La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 8LA FOSSE-AUX-LOUPS

La décharge meurtrière faite par les hôtes deM. le maréchal de Montesquiou avait été le signal de laretraite ou plutôt de la déroute. Les Loups étaient de durs soldatsen campagne ; mais ces milliers d’yeux que les maisonsouvraient sur eux les épouvantaient à juste titre. Chacune de cescroisées était une large meurtrière, par où la foudre pouvaittomber. Les Loups étaient mal armés. Le ban et l’arrière banavaient été convoqués pour cette mémorable expédition. La plupartn’avaient pour se détendre ou pour attaquer que leurs fourches oudes faux emmanchées à revers. Les mousquets étaient rares.

M. de Montesquiou, dans saRelation des troubles de la Bretagne, affirmequ’avec un régiment on aurait eu raison de l’émeute. Toutes lesprobabilités sont pour cette opinion.

M. de Montesquiou ajoute que lanoblesse bretonne se couvrit de honte en cette occurrence. Icicommence l’erreur. La noblesse bretonne, une portion d’elle aumoins, se regardait comme indûment conquise ; il y avaitencore un patriotisme breton.

Pour éclaircir l’idée par un fait, quediriez-vous d’une ville polonaise qui, de nos jours, jouerait unsemblable tour à sa garnison russe ou prussienne ? Assurémentpersonne ne prononcerait le mot honte. – Sous Louis XVseulement, la Bretagne devint française de cœur. EtM. Montesquiou, malgré son incontestable vaillance, fut un deceux qui contribuèrent le plus à prolonger les haines bretonnescontre la France.

On ne renouvela point la décharge. La cohuedes Loups s’engagea en grondant sourdement dans les rues quiconduisaient au chemin de la Croix-Rouge. La porte Saint-Georgesétait libre. La cohue passa. Elle emmenait des prisonniers ;du moins y avait-il deux gentilshommes qui marchaient au centred’un groupe et qui ne semblaient point marcher de leur bon gré.C’étaient M. l’intendant et M. le sénéchal.

– Mes bonnes gens, disait Polduc, est-cela récompense de tout ce que nous avons fait pour vous ?

Achille-Musée ajoutait, la main sur la pochequi contenait sa boîte d’or :

– Vous nous compromettez à plaisir, mesenfants : Dorénavant, nous ne pourrons plus vous êtreutiles.

Un grand gaillard qui semblait commander leurescorte répondit :

– Nous faisons selon les ordres de laLouve.

C’était la première fois que ce nom étaitprononcé depuis le commencement de l’expédition et ce nom ne modérapoint la frayeur du beau-père et du gendre.

Au milieu d’un autre groupe, Martin Blasallait à cheval. Il avait voulu passer devant le château de laTour-le-Bat pour voir si une surprise était possible ; maisles herses étaient levées, et l’on entendait le commandement desofficiers dans la cour intérieure.

Madame de Toulouse était désormais à l’abri detoute atteinte. Martin Blas dut le croire ; mais à cemoment-là même, voici ce qui se passait au château de laTour-le-Bat :

La princesse, brisée par l’émotion, venait derenvoyer ses femmes. Elle était agenouillée devant son prie-Dieu,cherchant, mais en vain, la formule accoutumante de l’oraison.L’effroi, la colère, se disputaient son cœur. Elle ne pouvaitsonger qu’à cette femme, la comtesse Isaure qui l’avait sicruellement blessée.

La chambre de madame de Toulouse donnait surune petite galerie suspendue qui faisait balcon dans la chapelle dela Tour-le-Bat. C’était là que la famille du gouverneur entendaitordinairement la messe. Comme la princesse était absorbée dans sadouloureuse pensée, elle entendit un bruit du côté de la chapelleet leva les yeux en tressaillant, car son corps et son espritétaient également ébranlés. Le craquement d’un meuble lui eût donnéla chair de poule, exilée qu’elle se sentait dans cet affreux paysde bêtes fauves et de revenants.

Mais, si disposée qu’elle fût à l’épouvante,ce qu’elle vit trompa et dépassa ses appréhensions. La comtesseIsaure, droite, majestueuse et immobile dans sa fière beauté, étaitdebout devant la porte de l’oratoire.

Qui l’avait introduite en ce lieu ? Paroù avait-elle passé ? Dans son premier mouvement, madame deToulouse alla jusqu’à redouter un assassinat. Au milieu del’émotion populaire, elle avait perdu cette nuit sa rivière dediamants, qui était d’une haute valeur, et, pour elle, d’un prixinestimable, puisque c’était un présent de son bon ami, le petitroi Louis XV.

La comtesse Isaure tenait cette rivière à lamain. Elle la déposa sans mot dire sur la table de nuit de madamede Toulouse, puis elle traversa la chambre à pas lents.

La princesse eût voulu appeler du secours,mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. La Comtesse Isaure prit samain qu’elle baisa.

– Venez ! murmura-t-elle.

La main de madame de Toulouse était plusglacée que le marbre.

Elle obéit, poussée par je ne sais quelleforce, étrangère à sa volonté. Les somnambules marchent ainsiqu’elle marcha.

Isaure ouvrit la porte de l’oratoire. Madamede Toulouse vit qu’une lueur sombre éclairait la chapelle, choseassurément étrange à cette heure de la nuit. Mais elle vit unechose encore plus étrange. Ce qui produisait cette lueur, c’étaientdeux torches de résine qui brillaient en dedans de la grille del’autel, aux deux côtés du tabernacle.

Deux hommes, vêtus de peaux de bique, maisdémasqués par respect pour le lieu saint, tenaient ces torchesélevées, de façon à projeter leur lueur sur le crucifix d’argentqui couronnait le tabernacle. La comtesse Isaure étendit la mainvers ce divin symbole de rédemption :

– Par le Dieu vivant, dit-elle, je suisinnocente des accusations que vous avez portées contre moi cettenuit, madame je le jure !

– Vengez-vous donc ! balbutia laprincesse, qui tomba sur ses genoux.

Isaure lui baisa la main pour la deuxièmefois.

– Je me suis déjà vengée, murmura-t-elle,puisque vous me devez la vie et l’honneur.

Les torches s’éteignirent. Le lendemain,madame de Toulouse voulut croire qu’elle avait fait un rêve, maisla rivière de diamants était là.

**

*

L’abbé Manet, dans ses savantes et curieusesétudes sur le sous-sol de la haute Bretagne, parle de cavernesdruidiques situées sur la rive gauche du Couesnon et se ramifiant àl’infini, principalement autour de la ville de Fougères. Selon lui,ces grottes sont en partie naturelles, en partie creusées par lamain des hommes. La plupart étaient impraticables dès le temps desa jeunesse, par suite d’éboulements intérieurs.

Il affirme pourtant avoir parcouru, au sud deSaint-Aubin-du-Cormier, de vastes souterrains qui n’existaient pluslorsqu’il voulut les visiter de nouveau en 1820. Le sol friables’était affaissé de lui-même, c’est l’opinion de l’abbé Manet, à lasuite du tremblement de terre qui effraya le pays rennais l’annéede la mort du roi Louis XVIII.

Ces cavernes, après avoir caché les mystèresdu druidisme et couvert de leurs éternelles ténèbres les sacrificeshumains, servirent de retraite aux Bretons armoricains vaincus parl’invasion saxonne. Ce fut là que s’abritèrent les femmes et lesfilles des Rhédons subjugués, lorsque le roi Mériadech fut obligéde commander cent mille vierges au pays anglais pour donner desépouses à ses guerriers.

Plus tard, les grottes devinrent un repaire demalfaiteurs, si bien que François 1er de Bretagneen ordonna la destruction. Dès le commencement des guerres entre laBretagne et la France, les grottes donnèrent asile aux partisans del’indépendance. Elles servirent notamment sous la Ligue aux soldatsvaincus de Guy-Eder, baron de Fontenelle. Ce fut là que RollanPied-de-Fer passa la revue des Frères-Bretons dans les premièresannées du règne de Louis XIV.

La Fosse-aux-Loups, située sur le domaine deRohan-Polduc, presque au centre de la forêt de Rennes, était laprincipale et la mieux connue de ces grottes. La traditionaffirmait qu’elle étendait autrefois ses galeries tortueuses etenchevêtrées comme un écheveau de fil embrouillé jusque sous lamontagne où s’élève la ville de Fougères. Un boyau qui conduisaitau bas de Vitré fut comblé par Rollan lui-même à cause desenvahissements de la Vilaine en hiver, mais des milliers d’autresgaleries existaient encore, parmi lesquelles on citait la voieprofondément encaissée qui conduisait sous le grand étang dePaintourteau.

Ici, ce n’est plus l’obscur érudit qui nousprête son témoignage, enfoui dans un recueil poudreux, c’est lacharmante, l’élégante, la brillante marquise de Sévigné, bienfâchée d’être Bretonne, et recevant avec dégoût les gros sous deses tenanciers, mais le recevant, pourtant, et ne leur en faisantpoint cadeau.

La chère marquise, exilée aux Rochers, raconteà sa fille, à travers mille baisers un peu bavards qu’il est unecave sous un étang, au centre de laquelle existe une grande pierrede caillou. En haut de la voûte, toutes les deux minutes, unegoutte d’eau tombant ainsi depuis le commencement des siècles, acreusé dans la pierre de caillou un godet rond, profond de deuxpouces. L’eau qu’on trouve là est souveraine contre lesophtalmies.

Madame de Grignan, la fille de l’adorablemarquise, avait de beaux et bons yeux. Elle aimait bien mieux qu’onlui écrivit pour lui annoncer l’arrestation de M. le Prince oul’incroyable mariage de la grande Mademoiselle.

Au commencement du dix-huitième siècle où noussommes, la Fosse-aux-Loups s’était de beaucoup restreinte, sinon enréalité, du moins dans l’usage qu’on en faisait. Elle était commeun de ces gigantesques manoirs du moyen-âge, où la familleamoindrie n’habite plus qu’une aile, tandis que le surplus tombe enruines.

Les Loups y faisaient leur place d’armes, maisla Fosse, telle qu’elle était, n’aurait pu loger qu’une partie deleur armée. D’ailleurs cette armée n’était pas à demeure. Il n’yavait guère à la Fosse, en temps ordinaire, qu’un millier demécontents, irrémissiblement compromis. Les autres restaient dansleurs loges ou dans leurs fermes, se joignant volontiers auxexpéditions, mais gardés contre l’espionnage par leurs masques defourrures.

La Fosse-aux-Loups moderne, telle qu’elleservait au joli sabotier et à sa bande, n’était composée que d’unegrande galerie, bordée de cavités qu’on appelait des salles. Laplupart étaient humides et inhabitables. La galerie seule et lagrand’chambre présentaient un sol propre à servir de dortoir. Leshommes couchaient là sur la paille et pêle-mêle. Les femmes avaientleur réduit ailleurs, dans le prolongement de la grand’chambre quis’étendait, sous l’ancien étang du Muys.

C’était un Rohan qui avait ouvert le premierles cavernes aux Bretons révoltée ; c’était un Rohan qui avaitréglé leur association et qui leur avait donné ce nom de Loups.Rohan était le chef né des Loups de la forêt de Rennes.

Soit bizarre imagination, soit ruse pourdérouter les recherches de l’autorité française, on avait donné unnom féminin au général de cette sombre armée, qui s’appelait LALOUVE.

Le sceptre de la Louve était la propre épée duduc Pierre de Bretagne, conservée dans la maison de Rohan.L’autorité de la Louve était souveraine et sans contrôle.

Il importe beaucoup de noter ceci : lepouvoir de ce mystérieux autocrate, quel que fût d’ailleurs sonsexe, ne dépendait point des caprices du prestige et n’avait pointpour base ces fantasques croyances qui dominent si tyranniquementles populations des campagnes bretonnes. En dehors de toutesuperstition, en dehors de toute influence traditionnelle oulégendaire, la puissance de la Louve était d’autant plus solidementfondée qu’elle prenait son origine dans un fait matériel. À l’heuredu danger, la Louve tenait dans sa main la vie ou la mort de sonpeuple. Voici comment :

Les Loups ne connaissaient qu’une entrée àleur place d’armes, bien que l’opinion publique en comptât troispour le moins et peut-être davantage. La Louve seul possédait lesecret de Rohan. La Louve seule pouvait ouvrir les autres issues.Yaumy, le joli sabotier, avait fait tous ses efforts depuis desannées pour découvrir au moins une des issues, mais ses fouillesétaient restées sans résultats.

Vers l’ouest, du côté de Rennes, la grotteprésentait un roc terreux qui n’avait aucune solution decontinuité. Vers l’est se trouvaient les chambres. Au-delà deschambres, le terrain cédait par places et des galeries s’ouvraient.C’était là qu’on avait sondé. On était parvenu à trouver une autregalerie transversale, mais bouchée à ses deux extrémités par desamas de grosses roches qui semblaient avoir été roulées là par lamain de l’homme. Au-delà était un trou. Yaumy lui-même avaitpénétré dans le trou.

À cinquante pas de la galerie, il avait trouvéun cours d’eau rapide et profond.

Du côté du nord, un énorme précipices’ouvrait. Une pierre lancée dans cette cavité rendait un bruitsourd et lointain, comme si elle fût tombée dans les entraillesmêmes de terre. Entre le moment où elle rendait enfin un son entouchant le sous-sol, on pouvait compter jusqu’à cent.

Du côté du sud, enfin, c’était l’entréeconnue, la porte par où les Loups allaient et venaient : Lafameuse porte qu’une brassée de blosses devait cacheréternellement aux gens de France.

Par le fait, à moins de trahison, il étaitpresque impossible de découvrir cette ouverture. C’était à troiscents pas environ de la chaussée, désemparée de l’ancien étang deMuys. Un petit ruisseau, affluent de la Vesvre, formait uneminiature de cascade en tombant du haut d’un roc moussu, arrêtéentre deux chênes géants et isolés. Au sortir de sa chute, leruisseau coulait en ligne droite pendant une dizaine de pas, puisdisparaissait dans les mousses. La terre l’avalait, commeon dit là-bas, pour le rendre à un quart de lieu de là, sur lalisière même de la forêt où il rejoignait la Vesvre.

Sous la cascade se trouvait le premier buissond’un fourré, dru comme la toison d’un bélier au mois de la tonte,où se montrait çà et là cependant la tête grise du roc nu. Comme iln’y avait point de haute futaie en ce lieu, les touffes de ronceset de prunelliers mouraient, d’année en année brûlées par lesoleil. On les voyait par places tantôt brillantes de verdure,tantôt sèches.

Une de ces touffes, à gauche du roc, étaitpostiche et cachait la porte de pierre de la caverne. Lors mêmequ’on eût dérangé la brousse par hasard, tout n’aurait pas étédit ; il fallait encore faire basculer la roche et leverl’ancienne herse du pont-levis de Rohan, qu’on avait dressée endedans. De plus, les assaillants arrivés jusque là, se seraienttrouvés en face d’un trou noir, exposés au feu d’ennemiscomplètement invisibles.

Yaumy s’était fait fort de trouver une desautres issues, ce qui aurait rendu parfaite la sécurité de cetteposition, mais Yaumy n’avait pu tenir sa promesse.

La Louve l’aurait pu, la Louve ne le voulaitsans doute point.

Du reste, il n’y avait pas à laFosse-aux-Loups un seul associé qui pût se vanter d’avoir vu levisage de la Louve. Josselin Guitan passait pour être son premierministre, et cela fit naître l’idée que le vieux Rohan, s’il vivaitencore, ou, à défaut de lui, sa fille, restait dépositaire du gravesecret ; mais le vieux Rohan et sa fille avaient disparu dupays depuis si longtemps !

Quant à l’autorité du joli sabotier, elleressemblait un peu à celle que Philippe d’Orléans avait sur le beaupays de France. Comme M. le régent, le joli sabotier s’étaitinstitué maître ; il avait dit : « tout le mondedoit m’obéir, » et on lui obéissait. Il avait ses séïdes commetout usurpateur, mais le gros de la bande ne le suivait qu’enattendant mieux. Rohan ne meurt pas, dit le proverbe deTréguier. On espérait toujours que le vieux tronc de Rohan pourraitreverdir quelque jour.

Une fois passée la herse, on descendait unetrentaine de marches glissantes, taillées à la brèche dans uneterre argileuse, et l’on se trouvait au seuil d’une premièrechambre carrée, dont la voûte était soutenue par des piliers debois vermoulu. Un second escalier moins haut conduisait à lacuisine, qui était de plain-pied avec le reste de la grotte.

Cette cuisine était une chambre irrégulière,longue de plus de cent pas et large de vingt ou trente. Unecheminée semblable à celles des fermes bretonnes était maçonnée àson extrémité orientale. Le tuyau du foyer s’enfonçait dans unegalerie inexplorée où se faisait sans cesse un courant d’air.Jamais la cheminée de la cuisine ne fumait. Évidemment la galerievoisine devait communiquer avec le dehors.

Mais où était l’orifice ? Yaumy avaitpassé des semaines entières à explorer les taillis au-dessus. Lafumée ne sortait nulle part.

Au-delà de la cuisine était le grand dortoir,puis les chambres, parmi lesquelles se distinguait celle où l’ontenait conseil. Dans celle-ci, qui, du reste, était située à lasuite de la cuisine, même phénomène : le foyer dévorait safumée.

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