La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 2LE SOUPER DE MAGLOIRE

C’était la nuit aux aventures, et il faut bienque nous expliquions cette vision de Raoul et de la Meunière qui,en se retournant, avaient cru apercevoir sur le fond éclairé duboudoir des demoiselles Feydeau des ombres noires et mouvantes. LaMeunière et Raoul ne s’étaient point trompés.

Ce gentilhomme d’Espagne qui se jetait sirésolûment au travers des intrigues bretonnes, le seigneur MartinBlas n’était pas, à ce qu’il paraît, sans avoir des serviteurs. Àson retour en ville, en effet, Martin Blas envoya son valet àl’auberge du Cygne-de-la-Croix, située dans la rueNantaise, hors des murs, et quelques instants après son valet luiramena six braves, parlant le français des Pyrénées et découpléscomme de vrais montagnards. Martin Blas s’enferma en leurcompagnie. Vers la brune, on les vit partir à cheval par le cheminde la Croix-Rouge, qui conduisait en forêt. Les instructions à euxdonnées par Martin Blas peuvent se résumer ainsi :

– Le carrosse de Mme lacomtesse de Toulouse, venant de Paris, n’a que six hommesd’escorte, que vous mettrez bas à brûle-pourpoint. Quant au manoiroù se trouve la fillette, il est sans défense aucune, et la moindreéchelle vous portera sur le balcon… Madame la comtesse de Toulouseet la jeune fille doivent être traitées avec une égale courtoisie,mais sous aucun prétexte vous ne vous arrêterez en route avantd’avoir gagné Laval, où sont mes équipages. Je vous y rejoindraidès demain, et alors en route pour l’Espagne Notre tâche seraachevée.

Nous dirons tout de suite que les estafiers deMartin Blas ne devaient point rencontrer la princesse, femme dugouverneur bien que son itinéraire naturel fût de passer par laforêt. Ce matin même, Beauvilliers, gentilhomme de Toulouse, qui lamenait, avait reçu à Laval un billet signé : La baronne deSaint-Elme. Ce billet l’avertissait de se méfier et de sedétourner de sa route, en conséquence de quoi Beauvilliers, sansrien dire à la princesse, prit à gauche en sortant de Laval etrejoignit la route d’Angers, par laquelle madame de Toulouse arrivaen la ville de Rennes vers dix heures de nuit, au moment où le balallait s’ouvrir. « Elle n’eut que le temps de fairetoilette, » dit madame de la Roche-Aynard à la fin de salettre à Duclos, de l’Académie française.

Restait le manoir, où ils devaient trouver lafillette. Quelques minutes à peine après le fantastique départ deCéleste, les estafiers de Martin Blas escaladèrent en effetvaillamment le balcon, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu. Ilstrouvèrent quantité de chiffons en désordre, des boîtes à mouches,des pots à poudre, du rouge, du blanc, tout ce qu’il faut pourfaire ce que beaucoup de gens appellent une femme, mais la femmemanquait. Comme ils cherchaient en conscience, ils entendirent laporte qui donnait sur la cour intérieure s’ouvrir avec fracas etles roues d’une chaise sonnèrent sur le pavé de la cour. Les sixestafiers avaient fait de leur mieux ; ils crurent sage deprendre la clé des champs.

Voici cependant pourquoi le manoir de Rohans’éveillait ainsi en sursaut après onze heures de nuitsonnées : En quittant M. l’intendant royal de l’impôt etM. le sénéchal, qui l’avaient nommé courrier d’État, notre amiMagloire fut conduit à l’office par un valet chargé de satisfaireabondamment tous ses désirs. On lui demanda ce qu’il voulait. Ilvoulait tout ce qui se peut manger, tout ce qu’il est possible deboire. Sur cette opinion manifestée avec franchise, le valetcouvrit la table d’une multitude de viandes froides qui eussentamplement suffi au souper de dix hommes pourvus d’un appétitvulgaire.

Magloire s’assit et noua la serviette autourde son cou.

– Comment que vous vous appelez,vous ? demanda-t-il au valet, la bouche déjà pleine.

– Hervé, répondit celui-ci.

– C’est bon pour un domestique, fitobserver Magloire ; moi, mon valet de chambre est gentilhomme…Me connaissez-vous, vous ?

– Non, fit Hervé.

– Eh bien ! je suis un jeunebaron.

Hervé s’inclina et lui versa rasade. C’étaitun vieux coquin de valet, moisi dans les antichambres, rotors etcapable de tout. M. le sénéchal les aimait ainsi.

– Tu me plais, lui dit Magloire ; tuas une bonne figure de faquin. Quand je reviendrai, je chasseraimon gentilhomme et je te prendrai à sa place.

Hervé le remercia de tout cœur et emplit sonverre.

Quand je pense, s’écria Magloire en avalantd’un seul coup tout le blanc d’une aile de poularde, qu’on m’a prisaujourd’hui pour un garçon boulanger de Rennes. Il doit être bientourné ce jeune drôle !… Écoute ici, maraud ! approche…encore… encore… Ne le dis pas : c’est moi qui étais le fiancéde Sidonie !

– Ah ! fit Hervé, c’est monsieur lebaron qui était le fiancé ?

– Quel baron, coquin ? s’exclamaMagloire, qui avait oublié sa dignité nouvelle ; je te dis quec’est moi, et non pas ton baron ! Sidonie est la fille uniqued’un traitant, duc et président, par-dessus le marché, et mêmegénéral… Verse à boire : ce petit cidre est gentillet.

– C’est du champagne, monsieur lebaron.

– Je te dis qu’il est gentillet, mais jesuis habitué à en boire de meilleur.

Il commençait à voir un peu trouble, ce qui nel’empêcha point de s’attaquer à un pâté de venaison, qui luifaisait face.

– On vit maigre un peu dans la maison deton maître, déclara-t-il après avoir bondé son assiette. Si tuavais vu comme on se traitait chez mon noble père !… Verse àboire, j’étouffe.

Hervé ne demandait pas mieux.

Ce qu’il aimait du pâté, ce jeune et effrontéMagloire, c’était la croûte, la croûte gaufrée profondément, fauveou couleur d’or bruni dans les rainures et portant un léger coup defeu aux saillies. Après le pâté il voulut manger la croûte.

– Verse à boire.

La croûte y passa, mais ce fut le suprêmeeffort. Magloire tomba en essayant d’avaler un gros morceau detarte aux confitures. Il se mit à ronfler tout de suite.

Ceci se passait pendant que mesdemoisellesFeydeau étaient encore à leur toilette, une heure environ avantleur départ pour Rennes. Hervé, qui avait ses instructions,descendit à l’écurie, sella un cheval et galopa bientôt sur cettemême route. Le but de son excursion était de trouver par la villeun jeune aventurier du nom de Raoul à qui M. le sénéchalvoulait faire savoir adroitement que Céleste allait être enlevéecette nuit même en chaise de poste, et que ses ravisseurspasseraient à minuit dans les taillis de Saint-Julien, sous lechâteau de M. l’intendant. Une autre estafette, expédiéeégalement par M. le sénéchal, venait de partir pour laFosse-aux-Loups avec une lettre pour le joli sabotier, contenant lepareil avis, plus l’ordre de mettre du plomb dans la tête decertain petit chevalier errant du nom de Raoul qui se mêlerait dedéfendre l’opprimée. Hervé trouva bien le logis de ce Raoul, unemansarde située en face de l’hôtel Feydeau, mais il n’y avait pluspersonne dans la mansarde et les gens de la maison ne surent luidire autre chose, sinon qu’on avait rencontré dans la rue, cejour-là, le jeune Raoul en grand uniforme de cornette du régimentde Conti. Hervé s’en alla alors prendre langue aux postes occupéspar le régiment. Il parvint à apprendre que le nouveau cornette,commandait aux portes Mordelaises et s’y rendit. Raoul venaitjustement de partir à cheval sur un ordre mystérieux apporté par ungrand laquais à la livrée de la comtesse Isaure.

Hervé fut obligé de s’en revenir au manoir,car sa besogne de cette nuit n’était point achevée. Il avait àmettre Céleste en chaise avec Magloire, le courrier d’État, et àles diriger tous deux sur Paris.

Ainsi Céleste était menacée à la fois, cettenuit, par Alain Polduc et par don Martin Blas. Nous connaissionsdéjà le lâche complot imaginé par le sénéchal pour fairedisparaître du même coup les deux héritiers de Rohan ;peut-être apprendrons-nous bientôt les motifs assurément toutdifférents que pouvait avoir le beau cavalier d’Espagne pourenlever la pauvre petite Cendrillon.

Hervé ne devait pas plus réussir que lesestafiers de Martin Blas, et pas n’est besoin de dire au lecteurpourquoi Hervé ne put mettre en chaise que Magloire, lequel,réveillé en sursaut et jeté dans la boîte roulante, se rendormitincontinent sur les coussins.

– Ce drôle est ivre-mort, dit Hervé auxpalefreniers de Rohan. Dieu sait ce qui va advenir du dépôt qu’ilemporte !

– Qu’y a-t-il donc dans la voiture ?demandèrent les autres valets.

Car Hervé avait eu soin de baisser lesportières. Au lieu de répondre à cette question, il hocha la têted’un air important et grommela entre ses dents :

– Ce sont les secrets de M. lesénéchal !

Quelques minutes après, tout le monde savaitou croyait savoir que la petite Céleste était dans la chaise, avecun envoi d’argent de M. l’intendant de l’impôt, à la garde deMagloire.

Magloire était ivre-mort, en effet, et bienplus que Hervé ne le croyait, car le soldat de Conti envoyé parRaoul pour porter sa lettre à Céleste, n’avait trouvé que lui,Magloire, à l’office, où il ronflait couché sous la table. Réveilléà coups de plats de sabre, le fiancé de Sidonie avait monté lemessage à Céleste dans le boudoir des demoiselles Feydeau, et étaitrevenu boire avec le soldat.

Cependant la chaise qui devait tromper tout lemonde, y compris Polduc, partit au grand trot avec deux hommesd’escorte à cheval. Voici ce qui arriva : Dans les taillis quis’étendaient sous le château de Feydeau, à demi-heure de là, lesdeux hommes d’escorte furent tués à coups de fusil, ainsi que lecocher de la chaise. Une décharge avait éclaté sous le couvert.Yaumy et ses douze gardes-du-corps s’élancèrent hors de leurcachette. La chaise fut ouverte, fouillée, puis mise en pièces pourtrouver les six cent mille écus de M. l’intendant.

Il n’y avait rien que Magloire à demi-mort depeur.

La capture de Magloire, courrier d’État, futdonc l’unique résultat de cette sanglante intrigue, silaborieusement ourdie par Polduc, laquelle intrigue devait ledélivrer de tout tracas au sujet des héritiers de Rohan. Magloire,rossé d’importance, puis attaché en travers d’un cheval, futconduit dans les souterrains de la Fosse-aux-Loups.

**

*

Ordinairement les villes historiques sontriches en monuments. Les édifices modernes de Rennes, on peut ledire, sont aussi malheureux que ses édifices anciens. C’est unebonne ménagère, toujours en déshabillé, qui ne veut point ou nesait point s’embellir par la parure.

La capitale bretonne n’a rien qui parle de sagrandeur passée. Au-dedans, l’aspect est calme et riant ; rienne ressort ; au-dehors, le paysage est petit, maigre,plat : un filet d’eau assez gracieux, tournant au milieu devertes prairies, le tout borné par un horizon étroit sans êtrehaut, et qui fait un mince cadre à un insignifiant tableau.

Et pourtant, à l’époque dont nous parlons,Rennes était peut-être, après Paris, la plus brillante ville duroyaume, de même que la Bretagne était le gouvernement le plusimportant de la France divisée par provinces. On ne le donnaitguère qu’à des princes, et, sous le règne de Mazarin, c’était lareine Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, qui avait voulu letenir elle-même. Le roi, majeur et reconnaissant envers lecardinal, voulut en investir son héritier, M. le duc deMazarin. La reine refusa de s’en dessaisir, disant que c’était leplus beau joyau de sa couronne.

De tout temps ç’avait été un poste difficile.La Bretagne ne pouvait s’accoutumer à s’appeler France, et il yavait dans le petit peuple comme dans la bourgeoisie et la noblesseune vieille rancune contre Paris vainqueur. Mais depuis la mort dufeu roi, les difficultés avaient augmenté de beaucoup. La noblesse,batailleuse et inquiète, s’indignait de la paix ; labourgeoisie se révoltait contre l’impôt et le peuple recevait lescollecteurs de tailles à coups de fourches. Rennes était le foyerpermanent d’une petite Fronde où des intrigues, grosses comme ledoigt, aboutissaient souvent à la violence.

Nous ne voulons pas même essayer de décrire lasituation politique de cette société riche, noble et parfaitementélégante, qui ne savait pas elle-même bien au juste d’où le ventsoufflait. Nous avons prononcé tout à l’heure le mot Fronde, il dittout. La petite guerre civile de la minorité de Louis XIV nefut pas plus touffue, plus emmêlée, plus inextricable quel’agitation de Rennes et de la Bretagne sous la régence de Philipped’Orléans. Il y avait au moins une douzaine de partis. Les gensétaient de trois ou quatre partis à la fois. La conspiration deCellamare, qui eût pu ouvrir une issue aux colères concentrées, auxhargneux mécontentements des gentilshommes terriens, n’avait jamaisété accueillie qu’avec défiance par la noblesse des villes.

On intriguait, voilà le fait certain ; onse battait aussi à l’occasion ; l’état de révolte était à peuprès déclaré, mais de plan ni de but, point. L’œuf de cette bêteaveugle qu’on nomme la Révolution fut pondu dans cette bagarre.

M. de Toulouse, gouverneur deBretagne, était appelé à réprimer cela. Peut-être ne pouvait-onmieux choisir le médecin chargé de tâter le pouls à une province enfièvre. Doux, calme, pieux, réfléchi, M. de Toulousearrivait à Rennes avec des pensées de paix et de pardon.

Un autre que lui ont voulu plier brusquementla Bretagne à sa loi. La Bretagne ne plie pas, dit la vieilledevise des comtes de Vertus ; elle casse, plutôt !

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