine !

Raoul releva sur lui son regard ébahi.

– As-tu compris ? fitM. de Rieux.

– Oui, répondit Raoul.

– Tu m’entends…, qu’elle crie, qu’ellepleure, ce n’est pas ton affaire, il y va de la vie !

Et il ajouta rudement à voix haute :

– Bambin, je ne donnerais pas six blancsde ta peau !

– Sois tranquille, mon camarade, criaMartin Blas à Raoul, dans deux minutes il fera trop chaud ici pourqu’on songe à ces bagatelles.

Deux minutes, c’était beaucoup de temps, plusde temps qu’il n’en eût fallu pour mettre Martin Blas à la raison.Mais on n’avait pas deux minutes. Comme M. de Toulouse,voyant ces pourparlers, demandait : « Qu’ya-t-il ? » on entendit une décharge de mousqueterie versle Champ-Jacquet, où était le poste des Gabelles.

Le bal tressaillit tout entier comme si unesecousse électrique eût soulevé le parquet du salon. L’intendantpoussa un cri de femme. Polduc se faisait petit, sentant quec’était la crise.

Une grande clameur suivit la décharge demousqueterie. Puis les huissiers de garde se précipitèrent dans lesalon, criant :

– Les Loups ! les Loups !

– Est-ce maintenant ? demandaRaoul.

– Ne bouge pas ! lui fut-ilrépondu.

– Eh bien ! colonel, dit Martin Blasen raillant, vous ne voulez plus de mon épée ?

M. de Rieux eut son bon sourire.

– Bah ! fit-il, ceci était un baltravesti où chacun avait son masque. Ceux qui nous arrivent ont leleur, voilà tout !

C’était cependant une débandade générale dansles salons. Hommes et femmes se précipitaient vers les issues,lorsque soudain un horrible tintamarre se fit au dehors. Lesfenêtres brisées tombèrent en éclats et un flot de visages velusinonda la salle.

Cinquante Loups étaient entrés par la porte dela galerie de l’Horloge.

– Neveu ! cria de Rieux au milieu dusilence, c’est maintenant !

Car gentilshommes et dames se taisaient,frappés de stupeur, et les Loups, éblouis par l’éclat subit desgirandoles, glissaient silencieusement leurs peaux de bique parmitout ce satin et tout ce velours. Raoul au signal de son chef,franchit d’un bond les degrés de l’estrade. Il saisit à bras lecorps la princesse évanouie et l’enleva. La Grève entraînait lecomte de Toulouse. Autour d’eux, le corps des officiers de Contis’était formé comme par enchantement. Les épées nues ouvrirent unelarge trouée.

– Tirez ! tirez ! cria MartinBlas, feu !

Une main de fer se posa sur sa bouche.

Yaumy, voulant obéir, ajusta le gouverneurd’un pistolet qu’il avait à la main. Il tomba le visage écrasé d’uncoup de pommeau d’épée. M. de Rieux n’avait pas voulu seservir de sa lame.

N’êtes-vous pas contents, coquins, dit-il enriant comme un bienheureux ; excepté ces deux-là, on vousdonne tout le reste !

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