La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 9DAME MICHON GUITAN

Il était trois heures de nuit. Tous les hommesde la Fosse-aux-Loups étaient à Rennes ; vous n’y eussieztrouvé que des femmes, sauf les sentinelles à leur poste et notrepauvre ami Magloire, courrier d’État, prisonnier.

À la tête des femmes se plaçait naturellementdame Michon Guitan, reine de la population féminine de céans. Elleétait en train de faire bouillir d’immenses marmites, pourrestaurer les gens de l’expédition. À gauche de la cheminée, debonnes grosses filles, hâlées comme des marins ponantais, faisaientchauffer le four où l’on allait fourner.

La Fosse-aux-Loups n’était pas le paradis desfemmes.

– Quoique ça, disait Michon Guitan, lacuiller de fonte à la main, ils vont revenir affamés et battuscomme à l’ordinaire. Et je ne mens pas, tant qu’il n’y aura pas unchrétien pour leur dire : « À hue ! » et« à dia ! » ce sera toujours la même chose.

– Avez-vous vu votre gars, dameGuitan ? demanda Nielle, une des fournières.

– Bien ! bien ! ma filleule,répliqua Michon ; mon gars n’est pas un marmot qu’on mène à lalisière, pas vrai ? il fait ce qu’il veut.

– N’y a pas d’affront… commençaNielle.

– Bien ! bien ! je vous dis,fit dame Michon avec solennité ; le moins qu’on parle de cesaffaires-là, c’est le mieux !

– De quelles affaires ? demandèrentaussitôt une douzaine de fournières en s’approchant le bonnet detravers et la pipe à la bouche.

Dame Michon, sans ôter la sienne d’entre sesdents, tira de sa poche sa vaste corne à petuner etl’ouvrit à la ronde. Les fournières se fourrèrent du tabac enpoudre plein le nez. Elles eussent voulu en prendre par lesoreilles, tant l’esprit d’opposition au fisc augmentait la passionnaturelle de ces demi-sauvages pour le tabac. Toute la politique dulieu était dans le tabac.

– Vous en verrez, mes cadettes, prononçagravement dame Michon en savourant à la fois sa poussière et safumée, vous en verrez sous peu du nouveau, c’est moi qui vous ledis ! Quand mon gars me cause, c’est motus,je n’endirais une parole pour or ni argent, mais ça se prépare !

– Quoi donc, quoi donc, dameGuitan ?

– Ça se mitonne… Ah ! ah ! çame fait rire, moi, voyez-vous ! Ce bancal de Yaumy retourneraà ses sabots !

– Vous ne l’aimez pas, dame Michon…

– Qui ça ? le sabotier du fond de laSangle ? Je m’en soucie comme de ça, mes garçailles.

Elle secoua les cendres de sa pipe pour labourrer de nouveau. En ce moment, derrière le four, on entendit unbruit léger. Les fournières dressèrent l’oreille, mais dame Michonne s’émut point.

– Amenez-nous ce bêta-là !commanda-t-elle en élevant la voix plus qu’il n’était besoin ;c’est honteux de voir un grand fainéant se prélasser comme ça,quand de pauvres femmes sont à la besogne !

Le bêta, c’était Magloire, qui se tenaitcouché par terre dans un coin. On alla chercher Magloire, ce quiempêcha d’entendre un second bruit qui semblait sortir de lacheminée. La vieille Michon eut une quinte de toux retentissante etprolongée.

Cathos, Nielle, Thurine, Scholastique etd’autres fournières étaient autour de Magloire, qui faisait lemort. Jacquette et Faucille, marmitonnes, se joignirent à elles, ettout d’une voix crièrent :

– Debout, le gars !

Magloire était sourd. Deux fournières et deuxmarmitonnes le prirent par les jambes et par les bras. Magloire semit aussitôt à pousser des cris aigus.

Dame Michon, qui était tout oreilles pouranalyser ce bruit mystérieux dont le faible écho semblait sortirdes parois mêmes de la caverne s’écria d’un toncourroucé :

– Si tu cries comme ça, failli merle, onva te jeter dans le trou sans fond !

Magloire s’agita convulsivement entre les brasde ses porteuses, mais il ne dit plus rien. Dame Michon se reprit àécouter. Le bruit avait cessé.

Cathos et Nielle étaient pour les bras ;Jacquet, et Fancille tenaient les jambes. Elles vinrent déposerMagloire aux pieds de dame Michon, qui l’examina un instant d’unair dédaigneux.

– Ça a l’air d’une méchante quenouille,grommela-t-elle, avec de la filasse au bout.

Cette allusion à la couleur de ses cheveuxdéplut souverainement au fiancé de Sidonie. Il se leva sur sonséant et passa la main avec coquetterie dans ses mèches jaunes.

– On est blond, quoi ! dit-il.

Le chœur des fournières et des marmitonnes semit à rire en criant à tue-tête !

– Est-il vilain, ce petitparoissien-là ! Mon Dieu donc, est-il vilain !

– Ça a ses quatre laides pattes aucomplet ! reprit dame Michon qui l’examinait comme on faitd’une bête curieuse ; comment qu’on te nomme,miévrot ?

Magloire se recueillit un instant, puis il ditd’un accent plaintif :

– On m’appelle le jeune orphelin qu’aperdu sa famille, et je suis le plus cruel exemple de tous ceux quis’est vu persécuter par la rigueur du sort !…

Ma foi ! il n’en fallait pas tant pourexciter l’intérêt chez Nielle, Cathos, Scholastique, Fancille,Thérèse, Thurine et Goton. Elles s’essuyaient déjà les yeux, lesbonnes filles, avec des tabliers qui n’avaient aucun souvenir de lalessive. Magloire continuait :

– Vous pouvez bien vous attendrir de mesmalheurs, étant la triste victime de tous les hasards, dès l’âge leplus tendre…

Au lieu de poursuivre cette complainte dont ledébut avait tant de promesses, Magloire rejeta tout à coup sa têtejaune en arrière et demeura bouche béante à regarder le trou del’âtre. Un gnôme, un être tout à fait fantastique en sortait en cemoment, tenant à la main une longue perche au bout de laquelleétait attaché un paquet de cardes ou têtes de chardons. Cettebrosse était toute noire de suie, le gnôme aussi.

– Grincette ! s’écrièrent lesfilles, Grincette la ramoneurs !

Grincette sauta d’un bond au milieu du groupe,qui se dissipa pour éviter son dangereux contact. C’était unepetite fille de douze à treize ans, chétive, difforme, malvenue,mais dont les yeux brillants comme deux diamants éclairaient unvisage intelligent et malin. Grincette avait pour mission dedéboucher périodiquement le tuyau de la cheminée, sans cesseembarrassé par des terres et des gravats qui tombaient on ne savaitd’où. Dame Michon lui avait accordé sa haute protection.

Grincette vint se mettre derrière l’escabellede la bonne femme, et pendant que les filles curieuses demandaientla fin de l’histoire du jeune orphelin, quelques paroles rapidess’échangèrent à voix basse entre la ramoneuse et dame Guitan.

– Eh bien ! fit la bonne femme.

– Elle vient de passer, répliquaGrincette.

– Seule ?

– Non pas… avec une petite demoiselle,jolie comme les amours.

– J’avais bien cru l’entendre !murmura dame Michon Guitan, qui, cette fois, ôta sa pipe de sabouche pour se signer dévotement avec la croix de sonrosaire ; nous allons voir du nouveau. Que seulement la sainteVierge nous protége !

– Après ! après ! criaient lesfilles autour de Magloire.

On peut être nigaud et rusé tout à la fois.Magloire en était un exemple. Il voyait bien qu’ici les récits defredaines vraies ou fausses seraient mal accueillis. Ce qu’ilfallait toucher, c’était la corde tendre. Magloire fit mined’essuyer ses yeux qui étaient secs, et poursuivit :

– Je m’appelle Tircis. Je dois le jour àdeux nobles familles dont l’une pour mon père et l’autre pour mamère infortunée, morte à la fleur de ses ans dans les sanglots…

Deux fournières essuyèrent de vraieslarmes.

– Pauvre mère, va ! murmuraScholastique.

– Voilà donc qu’est bon, continuaMagloire ; j’ai juré de la venger jusqu’à la mort !

– C’est bien ça ! s’écria-t-on toutd’une voix.

Magloire, malgré ses jambes en manches deveste et ses cheveux couleur de filasse, passait rapidement augrade de héros de roman dans ce rustique auditoire.

– Quoi donc, reprit-il, toutes lessplendeurs des familles qui a une belle fortune et des rentes,entourèrent mon berceau. Ma nourrice était une bourgeoise, j’avaisdes langes de bazin et mon père un habit de soie brodée avec bas àjour…

Un soir qu’il passait au bord de la rivière,sans se méfier. Quatorze hommes le plongèrent dans un sac de cuir,et lui firent finir ses jours au fond des eaux…

– Si c’est possible ! gronda lechœur des fournières.

– Tout ça pour s’emparer de son argent,et vous avez devant vous son orphelin, élevé par mon oncle qui pritsoin de moi, jusqu’à quand je pourrais voltiger de mes propresailes… Mes ennemis avaient juré ma perte pour le jour de mesdix-huit ans…

Le cercle se resserra autour de Magloire.

– Mon oncle était malade au lit,poursuit-il, d’une sueur rentrée dont ma tante ne savait plus àquel saint se vouer. C’est alors qu’on me tendit l’appât deSidonie…

– Qu’est-ce que c’est que Sidonie ?demandèrent toutes les fournières.

Magloire leva les yeux au ciel.

– La beauté de la rose ! dit-il, etla meilleure éducation, sachant lire, écrire et calculer, dont nousconvînmes que j’irais la demander pour mon épouse à ses parents lelundi soir…

Magloire s’arrêta. Il y avait autour de lui unrond de bouches béantes. Jamais Nielle, jamais Fancille, jamaisFélicité ni Mathurine n’avaient entendu une si belle histoire.

– Si c’est possible !répétait-on : va y avoir qué’qu’chose à ce lundisoir-là !

Magloire poussa un énorme soupir etcontinua :

– Le lundi soir, au bas de l’escalier,les quatorze personnes qui ont fait la fin de papa m’attendaientsans chandelle. On me chargea aussitôt de chaînes, on me jeta dansune chaise de voyage avec un bâillon sur la bouche et on cria aupostillon : Dans la forêt !…

– C’est vrai que les gars l’ont trouvédans la forêt ! dit Scholastique.

– Faut le mettre en liberté, ce jeuneorphelin-là ! s’écria Thurine.

Et toutes les filles furent de son avis.

Dame Michon Guitan, depuis le commencement durécit, causait bas avec la petite Grincette, qui faisait ladescription d’une belle dame et d’une jolie demoiselle, rencontréespar elle dans la partie du souterrain perdue derrière le four et lacheminée. Grincette n’avait point l’air étonné de cetterencontre.

Les fournières, cependant, et les marmitonnesse mettaient en mouvement pour exécuter leur charitable dessein,lorsqu’une grande rumeur se fit du côté de l’entrée desgrottes.

– Cachez-moi, mes bonneschrétiennes ! s’écria Magloire épouvanté : voilà mesennemis !

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