La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 7PROFITS ET PERTES

L’intendant se redressa et prit un airfanfaron.

– Parlez pour vous, dit-il, quand vousparlez d’avoir peur.

Mais quand il vit que Polduc restait immobiledevant lui, le front plissé, la tête penchée, sa figure montra,sous le savant badigeon qui la recouvrait, une expressiond’inquiétude.

– Ce n’est pas cet homme qui m’effraie,dit-il, c’est vous !

– Monsieur l’intendant, reprit Polducavec une sorte de découragement, un grand écrivain de l’antiquité adit cette sage parole : « Il est plus difficile deconserver que de conquérir. » Nous sommes riches ; vous,puissamment ; moi, suffisamment ; nous avons de beauxnoms et d’honnêtes positions… Je ne sais pas si vous tenez à toutcela.

– Comment ! comment ! si j’ytiens ! s’écria Feydeau.

– Vous y tenez ? c’est trèsbien ; moi de même. En ce cas, jouons serré, croyez-moi, cartout cela peut nous glisser entre les doigts aujourd’hui.

– Allons donc ! vous exagérez lepéril mon gendre !

– Et le jour où nous n’aurons plus toutcela, mon beau-père, nos têtes branleront sur nosépaules !

– Bon nous voilà décapités !pourquoi pas pendus comme ce malotru l’a dit ?

– Uniquement parce que vos propresdéclarations nous ont faits gentilshommes… Quand le comte deToulouse fut rappelé à Paris, il y a quinze ans souvenez-vous-en,beau-père, son regard allait s’ouvrir sur votre comptabilité.Celui-là n’est pas de ceux que l’on peut corrompre !

– Non, répliqua Achille-Musée, avec unefatuité qu’il faut renoncer à décrire, mais il nous revient marié,la belle Noailles est fille d’Ève, et je suis un serpent, mongendre !

Polduc frappa du pied, la colère leprenait.

– Sur ma parole, s’écria-t-il, ceci passeles bornes ! Il y a des instants où j’ai envie de gagner lerivage tout seul, monsieur l’intendant, et de vous laisserbarbotter au milieu de la mare… Voulez-vous être raisonnable, ouiou non, une fois en votre vie ?

– Là ! là ! monsieur lesénéchal ! Si les choses légères sont mon domaine, lesaffaires sérieuses me connaissent aussi. Tout le monde convient quej’aurais fait un adroit diplomate… J’ouvre mon avis : puisquevous craignez M. de Toulouse, voulez-vous que nousentrions franchement dans les vues de la cour d’Espagne ?

– Franchement ? répéta Polduc ;une conspiration ne se réchauffe pas plus qu’un bon dîner. Leva-tout de l’Espagne est joué et perdu !

– Voulez-vous que nous prenions partipour M. de Montesquiou ?

– Adorer le soleil couchant ?Jamais !

– Voulez-vous que nous dénoncions àM. de Toulouse ?…

– J’y ai songé ! mais on saisiraitles papiers de l’Espagnol. Nous serions compromis.

– Diable ! diable ! fitl’intendant. Alors, dites ce que vous voulez.

– Je veux me barricader avec vousderrière vos écus, mon beau-père. Qu’y a-t-il autour de nous ?le gouverneur, les Loups de la forêt, l’Espagnol Martin Blas… Pource qui est du gouverneur, mesdemoiselles de Rohan-Polduc vont serendre cette nuit à la fête du Présidial : j’ai sollicité pourelles, en votre nom l’honneur de présenter les clés de la ville àSon Altesse Sérénissime le comte de Toulouse.

– Nous les fidèles du maréchalMontesquiou ! murmura Feydeau, qui rougit sous son fard.

– Nous restons les fidèles du maréchal,répliqua Polduc ; mais nous devenons les fidèles dugouverneur : c’est tout simple. Quant aux Loups de la forêt,j’ai Yaumy qui m’a rendu aujourd’hui même un signalé service… et, àce propos, il ne nous vient plus de fumée du côté du Pont-Joli…

– On aura éteint le feu, ditAchille-Musée. Polduc se mit au balcon et posa sa main au-dessus deses yeux en manière de garde-vue. Il jeta un long et attentifregard vers la forêt.

– Le feu s’est éteint de lui-même, fit-ilfroidement. Beau-père, je vous demanderai un petit subside :les Loups sont pauvres et nous avons besoin de Yaumy.

– Plus tard, mon gendre, ma caisse estépuisée.

– Dieu me garde de vous presser !pourvu que Yaumy ait son affaire demain matin cela suffira.Arrivons au seigneur Martin Blas. Au moment même où il nous asurpris par sa brusque entrée, j’allais vous faire le portraitmoral de ce personnage. Avez-vous ouï parler de ces mendiants deCastille qui demandent l’aumône avec une escopette appuyée sur deuxbâtons en croix et une mèche allumée ?

– Comment ! ce fierhidalgo ?

– Tout le monde est fier en Espagne, mêmeles mendiants… le seigneur Martin Blas est à vendre et cela vousregarde.

– S’il ne coûte pas cher…

– Il coûte cher, nous avons causé cettenuit. C’est un curieux personnage : il se vante de n’avoir nifoi ni loi et de ne respecter quoi que ce soit au monde.

– Un esprit fort ?…

– Très-fort ! Un de ces fous, quin’ont d’autre plaisir que la vengeance ! Un instant, j’ai cru…oui ! j’ai cru… mais vous savez comme je suis fait pour lesressemblances ? Ne me suis-je pas imaginé un soir queValentine de Rohan se cachait sous le nom de la comtesseIsaure ?

L’intendant fit une grimace dédaigneuse.

– Valentine de Rohan n’était pas mal il ya quinze ans, répondit-il.

– C’est vrai dit Polduc : comme letemps passa ! il y a quinze ans ! Je vois partout desfantômes et je ne m’en plains pas. Cela force à se tenir sur sesgardes… Un instant donc, j’ai eu l’idée que le farouche Martin Blasn’était pas plus Espagnol que vous ou moi. Connaissiez-vous Morvande Saint-Maugon, l’ancien ami et serviteur du comte de Toulouse, lemari de Valentine de Rohan ?

– Je l’avais vu sans doute, mais je n’ainul souvenir…

– Eh ! Eh ! fit le sénéchal enricanant, c’est que vous ne mettiez pas la main à la pâte dans cetemps là. Savez-vous que j’ai risqué plus d’une fois quatre poucesde fer dans la poitrine en regardant ce mystère là de tropprès ?… mais quinze ans écoulés ne permettent guère dereconnaître un visage. On a dit d’ailleurs que Morvan deSaint-Maugon était mort en l’an 1707 à la bataille d’Almanza.Mettons que ce ne soit pas lui, mais, suivant mon système,garons-nous comme si ce pouvait être lui… Et songeons que, si c’estlui, nous avons mieux qu’une bête féroce à lâcher contre Valentinede Rohan !

– Concluez dit Feydeau :

– Je conclus. Il faut à cet homme-làbeaucoup d’argent.

– On lui donnera ce qu’il faudra.

– À la bonne heure ! vous vousformez, beau-père.

– D’autant, poursuivit l’intendant, queje ne vois plus la nécessité d’envoyer au Régent…

– Au contraire ! s’écria Polduc.Ménageons ce qui nous entoure, c’est très bien ; gorgeons nosLoups, c’est parfait, soyons généreux avec ce Martin Blas tant quela logique des événements ne lui aura pas mis la corde au cou, lebon sens nous le commande… mais envoyons des douceurs au Régent,mon beau-père ; Envoyons ! envoyons !

– Vous en parlez bien à votre aise, mongendre. Faisons le compte. Les Loups…

– Avec cinquante mille écus vous en serezquitte.

– Et cet Espagnol ?

– Une centaine de mille livres… Songezque nous sommes entre ses mains. Aimez-vous mieux vous attaquer,comme il l’exige, au comte de Toulouse ?

– Non. Cela nous prend déjà deux centcinquante mille livres. Maintenant, cinq cent mille livres auRégent…

– Six cent soixante-quinze mille livres,en comptant l’anti-chambre.

– Plus d’un million ! s’écriaFeydeau.

– Pas beaucoup plus.

– Mon gendre, c’est trop, je ne puis.

Polduc lui prit la main et la serrafortement.

– Écoutez, beau-père, dit-il en baissantla voix tout à coup, vous risquez plus que moi, car j’ai moins quevous. Ne marchandez pas la tête qui est sur vos épaules !

Feydeau ne put s’empêcher de frissonner ;il sentait la main du sénéchal toute froide entre les siennes.

– Me cachez-vous quelque chose, mongendre ! balbutia-t-il.

– Je ne vous cache rien, répliqua Polduc,mais suis-je bien sûr de tout voir ? Il y a autour de nous jene sais quelle mystérieuse et terrible menace. C’est la crise. Jesens cela et je ne peux pas vous l’expliquer : La crise quisauve ou qui tue !

Achille-Musée voyait des gouttes de sueurperler sous les cheveux de son gendre.

– Vous êtes pâle comme un mort !balbutia-t-il, gagné par l’épouvante contagieuse ; jamais jene vous ai entendu parler ainsi !

Polduc essaya de sourire.

– J’ai l’oreille et l’œil à tout vent,reprit-il ; je m’agite, je n’ai de repos ni le jour ni lanuit, Dieu merci ! mais le chemin est glissant…glissant ! on a beau se tenir ferme, on peut perdrel’équilibre. Philippe d’Orléans est encore le maître, Paris estencore l’asile suprême en cas de malheur : Envoyons,beau-père, envoyons !

– Envoyons tout de suite ! s’écriaFeydeau, convaincu cette fois ; en définitive, ce sera laprovince de Bretagne qui paiera. Faites équiper vivement un de vosgens.

– Un de mes gens, non ! L’Espagnol apassé 24 heures ici.

– C’est juste… Avez-vous un autremessager !

Le sénéchal agita une sonnette.

– Introduisez ce jeune garçon qui attenddans le vestibule, commanda-t-il au domestique qui entra.

Le valet sortit. Achille-Musée se leva.

– Ces dames doivent déplorer mon absence,dit-il en rétablissant devant une glace la symétrie de sacoiffure ; je vous laisse arranger tout cela.

Polduc l’arrêta au moment où il se dirigeaitvers la porte :

– Demeurez, je vous prie ; mon cherbeau-père, répliqua-t-il.

– Pourquoi faire ?

Polduc le conduisit jusqu’au sofa.

– Asseyez-vous dit-il ; dans cessortes d’opérations, j’aime à garder mes amis près de moi. Cela neme dégage pas, c’est vrai, mais cela les engage. S’il vous plaît,asseyez-vous.

Achille-Musée prit place sur le sofa demauvaise grâce. À ce moment la porte s’ouvrit et notre ami Magloireparut sur le seuil.

– C’est bon, maraud ! cria-t-ilderrière lui au domestique qui l’avait amené ; a-t-on jamaisvu ce drôle m’appelle son ami comme si j’étais un pied-plat de sasorte ! Au large, faquin ! et n’oublie pas le respect, situ tiens à tes oreilles !

Achille-Musée mit le binocle à l’œil, Polduclui-même se retourna pour examiner le nouvel arrivant. Magloireavait complètement renouvelé son costume. Il portait un pourpointun peu mûr, mais taillé à la mode des gentilshommes. Sa veste étaittrop étroite pour lui et sa culotte trop longue, mais il avaitdébraillé si galamment sa chemise à jabot, qui n’était plus de lapremière blancheur, que vous l’eussiez pris en vérité pour un jeunecomédien de province, jouant les Clitandres à Béziers ou à Pontivy.Il était coiffé à la tempête, et son chapeau, négligemment jetésous le bras, laissait pendre une ganse de demi-aune.

Qu’avait-il fait ; ce Magloire, de saculotte blanche, de son vestaquin blanc, de sa jaquette blanche etde son bonnet blanc ? Nous devons déclarer que ces candidesvêtements lui allaient bien mieux mais ce n’était pas du tout sonavis. Il se trouvait superbe et ne touchait plus terre.

Il fit quelques pas, les pieds en dehors, lamain au jabot, le poing sur la hanche, et dit en regardant sonmonde en face :

– Bonjour monsieur l’intendant ;serviteur, monsieur le sénéchal. Ça va-t-il comme vousvoulez ?

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