La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 5L’INSULTE

Nous reviendrons sur l’étonnement du seigneurMartin Blas en présence de cette double apparition : mais quedire de la stupéfaction des demoiselles Feydeau à la vue deCéleste ? Ces deux belles personnes étaient dans la joie deleur âme, parce que M. le premier président venait de leurapprendre les bonnes dispositions du parlement à leur égard,lorsqu’elles se levèrent comme tout le monde pour l’entrée de LeursAltesses. Mademoiselle Agnès trouva que la princesse était malcostumée ; mademoiselle Olympe était en train de découvrir undéfaut dans sa coiffure, lorsque la tête de Méduse se montra.

La Cendrillon, – portant son plat d’or aumilieu des dignitaires municipaux !

Cendrillon ! Était-ce possible !Cette distinction qu’elles avaient si ardemment convoitée, dévolueà Cendrillon ! c’était à n’y pas croire. Les demoisellesFeydeau se frottèrent les yeux jusqu’au sang.

– Elle a ma jupe de satin rose ! dittout haut mademoiselle Olympe.

– Elle a mon corsage de velours !ajouta mademoiselle Agnès sur le même ton.

Mademoiselle Agnès et mademoiselle Olympeétaient filles à faire un éclat, mais elles aperçurent de loinM. le sénéchal qui, l’œil morne et les traits décomposés, leurfaisait signe de se taire. En même temps, M. de Rieuxs’approcha d’elles, riant bonnement comme un bien brave homme qu’ilétait.

– Chut ! chut ! fit-il, soyonsprudentes, mes toutes belles ! Combien peuvent valoir ceschiffons ?

Agnès et Olympe, révoltées, allaientrépliquer, malgré la télégraphie du sénéchal, quandM. de Rieux tira de sa poche un écrin qu’il ouvrit. Il yavait dans l’écrin deux bagues pareilles, ayant chacune un brillantpour chaton.

– Mademoiselle de Rohan, qui ne veut rienvous devoir, dit-il en prenant tout à coup ce ton hautain qu’ilavait quand il voulait, me charge de vous offrir cedédommagement.

Il salua, tourna le dos et disparut dans lafoule.

Si le tonnerre fût tombé entre mademoiselleOlympe et mademoiselle Agnès, vous ne les eussiez point vues pluspâles ni plus tremblantes. À ce moment, Achille-Musée passait sonbras frémissant sous celui de son gendre.

– Que veut dire tout ceci, monsieur lesénéchal ? demanda-t-il avec anxiété.

– Monsieur mon beau-père, réponditPolduc, je ne sais… je sens l’orage venir, et j’ignore d’où ilvient. Le diable est ici, à moins que ce ne soit Valentine.

– Vous aviez bien pris vos mesures,madame, disait cependant Martin Blas à la comtesse. Vous marquez unpoint, mais je vous préviens que je gagnerai la partie.

Isaure avait remis son masque.

– Je vous ai offert la paix, Morvan,dit-elle.

– Je veux la guerre, répondit l’Espagnoldont les yeux ardents étaient fixés sur le comte de Toulouse.

– Adieu donc !

– Adieu ! et que tout ce qui vaarriver ici soit compté à ceux qui m’ont offensé !

La comtesse Isaure rentra dans le bal, où elleretrouva aussitôt une bonne part du sa cour. Le reste était auxpieds de la princesse. Marie-Victoire Sophie du Noailles, veuve dumarquis du Gondrin, brigadier des armées du roi, et présentementcomtesse de Toulouse, avait alors vingt-cinq ans. Son mariage,contracté secrètement, venait d’être rendu public par l’entremisedu jeune roi lui-même, et malgré les répugnances de Philipped’Orléans.

Elle était dans tout l’éclat de cette beautédouce et un peu austère qui devait, quelques années après la placerau plus haut, du firmament de la cour. Bien différente de laduchesse du Maine, sa remuante et inquiète belle-sœur, madame lacomtesse de Toulouse avait compris tout de suite que le caractèrede son mari lui interdisait le champ de la politique. Elle sebornait à plaire et à bien faire, ce à quoi elle réussissaitadmirablement. Madame Isaure n’avait été que juste, selon le monde,en disant d’elle : « C’est une sainte. »

Mais les saintes elles-mêmes, les saintesselon le monde se sentent pousser des griffes quand l’orgueil, laMère ou la jalousie parviennent à se glisser dans leur cœur.

Or, madame de Toulouse savait dès longtempsqu’il y avait en Bretagne une femme dont, autrefois, son mari avaitsollicité la main ; elle savait, en outre, que le retour defaveur qui rappelait son mari au gouvernement de Bretagne venaitd’une femme. Elle le savait si bien qu’elle avait été d’avis derefuser, et que, sans M. de Fleury, le prince eûtsollicité la permission de rester dans sa retraite. Enfin, il n’yavait qu’une heure qu’elle était à Rennes, mais déjà les bonneslangues (car M. le sénéchal était bien servi, lui aussi) luiavaient vaguement désigné la comtesse Isaure comme étant celle dontson mari avait demandé la main.

Madame de Toulouse voulut savoir si cettecomtesse Isaure était belle ; je vous laisse à penser ce qu’onlui répondit. Madame de Toulouse fit des questions plusintimes ; or la comtesse Isaure était trop admirée pourn’avoir pas beaucoup d’ennemis. Madame de Toulouse ne souhaitaitpas qu’on lui dit du bien de celle que son instinct, désignait à sahaine. Elle fut amplement satisfaite, et en même temps indignée,car le propre de la calomnie est de dépasser toutes bornes.

Ce fut avec l’intention d’accomplir un acte derigueur que madame de Toulouse entra dans le bal. Si elle eût étémoins bonne et plus habituée à sévir, peut-être y eut-elle mis plusde mesure. La cruauté est un art qui s’apprend comme tous lesautres métiers. Personne n’ignore combien la hache est terribleentre les mains d’un novice.

Dès son entrée, madame de Toulouse chercha desyeux cette audacieuse aventurière, qui venait la braver jusque danssa gloire. Sa première pensée avait été de la faire expulser parses officiers ; mais un double incident se présenta quichauffa sa colère jusqu’au rouge et tripla tout à coup son désir devengeance.

Elle avait ouvert le bal avec le secondprésident des États, parce que M. le duc de Retz boitait de lajambe droite. Ce président, qui était de l’illustre maison de laHoussaye, ne sortait jamais de son château, situé devers laRoche-Bernard, et n’avait pu lui montrer madame Isaure, qu’il neconnaissait point. Comme on la reconduisait à sa place, le seigneurMartin Blas lui vint offrir son hommage. La princesse l’avait vu àla cour de Paris et, ne se doutait guère de ce que l’Espagnol avaittenté contre elle cette nuit-là même.

– Avec qui s’entretient là-basM. de Toulouse ? demanda-t-elle.

Martin Blas fit semblant de chercher.

– Cette dame masquée ? ajouta laprincesse.

– C’est la belle des belles, réponditl’Espagnol, mais elle a plus d’un nom.

– Dites m’en un seulement.

– La première fois que je vins enBretagne, répliqua Martin Blas d’une voix contenue, mais mordante,Son Altesse était déjà gouverneur de la province… je vous parle debien des années, madame… cette femme s’appelait alors Valentine deRohan.

– Est-il possible ! s’écria laprincesse, qui arracha presque sa main à La Houssaye pour la donnerà l’Espagnol.

– Bien peu de gens la connaissent icisous ce nom, prononça froidement Martin Blas, mais niM. de Toulouse ni moi, nous ne pouvons nous ytromper.

Madame de Toulouse le regarda en face. Puiselle dit tout bas :

– Et quel nom cette femme porte-t-elle àprésent ?

– On la nomme la comtesse Isaure,repartit Martin Blas, qui s’inclina et prit congé.

La princesse était près de son fauteuil ;elle s’y laissa choir. Le choc était trop rude. Un instant sespensées d’attaque tombèrent avec son courage, mais la colère repritle dessus. Elle dit à Montmorency-Laval, qui lui venait faire lebaise-mains :

– Je vous prie, allez prévenirM. de Toulouse que je désire lui parler.

Montmorency se hâta d’obéir. Derrière le trônede la princesse on avait établi un pliant pour Céleste, qui,confuse et ne sachant d’où tant d’honneurs lui venaient, avait peurde s’éveiller. On s’occupait d’elle énormément. Les uns disaientque M. et madame de Toulouse l’avaient amenée de Paris ;les autres racontaient en la brodant sa véritable histoire.L’intendant et le sénéchal étaient assiégés par une foule decurieux qui, naïvement, leur demandaient comment ils avaientdécouvert la naissance de cette charmante jeune fille. Était-ildonc bien vrai qu’elle eût servi chez eux en qualité dechambrière ? On vit rarement deux hommes plus embarrassés quene l’étaient M. le sénéchal et M. l’intendant.

Une autre foule se pressait autour demademoiselle Agnès et de mademoiselle Olympe pour les accabler desmêmes questions. Les pauvres grandes filles étaient à la torture.Et ce n’était qu’un cri dans les salons : Elle estjolie ! elle est délicieuse ! elle est adorable !Son succès était complet.

Cependant le message confié àMontmorency-Laval eut un résultat auquel madame la comtesse deToulouse ne s’attendait point. Ce fut le gouverneur lui-même qui,prenant la main de madame Isaure, la conduisit vers l’estrade pourla présenter à la princesse sa femme.

Jusque-là, bien que certains membres de cettenoble assemblée eussent sujet de s’inquiéter en eux-mêmes, bienqu’il y eût de sourdes passions excitées et des intrigues en jeu,rien n’annonçait assurément que la fête dût être troublée par desévénements tragiques. Au contraire, ce que le profane pouvaitdeviner du dessous des cartes tournait manifestement à lacomédie.

Mais, à dater du moment où madame de Toulousereprit place sur l’estrade, je ne sais quel vague malaise serépandit dans le bal. Il y a des pressentiments. Ceux-ci sont àl’esprit ce que sont au corps ces sourds avertissements quitoujours précèdent les grandes maladies. La fête était lourde. Onentendait bien ce qu’il fallait de rires parmi les accords del’orchestre excellent ; la danse allait ; tout ce quiétait extérieur avait l’aspect voulu, mais la joie, mais l’entrainmanquaient. On eût dit qu’à leur insu tous ces brillants cavaliers,toutes ces femmes éblouissantes de grâces et de parures, avaient unpoids sur le cœur.

Au moment où le gouverneur, tenant madameIsaure par la main, ouvrait la bouche pour faire la présentation,la princesse eut un dédaigneux mouvement. Personne n’entendit lesparoles qu’elle prononça, mais chacun vit sa joue pâle et ses beauxyeux cernés.

La comtesse Isaure avait dénoué son masque. Sile lecteur se souvient des faits racontés au prologue de cettehistoire, il ne s’étonnera point que jamais jusqu’à ce jour lanoblesse de Rennes n’eût mis le nom de Valentine de Rohan sur levisage de la comtesse Isaure. Valentine de Rohan avait passé toutesa jeunesse dans la plus complète retraite. Nul ne la connaissait,sinon les tenanciers du domaine de son père. Le rôle qu’elle avaitpris à Rennes était donc aisé à soutenir.

Un seul homme pouvait être plus malaisé àtromper : c’était M. le sénéchal, qui avait été de lamaison de Rohan, et qui jadis voyait Valentine à toute heure. Noussavons déjà que le sénéchal avait eu des soupçons. Faut-il ajoutercette banale vérité que les femmes sont habiles ? Valentine deRohan avait fait beaucoup pour tromper le sénéchal.

À mesure que celui-ci trouvait une piste,Valentine aux aguets lui présentait un change. Le sénéchal, adroitet prudent, pouvait-il jouer son va-tout contre la comtesse Isaure,sur la foi d’une ressemblance, quand la Saint-Elme lui portait descoups d’un côté, la Louve de l’autre ? L’une à la cour deParis, l’autre au fond des cavernes de la forêt deRennes !

Sans parler encore de la Meunière, avec quiM. le sénéchal croyait en avoir bien fini, depuis ce soir.Polduc doutait : voilà le vrai.

Le fait de la comtesse Isaure se démasquant neput donc produire dans le salon d’autre effet que de soulever unmurmure admiratif. Elle répondit à la princesse d’un tonparfaitement respectueux. Celle-ci fronça le sourcil, et l’on vitToulouse pâlir à son tour.

Que se passait-il donc sur cetteestrade ?

Chacun regardait curieusement de ce côté, maisnul de si bon cœur que l’intendant, le sénéchal et le seigneurMartin Blas, réunis en un coin du salon, et auxquels Isauretournait le dos.

Tout à coup, cette foule si calme oscillacomme une mer. Du haut de l’estrade une phrase était tombée. Lesplus proches l’avaient entendue. Elle passait déjà de bouche enbouche. La princesse avait dit :

– Avez-vous bien osé venir me braverjusqu’ici, madame !

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