La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 4MADAME SAINT-ELME

À la lecture de ce laconique message,l’intendant secoua la tête et fronça le sourcil.

– C’était une menace, cela, dit-il.

– Je le pris ainsi, mon beau-père,répliqua le sénéchal.

– Mais à quel propos cettemenace ?

– J’ai toujours eu le cœur tendre, vousle savez, et mes penchants sont charitables, quand j’y trouvequelque intérêt. Je venais de recueillir chez moi cette enfant quisert vos filles…

– Céleste ?

– Oui… Et l’un de mes valets m’avaitraconté je ne sais quelle fantastique histoire de cette petiteCéleste sommeillant là-bas dans la bruyère auprès du Pont-Joli etd’une belle dame qui se penchait au-dessus d’elle pour la baiser enpleurant…

– Mais cette Saint-Elme, interrompitl’intendant avec un véritable effroi, serait donc venue dans lepays !

– J’ai lieu de croire qu’elle y est en cemoment, mon beau-père… Notre petite Céleste a été consulter laSorcière de la forêt, et la Sorcière lui a promis qu’elle seraitcomtesse.

Est-ce que vous croyez aux sorcières, vous,monsieur le sénéchal ?

– Je crois au diable, monsieurl’intendant, et je me résume : Paris est loin, mais la femmequi a sauvé le Régent de France a le bras long. Vous et Moi nouspouvons perdre en cette affaire autre chose que de l’argent.

Achille-Musée se sentait venir des vapeurscomme s’il eût été une jolie marquise. Il ferma les yeux et vitpasser les quatre gentilshommes de Nantes avec leurs épaules sanstêtes. Mieux que personne il savait que le soir du jour où Philipped’Orléans avait causé avec Mme Sainte-Elme, sanselle, les quatre gentilshommes auraient enlevé Philippe d’Orléans àmain armée.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé decela plus tôt ? murmura-t-il plaintivement.

– Les choses marchent, mon beau-père,répondit Polduc avec calme, et leur allure qui varie déterminenotre conduite de chaque jour. Peut-être que, hier encore, j’avaisintérêt à vous laisser ignorer tout cela.

– Nos intérêts ne sont-ils donc pas lesmêmes ?

– Si fait, mon beau-père, si fait… enthèse générale au moins.

L’intendant releva sur son gendre un regardsoupçonneux. Polduc se prit à sourire.

– J’ai sur vous l’avantage du plusfaible, poursuivit-il ; l’humble lierre s’attache au chênepuissant et ne s’inquiète point de l’étouffer.

– M’étouffer ! monsieur dePolduc ! se récria l’intendant avec une sérieuse horreur.

C’était vraiment pitié que de noyer un sipauvre homme dans la bouteille au noir ! Polduc jugea qu’ill’avait amené à un degré suffisant d’épouvante et poursuivit enchangeant de ton :

– Avec un nourrisson des muses tel quevous, mon beau-père, j’ai cru pouvoir me permettre une figure derhétorique. Vous connaissez, du reste, tout mon dévoûment à votrepersonne : chaque fois que je pourrai vous aider sans menuire, je le ferai de grand cœur. Mais l’Évangile chrétien et lafable païenne se sont rencontrés pour poser le même principe :Aide-toi toi-même !… J’achève ce que j’avais à vous dire surles héritiers de Rohan : Sans autre preuve matérielle que lalettre brève et caractéristique de la Saint-Elme, je suis certainque la jeune Céleste est la fille de Valentine et deSaint-Maugon.

– Dans votre idée, interrompitl’intendant, cette madame Saint-Elme serait Valentineelle-même ?

– Je n’ai pas dit cela ! Seulementcette Saint-Elme a enlevé le fils de César à la femme de le Bozec,et cette même Saint-Elme paraît s’intéresser très-vivement à lafille de Valentine. Je laisse votre excellent esprit tirer de cedouble fait toutes conséquences logiques.

L’intendant reprit à partie sa boîte d’or etfit mine de réfléchir profondément. Il savait bien que son gendrelui épargnerait en définitive le soin de tirer toute espèce deconséquences.

– Arrivons maintenant, continua lesénéchal, quelque chose de beaucoup plus étrange encore. Vousn’êtes pas sans avoir entendu parler de la Meunière ?

– Est-ce que ce n’est pas la même que laSorcière ?… Mon intelligence répugne à ces sottisessurnaturelles.

– Je ne veux point vous parler desmiracles qui effraient nos sabotiers. Je veux vous dire qu’on atrouvé la semaine passée le corps de la Meunière sous un tas debranchages non loin de la hutte qu’elle habitait dans lagrand’lande de Saint-Aubin-du-Cormier.

– Dieu la bénisse !

– Amen !… Et quenonobstant, la Meunière continue de rendre des oracles dans laforêt.

L’intendant huma une pincée de tabac d’Espagneavec le sourire des sceptiques.

– Arrangez cela ! fit-il en haussantles épaules.

– À l’heure où nous sommes, repartit lesénéchal dont le regard se détourna, c’est peut-être arrangé. Nesentez-vous pas une odeur de roussi, mon beau-père ?

Les narines diaphanes d’Achille-Musée Feydeaus’enflèrent.

– Si fait, répliqua-t-il.

– Le vent vient de l’est, reprit lesénéchal en baissant la voix, Yaumy aura fait sa besogne.

– Quelle besogne ?

Alain Polduc se leva et gagna le balcon ensaillie. Une colonne de fumée s’élevait au loin parmi les arbres dela forêt, dans la direction de l’est.

– Où pensez-vous que soit le feu ?demanda-t-il.

– Bien près du Pont-Joli, répliqual’intendant en s’orientant.

– Il n’y a rien à brûler de ce côté, ceme semble ?

– Des broussailles, répondit encorel’intendant et les ruines du moulin.

Alain Polduc revint s’asseoir.

– C’était dans les ruines du moulin,prononça-t-il à voix basse, que la Sorcière rendait sesoracles.

– Ah ! fit l’intendant stupéfait,c’était là !

– Elle avait avec elle un vieillard fou…poursuivit Polduc.

– Et cette incendie dont l’odeur nousarrive ?…

– Le feu prend souvent par hasard dansles feuilles sèches, dit Polduc.

Achille-Musée resta bouche béante.

– Vous avez parlé, balbutia-t-il, deYaumy et de certaine besogne…

– Mon beau-père, prononça lentement AlainPolduc, cette fumée qui s’en va emporte peut-être avec elle laMeunière, la Sorcière, Mme Saint-Elme et Valentinede Rohan.

L’intendant était livide, mais son petit œilbleu s’éclaira tout à coup.

– Si cela est, mon gendre, dit-il àPolduc qui se mordit les lèvres jusqu’au sang, pourquoi envoyer àM. le Régent six cent soixante-quinze mille livres ?…

– Eh bien ! coquins ! ehbien ! cria une voix cavalière à la porte du corridor ;faut-il rompre une demi-douzaine de côtes pour avoir le passagelibre ?

Le gendre et le beau-père se prirent àécouter.

– Don Martin Blas ! murmurePolduc.

– J’ai défendu la porte, dit Feydeau.

– Don Martin Blas n’est point de ceuxqu’on fait attendre, mon beau père !

– C’est donc un bien grandpersonnage ?

Alain Polduc le regarda avec étonnement.

– Ne vous ai-je donc point dit qui est cedon Martin Blas ? s’écria-t-il en homme qui regrette vivementun oubli.

– Vous ne m’en avez pas ouvert labouche.

– C’est fâcheux ! d’autant plus quele temps nous manque désormais… Le voilà qui fait un tapaged’enfer.

Le dos d’un valet frappa en effet rudementcontre la porte close. Il fallait qu’on l’eût poussé de main demaître. Polduc se leva.

– Quand je pense, dit-il, que je vousavais fait venir ici précisément pour vous apprendre… Qu’il voussuffise de savoir mon beau-père, se reprit-il en gagnant la porte,que ce don Martin Blas est un envoyé d’Alberoni…

– Ah diable ! fit Achille-Musée enretapant précipitamment les boucles de sa vaste perruque. Polducouvrait la porte.

– Drôles ! dit-il à ses gens, laconsigne était pour tout le monde, excepté pour cegentilhomme ! Entrez, seigneur Martin Blas, et soyez letrès-bien venu !

Achille-Musée tendit le cou et aperçut lagrande silhouette de l’Espagnol dans le demi-jour du corridor. Iln’aimait pas ces tournures d’aventuriers. Il ébaucha pourtant àtout hasard un salut agréable et souriant. Ce fut une perte :Don Martin Blas ne le vit point.

Don Martin Blas était debout sur le seuil etson regard faisait le tour de la chambre avec une singulièreexpression d’étonnement.

– Est-ce notre fille Olympe ou notrefille Agnès qu’il cherche ? pensait Polduc.

Par le fait, on était ici chez les demoisellesFeydeau, l’idée n’avait rien d’invraisemblable. Martin Blas,silencieux et immobile, regardait de tous ses yeux. Ainsi seconduisent parfois les Espagnols de comédie quand ils pénètrentpour la première fois dans le temple de leur divinité.Agnès et Olympe étaient belles. Le sénéchal se demandait quel partion pouvait tirer de ceci.

Don Martin Blas fit quelques pas dans lachambre. Le sofa où Achille-Musée venait de se rasseoir, triste etmécontent du peu d’effet produit par son salut, était sous unepetite rotonde tapissée de velours. À cette place menue se trouvaitautrefois le prie-Dieu qui avait servi tour à tour à la jeune femmede César et à Valentine de Rohan. Quand l’espagnol regarda de cecôté, ses yeux se baissèrent et il pâlit.

– Est-ce Agnès ? est-ceOlympe ? se demandait le sénéchal enchanté.

Don Martin Blas cependant se redressabrusquement et gagna le balcon comme pour respirer plus à l’aise.Un profond soupir souleva sa poitrine. Il jeta un long regard surle paysage.

– Ces dames ont d’ici une vue charmante,dit Alain Polduc.

– Ces dames ? répéta l’Espagnol avecdistraction.

Il croisa ses bras et contempla de nouveau lavallée de Vesvres. Pendant qu’il avait le dos tourné, Polduc serrala main de l’intendant.

– Regardez bien cet homme-là, dit-il àvoix basse, et cherchez dans vos souvenirs.

– Je suis parfaitement sûr de ne l’avoirjamais vu, répondit Achille-Musée sans hésiter. Quand on arencontré, ne fût-ce qu’une seule fois, un personnage aussi malélevé, on se souvient de lui.

La conduite de Martin Blas, depuis son entréedans le boudoir, prêtait assurément à ce reproche et manquait decourtoisie. Non-seulement il avait méprisé le salut de Feydeau,mais aussi l’accueil plein d’empressement d’Alain Polduc. Quelqueautre préoccupation bien tyrannique devait le tenir.

Tout à coup l’intendant et le sénéchal levirent passer la main sur son front. Il les regarda tous deux commes’il ne les eût point encore aperçus.

– Monsieur le vicomte, dit-il ens’adressant à Polduc et d’un ton presque sévère, c’était uneentrevue particulière que je voulais avoir avec vous.

Polduc, souriant et obséquieux prit la main deFeydeau.

– J’ai l’honneur de présenter à VotreSeigneurie, dit-il au lieu de répondre, M. Feydeau de Brou,mon beau-père, intendant royal de l’impôt.

Martin Blas salua froidement.

– C’est différent, dit-il.

Et tandis qu’Achille-Musée, malgré sa mauvaisehumeur, se confondait en révérences, il ajouta :

– On compte beaucoup sur monsieurl’intendant à la cour de Madrid.

– Bien flatté, sans contredit… balbutiaFeydeau.

– Ce doit être, poursuivit-il à part lui,une détestable recommandation à la cour de Paris !

– Je parlerai donc devant monsieurl’intendant, reprit Martin Blas, à cœur ouvert, et comme si j’étaisseul avec monsieur le sénéchal. Mon voyage de Bretagne a un doublebut : l’intérêt de l’État d’abord, et, en second lieu, uneaffaire qui m’est personnelle. À tout seigneur tout honneur :parlons d’abord des intérêts de l’État.

Don Martin Blas prit un siége et parut serecueillir.

– Hier, en arrivant au manoir deRohan-Polduc, poursuivit-il, j’ai fourni à monsieur le sénéchal lespreuves de ma mission politique.

Le sénéchal s’inclina.

– Nous avons eu ensemble, continua donMartin Blas, une conférence qui me dispense d’entrer désormais dansles détails… Mais avant de quitter ce château où j’ai reçul’hospitalité la plus courtoise, il me convient de résumer avecvous la situation et de préciser les faits. L’expérience deM. l’intendant pourra nous éclairer. Les événements ont marchécomme toujours, depuis quelques semaines, en sens contraire del’opinion vulgaire. Les apparences sont contre nous ; le faitnous aide. La mésaventure de ce pauvre prince de Cellamare a mis leRégent de France hors de garde ; il croit avoir bataillegagnée parce qu’il a saisi quelques paperasses et mis sous lesverrous un diplomate de carton doré ; il triomphe, il tranchedes têtes, il perd toute prudence… c’est le moment d’agir.

Achille-Musée secoua gravement les bouclespommadées de sa perruque.

– Je crois avoir dit à Votre Seigneurie,risqua le sénéchal, que tel n’était point ici notre avis.

– Permettez ! répliqua MartinBlas ; nous en sommes à mes instructions ; votre réponseviendra : je résume notre entretien de cette nuit. La flotted’Espagne est prête, les Flandres sont soulevées ; l’Autricheattend le signal et la cour de Rome qui voit un mécréant sur laplus haute marche du trône de France n’empêchera pas de ledonner : j’entends le signal. J’arrive de Paris : lanoblesse parisienne, débarrassée de son chef pour rire, M. leduc du Maine, forme la plus belle armée qui se puisse voir. Le plande campagne est tracé… En cette occurrence, on s’est souvenu desvaillantes réclamations de la noblesse bretonne, qui a demandé àdonner la première, et j’étais chargé de lui apporter ce motd’ordre : En avant !

L’intendant s’agita sur le sofa. Le sénéchalleva les yeux au ciel et poussa un plaintif soupir.

– Voilà mon dire, reprit don MartinBlas ; voici maintenant celui de M. le sénéchal :L’élan de vengeance provoqué par le meurtre des quatregentilshommes commencerait, selon lui, à se calmer, tandis que laterreur produite par cette grande sévérité augmenterait de jour enjour. L’auteur de cet assassinat juridique, M. le maréchal deMontesquiou, commandant pour le roi, a assumé sur lui seul la hainedes nobles Bretons. Hier encore, grâce à l’aversion qu’inspire cethomme, on aurait pu affirmer que la noblesse bretonne tout entièreétait disposée à entrer dans la forêt ; mais leschoses ont changé ; le maréchal de Montesquiou est endisgrâce, et le comte de Toulouse vient d’être rappelé. Or, lecomte de Toulouse est l’idole de la noblesse bretonne. Sa présenceest un obstacle tout à fait insurmontable… D’où il suit que l’avisde M. le sénéchal est de s’abstenir.

– Jusqu’à voir, interrompit Polduc.

– Je pense que mon souvenir a étéfidèle ?

– Vous avez rapporté mes propresparoles.

– Sachons maintenant l’avis de monsieurl’intendant.

– S’abstenir ! s’abstenir !s’écria Achille-Musée.

– À cause du comte de Toulouse ?

– À cause du comte de Toulouse.

– Messieurs, je vais donc conclure, s’ilvous plaît, reprit Martin Blas : La cour d’Espagne, à qui vousavez donné des garanties, compte sur vous deux en cette gravecirconstance… Il faut que par vos soins le comte de Toulousedisparaisse.

Achille-Musée faillit tomber à la renverse etAlain Polduc regarda l’Espagnol d’un air confondu.

Don Martin Blas acheva d’un ton calme etrassis :

– On vous donne pour cela vingt-quatreheures, et je suis chargé spécialement de voir si vous y allez defranc jeu.

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