La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 5LE FEU FOLLET

Don Martin Blas gardait maintenant le silence.Il contemplait froidement le désarroi de l’intendant royal et deson gendre. Achille-Musée ouvrait et refermait sa boîte d’or avecune activité fiévreuse. Polduc clouait au sol ses regardssournois.

– J’attends votre réponse, messieurs, ditl’Espagnol au bout de deux ou trois longues minutes.

– Palsambleu ! s’écria Feydeausortant de son caractère, vous attendrez longtemps ! Immolerle comte de Toulouse !… J’ai le sommeil difficile etléger : si j’avais une fois ce meurtre sur la conscience, jene pourrais plus dormir du tout. Or, le sommeil, c’est la santé,monsieur l’Espagnol, et la santé, vous ne pouvez l’ignorer, est lepremier de tous les biens. Adressez-vous, je vous y engage, àquelqu’un de nécessiteux. Je suis assez riche pour tenir à monrepos.

Ayant prononcé ce discours plein dephilosophie, Achille-Musée regarda son gendre. Celui-ci avaittoujours les yeux baissés.

– Monsieur le sénéchal, dit Martin Blasde sa voix la plus flegmatique, épargnez-moi, je vous prie, lapeine d’expliquer à votre beau-père comme quoi il n’est pas du touten position de nous résister.

– Mon beau-père, répliqua aussitôt Polducobéissant, il résulte de ma dernière et confidentielle entrevueavec le seigneur Martin Blas qu’il possède vos lettreschiffrées…

– Et les vôtres, interrompit Feydeau.

– Et les miennes, ajouta le sénéchal avecun gros soupir.

– Nous seuls, avec l’abbé dePorto-Carrero, reprit Achille-Musée, qui se débattait comme undiable, nous possédons la clé de ce chiffre…

– L’abbé de Porto-Carrero est enprison ! prononça dolemment Polduc.

Feydeau releva d’un geste tragique le reversde son pourpoint et lança sa boîte d’or dans sa poche.

– J’en subirai les conséquences !dit-il presque résolûment.

– Mon beau-père… objecta Polduc.

– Je digère mal, très-mal… si l’on m’ôtemon sommeil, je suis un homme mort !

– Ce n’est pas tout encore, monbeau-père, reprit Polduc, j’ignore comment tout cela s’est fait,mais votre nom se trouve sur le carnet de don Martin Blas, enregard des sommes que vous avez versées entre les mains de lacomtesse Isaure.

– Mon hymen prochain, essaya de balbutierAchille-Musée expliquerait des prodigalités plus folles encore.

– Eh ! mon beau-père, fit Polducdécouragé, gardez ces faux-fuyants pour vos juges !

Achille-Musée laissa choir ses bras maigres lelong de son flanc.

– Mes juges ! répéta-t-il, mesjuges ! En sommes-nous là déjà !

Et comme personne ne parlait plus, il pensatout haut dans sa détresse amère :

– Je vois bien qu’on glisse malgré soi etfatalement sur la pente des conspirations ! J’y ai perdul’appétit, une aile de volaille, suffit désormais pour me causer detrès-grands maux d’estomac ! Mon père a digéré jusqu’à l’âgede soixante-quatorze ans. Il mangea, je m’en souviens, à sondernier repas, une joue de porc à la remoulade… Mais il n’avait,jarnibleu ! assassiné personne !

– Écoutez, monsieur l’Espagnol, sereprit-il brusquement, puisque vous avez nos lettres, je ferai lesfonds…

– J’ai à vous proposer un autre marché,dit Martin Blas.

Le sénéchal attendait cela depuis dix minutes.Allait-on parler d’Olympe ou d’Agnès ? La chose certaine,c’est qu’on allait parler de l’une des deux.

– Voyons ! fit l’intendant d’un airlanguissant.

– J’ai eu l’honneur de vous dire au débutde cette entrevue, reprit don Martin Blas, que mon voyage deBretagne avait un double but : d’abord l’intérêt de l’État,ensuite une affaire toute personnelle. Sans mettre l’État aprèsmoi, je puis vous faire quelques concessions, si vous me servezpour ce qui me regarde… Connaissez-vous madame la baronne deSaint-Elme ?

Cette question fut faite àbrûle-pourpoint.

– Diable ! pensa le sénéchal, nes’agirait-il ni d’Olympe, ni d’Agnès ?

L’intendant perdait pied. Ce nom de madameSaint-Elme, prononcé tout à coup, secouait tous les fils de cetécheveau si péniblement débrouillé naguère et les emmêlait de plusbelle. Ne pouvait-on parler de quoi que ce fût au monde sansévoquer cette madame Saint-Elme ? Et que venait fairel’Espagnol Martin Blas dans cette ténébreuse histoire ?

– Par votre silence même, messieurs,reprit don Martin, dont le visage basané s’éclaira, je vois quevous connaissez madame la baronne de Saint-Elme. J’ai quitté Madridtout exprès pour la voir…

– Vraiment ! fit Polduc en souriantméchamment : pour la voir ?

Il ajouta :

– Vous aviez sans doute entendu direqu’elle avait vendu au Régent le complot du prince deCellamare ?

– Vendu, non, répliqua l’Espagnol :donné.

– Donné, si le mot vous plaît mieux.

– Je savais cela, oui, et celam’importait peu ; je vous répète, monsieur le sénéchal, quenous ne parlons plus politique. Les motifs qui m’entraînent sur lespas de madame la baronne de Saint-Elme sont tout personnels, etvous n’avez nul besoin de les connaître. Je dois seulement vousmettre au fait de ma ligne de conduite, de mes démarches, parce queelles aideront les vôtres. Vous n’avez pas le choix, messieurs,vous ne pouvez être que mes alliés : j’espère que ceci estétabli ?

Le beau-père et le gendre s’inclinèrent d’uncommun mouvement.

– J’ai commencé mes recherches à Paris,reprit l’Espagnol, le soir même de mon arrivée. Je n’eus pas depeine à prendre langue. Toute la cour connaît madame de Saint-Elme,ou plutôt toute la cour se vante de la connaître : c’est lesuprême bon ton. Les uns me dirent qu’elle habitait un hôtel isoléderrière les Minimes les autres, un vieux château d’aspect bizarreet fantastique dans les plaines de Bicêtre. Selon celui-ci, elleavait sa maison vers la Grange-Batelière ; selon celui-là,elle prenait la poste, chaque nuit, pour aller reposer à Trianon.Quelques-uns m’affirmèrent qu’elle avait son appartement auPalais-Royal même… Je me rendis derrière les Minimes, je me fisconduire dans les plaines de Bicêtre, j’explorai laGrange-Batelière, je visitai Trianon ; point de madameSaint-Elme ! Je la demandai aux valets de M. le Régent,qui me rirent au nez comme d’insolents marauds qu’ils sont. Deguerre lasse, savez-vous ce que je fis ? je la demandai auRégent lui-même.

– En vérité ! s’écrièrent à la foisPolduc et Feydeau.

– Le Régent n’imita pas ses valets ?dit le sénéchal.

– Il n’eût osé ! répliqua sèchementMartin Blas.

Achille-Musée ouvrit de grands yeux.

– Le Régent, continua Martin Blas, merépondit ceci : Quand madame Saint-Elme veut me voir, ellesait où me trouver : c’est l’avantage qu’elle a sur moi.

– Étrange créature ! grommelaPolduc.

– Et vous ne songeâtes pas à vousadresser au lieutenant de police ? demanda l’intendant.

– Si fait. J’avais connu M. le comteVoyer-d’Argenson en Espagne au temps de son ambassade. Il me reçutbien : il avait ses raisons pour cela… mais quand jel’interrogeai sur madame la baronne de Saint-Elme, il merépondit : J’ai dans ce tiroir cent mille livres en or,destinés à celui qui me découvrira sa demeure.

– Ah çà ! c’est donc un feu folletque cette femme-là ! s’écria Polduc.

– Le feu Saint-Elme ! murmuraAchille-Musée ; excusez-moi si je n’ai pu retenir ce jeu demots…

Il se prit à rire tout seul.

– Nous autres Espagnols, poursuivait donMartin Blas, nous ne perdons pas volontiers patience. Je me remisen quête de plus belle. Je découvris une maison garnie du quartierSaint-Denis, où madame Saint-Elme avait occupé un appartementpendant trois jours. La piste était trouvée, je suivis lapiste : je la suivis depuis cette maison jusqu’à Versailles,de Versailles à Dreux, de Dreux à Prez-en-Pail ; puis je prisle change en la ville d’Alençon où de fausses indications meramenèrent à Mortagne, sur les traces d’une autre madameSaint-Elme, que Dieu confonde ! bourgeoise dudit lieu ;marchande de faïence rouennaise et de vaisselle de bois… Il fallutrevenir à Alençon, où madame la baronne avait passé, en effet,vingt-quatre heures, pendant lequel temps elle avait reçu Beautru,gentilhomme de M. du Maine, et le chevalier de Kergrist, âmedamnée de Montesquiou…

– Voyez-vous cela ! interrompitPolduc, intrigué au plus haut point.

– Je repris sa trace, et je me lançai surMayenne où madame Saint-Elme venait de passer. Je la manquai d’unedemi-heure à Laval, et sans mon coquin de cheval, qui était rendu,je l’aurais jointe sur la route de Vitré… Mais voici bien une autreaffaire : à Vitré, nul n’avait entendu parler de madameSaint-Elme. La ville entière était en émoi parce qu’une certainecomtesse Isaure venait de passer se rendant à Rennes…

L’intendant et le sénéchal tressaillirent tousles deux. Le regard perçant de l’Espagnol interrogea leursphysionomies, mais il fut désappointé. Le visage matois de Polduc,et la figure importante de M. Feydeau de Brou, n’exprimaientqu’un seul sentiment : la surprise.

De grands nuages de fumée couraient cependantau-dessus des arbres et cachaient parfois, quand le vent rabattait,toute une portion de la vallée. En même temps, un mouvement sefaisait dans le château. On vit passer de l’autre côté de la douveune demi-douzaine de petits paysans qui trottaient, tenant à lamain leurs sabots et criant d’une voix essoufflée :

– Au feu, les chrétiens ! aufeu ! devers la Fosse-aux-Loups ! à le moulin duPont-Joli ! Au feu ! au feu ! au feu !

M. le sénéchal, réprimant un mouvementnerveux, alla s’accouder au balcon. Il jeta un regard vers laforêt. Les rayons du couchant se jouaient dans les massestournoyantes de la fumée.

– Ce Yaumi est un précieux coquin !pensa-t-il.

– Que dites-vous de cela,messieurs ? demanda Martin Blas, qui ne s’occupait point del’incendie.

– Monsieur le sénéchal ! appelaAchille-Musée.

Et quand Polduc se fut retourné :

– Le seigneur don Martin Blas, achevaFeydeau, nous fait l’honneur de nous demander ce que nous pensonsde cela.

– Rien, pour ma part, dit Polduc. Leseigneur don Martin veut-il être présenté à la comtesse Isaure dePorhoët ?

– Je le veux. Quelle femmeest-ce ?

Polduc se tourna vers son beau-père, qui pritimmédiatement la parole.

– Peut-être m’appartiendrait-il moinsqu’à personne, prononça-t-il avec modestie, de répondre à unesemblable question. Mes relations tout honorables avec madame lacomtesse ont occupé beaucoup la ville de Rennes…

– Quelle femme est-ce ? répétaMartin Blas.

– Elle est admirablement belle.

– Brune ou blonde ?

– Blonde.

Don Martin Blas se mordit la lèvre. Polduc quile considérait attentivement depuis quelques secondes, eut unsourire.

– Les femmes sont habiles… prononça-t-ilentre haut et bas ; vous avait-on dit que madame la baronne deSaint-Elme fût une brune ?

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