La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 4TÊTE-À-TÊTE

Ce seigneur Martin Blas ne laissait pas qued’occuper beaucoup l’assemblée. Des bruits divers couraient sur soncompte. Ces dames le trouvaient beau cavalier. Les hommess’étonnaient que sa première visite eût été pour le manoir deRohan. Beaucoup pensaient que c’était un émissaire secret de lacour, chargé d’éclairer la conduite de M. de Toulouse.D’autres croyaient à cette fantastique qualité d’envoyé du roid’Espagne.

À vrai dire, il n’est jamais impossible dejuger les idées et les passions d’une époque avec les passions etles idées d’une autre époque. Cela change incessamment tout enrestant toujours de même. Il y a en tous temps une sellette etquelque chose dessus qui s’appelle le gouvernement.

On respirait alors comme on respireaujourd’hui, c’est vraisemblable ; ce qui est plus certainc’est que l’on conspirait comme nous conspirons, depuis le matinjusqu’au soir. Et déjà chacun mettait avec beaucoup de soin lapersonne du roi en dehors et au-dessus de ces menées. La Révolutionapprenait son état qui fut, qui est et qui sera de crier vive ceciou vive cela, chaque fois qu’elle va assassiner cela ou ceci.

Ce qu’on voulait, nul n’en savait trop rien.Les Loups de la Forêt de Rennes étaient les plus sages de tous lesconspirateurs de ce temps-là. Ils avaient un but précis et net,sinon très-élevé. Leur but était de payer le tabac moins cher et dene plus solder l’impôt du sel. Assurément, ils étaient en cela bienau-dessus de la plupart des intrigants de haute volée.

Madame Isaure ayant congédié d’un geste soncortége d’honneur, accepta la main du seigneur Martin Blas, à quicette faveur donna tout à coup un singulier relief, et se dirigeaavec lui vers la galerie qui longeait la rue de l’Horloge. Enpassant devant les filles de l’intendant, la comtesse Isaure montrale premier président du parlement qui causait avec cesdemoiselles.

– Savez-vous ce qui se dit là ?demanda-t-elle.

– Non, répondit Martin Blas.

– Je vais vous le dire : On annonceà mesdemoiselles Feydeau qu’elles seront reconnues demain enqualité de filles et héritières de Rohan.

Martin Blas tourna la tête etrépliqua :

– Cela ne m’importe point.

Isaure reprit sa marche. La galerie étaitvide, parce que la foule curieuse se massait dans le salond’entrée, où M. et madame de Toulouse devaient passer d’abord. Lacomtesse Isaure s’assit sur un sofa. Son émotion, qu’elle nevoulait point montrer mais qui était grande, ne lui eût pointpermis de se tenir debout. Elle fit signe à Martin Blas des’asseoir à ses côtés ; au lieu d’accepter, il alla prendre untabouret et se mit en face d’elle.

– Je vous attends, monsieur, fit lacomtesse en assurant sa voix de son mieux.

Il n’y avait pas à s’y méprendre :c’étaient là les préliminaires d’une bataille. La belle Isaurefaisait comme firent plus tard nos gardes-françaises à Fontenoy, encriant : « À vous, messieurs lesAnglais ! »

Martin Blas fut un instant avant de prendre laparole. Il y avait des gouttelettes de sueur à son front.

– Ne voulez-vous point ôter votre masque,madame ? dit-il enfin.

Sa voix tremblait. Il lui fut réponduseulement :

– Non.

Cependant, sur un mouvement qui échappa à donMartin, la belle Isaure ajouta :

– Pour des raisons qui n’ont point traità vous, je tiens à ce que mon visage reste couvert.

L’Espagnol semblait avoir grande peine àgarder sa froideur. Malgré cette couche de bronze que le soleilavait mis à sa joue, il changea plusieurs fois de couleur. On eûtdit qu’il forçait ses paupières à demeurer baissées pour cacherl’éclair de son regard.

– Madame, reprit-il après quelquessecondes de laborieux recueillement, me connaissez-vous ?

– Je croyais vous connaître, réponditIsaure sans hésiter, je me trompais.

– Êtes-vous la baronne deSaint-Elme ?

– Ceci, dit Isaure au lieu de répondre,ressemble à un interrogatoire.

– C’est à vous de me dire, madame,prononça lentement Martin Blas, si j’ai oui ou non le droit de meconstituer votre juge.

– Vous n’en avez pas le droit, monsieur,fit Isaure d’un ton résolu et presque hautain.

Mais son cœur battait sous la soie lamée d’orde son corsage, et Martin Blas le voyait bien. Il fit encore unsilence, puis il reprit :

– Vous plaît-il de m’expliquer le sens deces paroles : « Je croyais vous connaître, mais je metrompais… »

– Cela me plaît, seigneur.

– J’écoute.

– Votre conscience est-elle tranquilleaujourd’hui comme hier ?

– J’écoute, répéta l’Espagnol.

– Faut-il vous dire ce que vous avez faitdepuis vingt-quatre heures ?

– J’écoute, répéta pour la troisième foisMartin Blas.

– Depuis vingt-quatre heures, vous avezessayé d’enlever une fille à sa mère, une femme à son époux…

Martin Blas eut un sourire amer.

– Vous ne voulez pas de juge, madame,dit-il, ne jugez pas !

– Je rapporte des faits…

– Tels qu’on vous les a rapportés…

– Tels que je les sais par moi-même… Jecroyais vous reconnaître, vous, le soldat et le gentilhomme ;je me trompais, puisqu’il n’y a devant moi que le complice desassassins !

– Nommez les assassins.

– Polduc et Feydeau, qui ont essayé detuer une femme… une femme, entendez-vous ? à l’heure même oùvous étiez assis entre eux deux, dans le boudoir de ces deux fillesqui veulent s’appeler mesdemoiselles de Rohan.

– Et c’est cette entrevue que vos espionsont surprise ?

– Celle-là et une autre au même lieu, etune autre encore ailleurs.

Les sourcils de Martin Blas se froncèrent.

– Avez-vous espéré lutter contremoi ? fit-il entre ses dents serrées.

On put deviner un fier sourire sous le masqued’Isaure.

– J’ai lutté contre de plus forts quevous, dit-elle.

– Et peut-on savoir ce que vous croyezconnaître de mes desseins, madame ? demanda Martin Blas enfaisant effort pour reprendre son calme.

– Avant de jouer votre comédie poureffrayer l’intendant royal, répondit la comtesse Isaure, vous aviezeu un entretien long et secret avec Polduc… vous, Morvan !l’allié d’Alain Polduc !

L’Espagnol eut un vif mouvement lorsqu’ils’entendit appeler de ce nom, mais il n’interrompit point lacomtesse.

– Vous, poursuivait celle-ci, vous dontAlain Polduc a tué l’honneur et le bonheur ! Dans cetentretien, vous avez laissé paraître le véritable but de votrevenue en Bretagne : Vous voulez enlever la comtesse deToulouse et la fille de Valentine de Rohan !

Martin Blas s’inclina froidement.

– Vous avez bien fait, Morvan deSaint-Maugon, reprit la comtesse Isaure, de quitter le nom de votrepère, qui était un Breton et un chevalier. Les chevaliers bretonsne s’attaquent point aux femmes. Vous avez bien fait de prendre unnom étranger pour commettre deux crimes : une infamie et unelâcheté.

– Madame ! s’écria Martin Blas,livide de colère.

Il se redressa et ajouta :

– J’ai été outragé, trompé, brisé :Je veux me venger, je me vengerai !

Ainsi parla Martin Blas ou Morvan deSaint-Maugon. L’ardent soleil des Espagnes n’avait pu faire assezépais le masque olivâtre qui recouvrait maintenant son mâle visage,pour cacher la terrible émotion qui le poignait en cet instant.

– Vengez-vous donc sur l’homme qui vous aoutragé, reprit Isaure, qui semblait grandir à mesure que Morvan setroublait ; vengez-vous sur la femme qui vous atrompé !

– Je vous l’ai dit en ce temps-là, et jevous le répète aujourd’hui, Valentine, murmura Saint-Maugon d’unevoix étouffée, je ne me vengerai point sur vous.

Elle eut un sourire plein d’amertume.

– Vous pardonnez à la mère, dit-elle, enlui volant son enfant ! et vous frappez sur une pauvre saintefemme, innocente de tout ce que vous avez souffert.

– Valentine ! Valentine s’écriaSaint-Maugon, ce n’est pas à vous de défendre la comtesse deToulouse, qui vous hait et qui, sans moi, vous l’eût montrécruellement ce soir.

– Je sais que la princesse me hait,Morvan, et je la défends.

Saint-Maugon secoua la tête, et, sans releverles yeux :

– Vous la défendez en vain, madame,dit-il, elle est condamnée. Voici quinze ans quej’attends !

– Et qu’attendiez-vous ?

– Que M. le comte de Toulouse fûtmarié, madame.

Il y avait un égarement dans ses yeux.

– J’avais une femme qui était ma vie,dit-il en laissant éclater son angoisse, une femme en qui jecroyais comme en ma conscience. J’avais un maître que je chérissaisplus qu’un frère et pour qui j’eusse donné tout mon sang jusqu’à ladernière goutte. On me prit le cœur de ma femme, et, suivant vospropres paroles, madame, on me tua mon honneur avec mon bonheur. Etl’assassin, ce fut mon maître !

– Aveugle et fou ! murmura lacomtesse Isaure.

– Que pouvais-je faire ? poursuivitSaint-Maugon : le tuer ? Ce fut ma première pensée… maisje me souvins de cette terrible loi qui était celle des Francs, nosancêtres : Œil pour œil, disaient-ils, dent pour dent !c’était bien ; moi, je dis : Cœur pour cœur ! Jeveux torturer l’âme de cet homme comme il a torturé mon âme. Jeveux que son honneur périsse en même temps que son bonheur… et jeveux, me dressant en face de lui, l’épée à la main, cette fois, luidire : « Me voici, c’est moi, je mevenge ! »

Saint-Maugon s’était levé. Isaure l’imita.

– Aveugle et fou ! prononça-t-ellepour la seconde fois en mettant une main sur son épaule.

De l’autre, elle détacha le cordon de sonmasque.

Son masque tomba. Saint-Maugon se recula commeébloui.

– Oh ! fit-il, vous êtesbelle ! jamais femme ne fut si belle que vous ! mais jene vous aime plus, Valentine de Rohan !… Non, sur mafoi ! je ne vous aime plus !

La comtesse Isaure souriait.

– Moi, je vous aime encore, Morvan, monmari, dit-elle. Depuis cette première calomnie qui tomba sur moi,bien d’autres calomnies sont venues. Quand vous me demanderezcompte de ces quinze années, je vous accepterai pour juge.Maintenant, je vais vous donner la seule preuve d’affection quisoit en mon pouvoir : Valentine de Rohan, puisque je reprendsce nom pour vous pendant quelques minutes, ne veut pas que sonépoux se déshonore ! Morvan de Saint-Maugon, les lâchesmachinations de ce Martin Blas ont échoué, grâce à moi : mafille est libre et en sûreté.

– Que dites-vous ?

– Et la femme du comte de Toulouse est àla garde de son mari.

– Cela n’est pas ! s’écriaSaint-Maugon.

– Croyez-en vos yeux et voyez !

Saint-Maugon suivit son doigt étendu quimontrait la porte ouverte de la galerie. Par cette porte venait ungrand murmure qui dominait les accords de l’orchestre, jouant lamarche triomphale composée par Lulli après la bataille de Corfou.La foule agitée s’ouvrait. Saint-Maugon put voir le comte deToulouse monter les degrés de l’estrade où était son trône entenant la princesse, sa femme, par la main.

Et quand Leurs Altesses furent assises,Saint-Maugon put voir encore une jeune fille, rayonnante de beauté,qui, conduite par deux conseillers au parlement, le prévôt et leséchevins, apportait les clefs de la ville dans un plat d’or ciselé.Cette jeune fille était Céleste.

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