La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 1LES SÉPULTURES

C’était par un de ces froids brouillards desmatinées de mai qui font fleurir nos rustiques ajoncs de Bretagne.La brume ne s’élevait pas beaucoup au-dessus du sol. On voyait leciel clair et le soleil se jouait dans les cimes balancées desarbres, où verdissaient tendrement les jeunes feuilles. Deuxcavaliers suivaient au pas le sentier qui bordait la Vesvre enpassant sous l’arcade du Pont-Joli.

L’un d’eux, qui était dans la force de l’âge,montait un bon cheval du Léon, robuste, sûr et trapu. Vousl’eussiez reconnu aisément à son brillant uniforme : c’étaitle gai M. de Rieux, lieutenant-colonel du régiment deConti. L’autre, beaucoup plus jeune, portait un riche costume degentilhomme. Il était beau, fier, et semblait heureux de vivre. Samonture était de prix. C’était notre ami Raoul, qui en avait vu detoutes les couleurs depuis la veille.

– Ah çà ! neveu, disaitM. de Rieux, battons-nous la campagne ? tu as refuséd’obéir aux ordres du major !

– Absolument, mon cher colonel. Le majorm’ordonnait de murer l’entrée de la Fosse-aux-Loups, ici près…

– Hum, hum ! toussaM. de Rieux.

C’était peut-être l’effet du brouillardmatinal.

– J’ai répondu au major, poursuivitRaoul, comme vous l’eussiez fait vous-même, j’en suis sûr, quej’étais un soldat et non point un maçon…

– Bon, cela, mon neveu !

– Que je voulais bien pénétrer de viveforce, le pistolet au poing, dans le repaire des paysans révoltéset lui en rendre bon compte, mais qu’il me semblait indigne d’unsoldat et d’un gentilhomme…

– Je connais la formule, interrompit deRieux ; et le major a été mécontent tout de même ?

– Après que j’ai eu brisé mon épée surmon genou…

– Je connais le geste, interrompit encoreM. de Rieux ; il faut avoir des gants de daim pourfaire cela, autrement on se coupe… et, dis-moi, qui donc avaitenseigné l’entrée de la Fosse-aux-Loups à mon honorémajor ?

– J’ai vu l’intendant Feydeau etM. de Polduc arriver à cheval…

– Sur des chevaux à eux ?

– Non, des petits chevaux decharbonniers.

– Bien ! bien ! habitue-toi àne pas mettre les points sur les i avec moi, ça va plus vite…après ?

– Après, je suis revenu à Rennes.

– Et le gouverneur t’a faitappeler ?

– À quatre heures du matin.

– Et puis ?

– Et puis il m’a dit : Colonel…

– C’est donc bien vrai que tu escolonel ?

Raoul eut un petit mouvement de fiertéimpatiente.

– Au fait, cher monsieur Raoul, se repritaussitôt M. de Rieux, j’en use avec vous comme si vousétiez toujours mon petit cornette. Vous avez pris tous vos gradesen vingt-quatre heures ; c’est vif ! pardonnez-moi, je nele ferai plus.

– Colonel ! s’écria Raoul, vous êtesmon premier, mon plus cher protecteur ! si vous changez de tonavec moi, je ne vous revois de ma vie !

Rieux lui tendit la main et la secouarudement.

– Bon petit cœur ! fit-il d’une voixattendrie. Puis, réprimant ce mouvement :

– Donc, neveu, ajouta-t-il en riant, jete promets de me moquer de toi comme devant.

– À la bonne heure ! Où enétais-je ? Le gouverneur m’avait dit :« Colonel… » Moi, je l’interrompais déjà pour lui faireobserver que je n’étais même plus capitaine… il m’a répondu :« Je sais, je sais, il y a la discipline, mais ces damestrouvent que vous avez agi en vrai chevalier, et madame laprincesse a pensé que vous accepteriez de sa main la commission durégiment de Flandre, dont elle a traité pour vous… »

– Cette chère princesse ! fit deRieux.

– Moi, reprit Raoul, j’ai objecté que jen’avais pas un denier vaillant pour payer cette charge. Legouverneur s’est pincé la lèvre et m’a répliqué avec hauteur« Dans la maison d’où je sors, monsieur, et où madame deToulouse est entrée, on a le droit de faire des cadeaux auxgentilshommes ! » Je me suis incliné profondément, etl’instant d’après, madame de Toulouse, avec une grâceenchanteresse, me remettait mon brevet de colonel du régiment deFlandres.

Ils s’engageaient dans le chemin tournant etmontueux qui passait sous le Pont-Joli et côtoyait le tertre oùMagloire avait eu une si belle peur. On voyait à la place oùs’élevaient hier encore les ruines du moulin à vent des pierresnoircies au milieu d’une large clairière où la cendre desbroussailles incendiées faisait un sol grisâtre.

– Les échevins de Rennes, grommelaM. de Rieux, paient une prime à ceux qui abattent leschiens enragés. Qui donc assommera une bonne fois ce lâche coquinde Polduc ?

Un homme sortit des broussailles et traversala route. En passant, il souleva son chapeau de paysan.

– Sera-ce toi, Josse, mon bravegars ? demanda de Rieux.

– Je suis en route pour cela, notremonsieur, répondit Josselin Guitan.

– Mon neveu, reprit tout à coup de Rieuxen s’arrêtant au beau milieu du chemin, nous allons voiraujourd’hui d’étranges choses. Je me suis cru longtemps un très-finpolitique, je confesse cela naïvement. Maintenant… dame,maintenant, je suis persuadé que les très-fins politiques sont desânes, et je renonce à faire partie de leur confrérie. Nous vivonsdans un temps où tout arrive par ricochet. On part pour le levant,on atteint le ponant. Ainsi a fait notamment M. du Maine qui,parti pour le Louvre, va débarquer un de ces jours à Pignerol oubien à la Bastille. La ligne droite est une invention des vieuxmathématiciens, et le seul moyen de décemment se conduire est demettre un bandeau sur ses yeux, comme au jeu de colin-maillard,quand on n’eut point la chance de naître aveugle. Comprends-tu ceque je te dis là, neveu ?

– Pas beaucoup, colonel.

– Tant mieux ! Te voilà colonel àvingt ans pour avoir transgressé la loi militaire. Moi qui teparle, j’ai été douze ans lieutenant-colonel et je m’appelleRieux.

– Le fait est… commença Raoul.

– Tais-toi, neveu, interrompit levicomte, tu va dire une sottise. J’ai trouvé ce matin à mon chevetma commission de brigadier des armées du roi. Je pense que c’estpour avoir chargé un étourdi comme toi de la garde des portesMordelaises et pour avoir laissé prendre la ville par un troupeaude coquins mal peignés, quand j’avais dix fois plus de bons garçonsqu’il n’en fallait pour la défendre.

– C’est pour récompenser votre bravoure,votre loyauté si connue, dit Raoul, et permettez-moi, général, devous féliciter…

– Bien ! bien ! voilà des mots…Avançons, neveu. Je suis trop vieux, tu es trop jeune : toutel’histoire est là !

Il piqua son cheval, qui prit un gros trotretentissant, et demanda, comme pour briser làl’entretien :

– Qui t’a donné rendez-vous au château deRohan ?

– Madame Isaure, répondit Raoul.

– Par lettre ?

– Par exprès. Je savais d’avance que jedevais vous rencontrer et me mettre à vos ordres.

– Et sais-tu aussi ce que nous allonsfaire au manoir de Rohan ?

– Pas le moins du monde, etvous ?

– Moi ! répliquaM. de Rieux retrouvant sa gaîté un instant noyée dans lesdissertations ci-dessus ; je sais que nous allons rire, neveu,avançons !

Ils arrivaient au haut de la montée. Aupremier coude du chemin, ils se trouvèrent en face de ce bizarrefaisceau de poivrières qui, malgré les restaurations et leschangements modernes, constituait toujours le vieux manoir deRohan. La pelouse était devant eux. À leur droite s’étendaitl’oseraie qui a joué un rôle au prologue de cette histoire.Au-dessus de l’oseraie, ils pouvaient apercevoir le profil dufameux balcon de granit.

Comme Raoul dirigeait la tête de son chevalvers la grille, M. de Rieux lui dit :

– Ce n’est pas par là que nousentrons.

Raoul ne se le fit pas dire deux fois ;il connaissait mieux l’autre chemin. M. de Rieux et luitournèrent l’oseraie et se trouvèrent bientôt sur cette pente,transformée maintenant en parterre, où maître Alain Polduc avaitsurpris autrefois Morvan de Saint-Maugon sortant de chez Valentine.Raoul arrêta son cheval devant le balcon. Son compagnon et luimirent pied à terre, et les chevaux furent attachés dansl’oseraie.

Ils n’avaient encore aperçu âme qui vive. Oneût dit que le manoir était abandonné. La croisée du boudoir desdemoiselles Feydeau restait seule ouverte, comme on l’avait laisséela veille. Quand Raoul et M. de Rieux descendirent dansle fossé, les chiens de garde hurlèrent à l’intérieur des cours. Cefut tout. Personne ne se montra.

On se souvient peut-être que la veille, aumoment où elle était sur le balcon après le départ des demoisellesFeydeau, Céleste avait été effrayée par une vision. Elle avait cruvoir deux formes sombres glisser sur le glacis et disparaître dansle fossé même, au pied des murailles : un homme de grandetaille et une femme dont la tournure lui rappelait celle de laMeunière. Nos deux compagnons se dirigèrent précisément versl’endroit où la vision de Céleste avait disparu.

Il y avait là une petite poterne au ras dusol. M. de Rieux introduisit une clé dans la serrure. Laporte tourna sur ses gonds rouillés et laissa voir un escaliertaillé dans la pierre.

– Entrez, mon neveu César, dit Rieux ense découvrant et d’une voix qui se faisait tout à coup triste etgrave.

Raoul le regarda tout étonné.

– Entrez, vous dis-je, dans la maison devos aïeux, répéta M. de Rieux, qui s’inclina ;entrez, César de Rohan !

Raoul eut un frémissement par tout le corps,mais il obéit. Rieux et lui descendirent l’escalier en silence. Aubout d’une vingtaine de marches, leur pied rencontra le sol.

Ils étaient dans une grande salle souterrainevoûtée en arceaux et formée d’une nef centrale entre deux rangs debas-côtés, comme une cathédrale.

La grandeur de ces Rohan était toute dans lepassé. Ils avaient, comme disait Josselin Guitan, leur domaine sousterre. Le long des bas-côtés, deux longues lignes de tombeaux engranit noir de Pen-March se rangeaient, portant chacun une ou deuxstatues couchées, la tête sur un coussin de pierre, les piedsappuyés contre le lévrier symbolique.

À la voûte une lampe pendait par trois longueschaînes de fer.

M. de Rieux et Raoul, tout deuxdebout et découverts, restèrent un instant immobiles au milieu dela nef.

– Il paraît que nous sommes les premiersau rendez-vous, dit Rieux en regardant tout autour de lui.

Rien ne bougeait entre les deux perspectivesde tombes alignées. Raoul lui avait pris la main.

– Vous venez de prononcer des paroles,balbutia-t-il, faisant de vains efforts pour réprimer son émotion,qui m’ont mis dans le cœur un grand deuil et un grand espoir. Aunom de Dieu ! expliquez-vous !

– Il manque ici une tombe, répliqua Rieuxd’une voix brève et saccadée, car l’émotion le gagnait aussi :neveu, c’est toi qui l’y mettras. Ton père dort loin d’ici, et iln’y a qu’une croix de bois sur sa sépulture.

– Mon père ! répéta Raoul ;dois-je croire ?…

– C’était mon ami, neveu… mon ami et moncousin deux fois par Rohan et par Combourg. La première fois quej’ai touché ta main, j’avais des larmes dans les yeux.

Raoul se jeta à son cou etM. de Rieux le serra contre sa poitrine. Puis, sedégageant brusquement :

– Oh çà ! fit-il, en voilàassez ! Je crois que tu seras un vrai noble homme. Ce qui nousmanque, à nous autres, tu l’as : tu sais souffrir.

Il l’attira vers le bas-côté qui régnait àdroite de la porte.

– Regarde, reprit-il en montrant lapremière tombe, et réjouis-toi, si tu as de la gloriole. Voici lastatue de saint Winoch, ton premier aïeul. La légende dit qu’ilconvertit le géant de Corseult, mon premier ancêtre. Il y alongtemps, tu vois, que Rieux et Rohan sont cousins, ce qui ne lesa pas empêchés de se couper la gorge en toutes occasions.

C’est à peine si Raoul entendait, et certes,il ne comprenait point.

– Moi moi ! répétait-il sans savoirqu’il parlait, moi ! l’héritier de Rohan !

Et tout ce qui lui était arrivé depuis deuxjours se peignait à son imagination avec une violence soudaine. Ceroman si court, avec ses péripéties redoublées lui apparaissaitcomme un rêve. Il y avait juste deux fois vingt-quatre heures qu’ilétait parti de Rennes, pauvre, obscur, sans nom, sans ressources.La veille, la comtesse Isaure lui avait dit en parlant d’une pauvreorpheline comme lui, humble comme lui, aussi pauvre que lui :« Cela te portera bonheur de l’aimer ! »

Et le bonheur était venu, tous les bonheurs àla fois, un déluge de bonheurs ! De l’or, des grades, un nom,tout ce qu’on désire quand on n’a que la cape et l’épée, qu’on estjeune et qu’on se noie dans les songes fous ! Et par-dessusces félicités accumulées, la plus chère de toutes : la joie ducœur : Céleste allait être sa femme ! Si vous saviezcomme ce bon petit Raoul avait grand-peur de s’éveiller !

Pendant qu’il se plongeait avec délices danssa triomphante méditation, M. de Rieux le conduisait detombe en tombe ; il lui disait les noms de toutes ces noblesdames et de tous ces preux chevaliers.

Ils étaient à peu près au centre du bas-côté,devant la tombe de ce Guiomar de Rohan qui porta au roiLouis XI le défi de François de Bretagne dans le monastère dumont Saint-Michel, lorsqu’ils prêtèrent tous les deux l’oreille àune voix véritablement sépulcrale, qui partait des sombresprofondeurs de la colonnade, et qui disait :

– Venez-vous m’annoncer enfin que l’heureest sonnée ?

Raoul ouvrait la bouche pour interroger.

– Silence ! ditM. de Rieux, c’est le comte Guy que Dieu a frappé defolie : le père de ton père !

Raoul savait l’histoire de cette terrible nuitoù César de Rohan périt, écrasé par la malédiction paternelle. Sonsang se glaça dans ses veines.

– Va-t-il passer, reprit la voix, va-t-ilpasser aujourd’hui, l’ennemi des Bretons ? va-t-il passer,Philippe d’Orléans, régent de France ?

M. de Rieux et Raoul regardaient etne voyaient rien. Ils avancèrent encore. Quand ils furent au boutde la colonnade, ils virent remuer faiblement la statue couchée surla dernière tombe.

– Approchez, dit la voix, j’essaie laplace où je serai demain.

Raoul et M. de Rieux reconnurentalors que la prétendue image couchée sur la pierre était unvieillard à barbe blanche dont la maigreur était effrayante à voir.De Rieux se souvint que longtemps avant les événements de notrerécit, Rohan avait fait construire son mausolée, en tout semblableà celui de ses aïeux. L’écusson de gueules à neuf maclesaccolées d’or était en bosse dans le marbre du frontispice. Lecoussin d’un côté, de l’autre le lévrier couché, attendaient lastatue.

Le vieillard se souleva sur le coude etregarda les nouveaux arrivants. Ses yeux étaient ternes et fixes.Leurs orbites creuses et largement agrandies tenaient la moitié duvisage.

– Tu es Rieux, toi, dit-il ; tonpère était un Breton ? L’autre… qui est l’autre ?

Il se prit à trembler, et l’on entendit sespauvres os dégarnis de chair sonner contre la pierre de latombe.

– L’autre, balbutia-t-il ; oh !je le revois bien souvent ! César… César !

Il se laissa retomber de son long, ses lèvress’agitaient et murmuraient une prière en forme d’exorcisme. Puis,tout à coup, sa folie arrivant à la traverse :

– Lequel de vous vient de la partd’Orléans ? fit-il avec un retour de vigueur ; a-t-ilaccepté mon cartel ? Reste-t-il une goutte de sang chaud dansses veines ?

– Mon noble cousin, ditM. de Rieux, nous allons vous reporter sur votre lit,afin que vous preniez du repos. Vous avez besoin de toutes vosforces pour cette grande bataille…

Et se tournant vers Raoul, pétrifié par lastupeur, il ajouta :

– Dans une heure, cet homme seramort.

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