La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 3DEUX HÉRITIERS

À cette réponse catégorique et menaçante,Achille-Musée Feydeau s’agita sur son sofa.

– On existe… on existe… grommela-t-il,mais, quand on n’a ni papier ni preuves…

– Le jeune César et la jeune Valentine deRohan, répliqua Polduc, peuvent avoir tout cela.

– Leur naissance… commençal’intendant.

– Leur naissance, interrompit lesénéchal, fut constatée par le même chapelain dom Sidoine, quimourut quand la fille, cadette du fils de César, de Saint-Maugonavait déjà trois mois.

– Vous avez vu les actes ? demandal’intendant.

Le sénéchal ne put s’empêcher de sourire.

– Si je les avais vus, répliqua-t-il toutbas, je les aurais eus, et si je les avais eus, mon beau-père, nousparlerions à l’heure qu’il est de choses plus divertissantes… Mais,à présent, je suis sûr que vous sentez tout l’à-propos de monhistoire, et je la reprends au point où je l’avais laissée, avec lacertitude d’être attentivement écouté. Revenons donc enBasse-Bretagne. Vous pensez bien que je jugeai inutile de memontrer à maître Josselin Guitan. J’attendis son départ derrière unfossé. Quand il fut parti, j’entrai dans la ferme de Thurien leBozec ; je l’interrogeai le plus adroitement que je pus, maisc’était un vrai Bas-Breton, taciturne et rude, dont je ne pus tirerrien qui vaille. Il fallut patienter encore jusqu’aulendemain ; à l’heure du labour, Thurieu s’en alla aux champs,et je restait seul avec sa femme Julienne.

– Ah ! ah ! fit Achille-Musée,que fîtes-vous ?

– Je pris la main noire de Julienne, jel’ouvris et j’y versai une pleine poignée de gros sous… EnBasse-Bretagne, une poignée de gros sous fait l’effet d’une pluied’or. Julienne me dit tout ce qu’elle savait.

Malheureusement, elle ne savait pasgrand’chose : Trois ans auparavant, remarquez bien la date,Julienne avait vu arriver un gentilhomme de haute taille, monté surun grand cheval normand. Ce gentilhomme se tenait droit en selle,bien qu’il fût un vieillard ; une longue barbe blancheencadrait son visage sévère. À mesure qu’il approchait, Juliennecherchait à reconnaître la nature du fardeau qu’il portait. C’étaitun enfant.

Le vieillard s’arrêta devant la maison deThurien le Bozec et dit à Julienne : Bonne femme, voulez-vousdonner le vivre et le couvert à l’orphelin que voici ? Vousferez de lui un paysan honnête et craignant Dieu. Pour votre peine,vous aurez, chaque année, douze écus de trois livres à la Noël.

Sur cette base, le marché n’était pasdifficile à conclure. Julienne appela son homme et empocha lesdouze écus. Le vieillard n’avait pas quitté la selle, il tournabride et s’en alla sans même embrasser l’enfant.

Le temps passa ; on ne revit plus levieillard qu’à la Noël suivante, où il vint apporter les douzeécus. Julienne remarqua cette fois que, son visage était plus pâleet que ses yeux brûlants avaient des regards fous. Il demanda sil’enfant vivait, paya et s’en retourna.

Mais quelqu’un l’avait suivi à son insu et,dès qu’il eut tourné le coude de la route, Julienne vit s’approcherun homme qui prit l’enfant dans ses bras et le couvrit de baisersen l’appelant son jeune seigneur…

– Et vous dites que cette Julienne nevous apprit pas grand’chose s’écria l’intendant, qui avait de lasueur sous sa perruque.

– J’aime à vous voir ainsi, monbeau-père ! répliqua gaîment le sénéchal ; l’intérêt quevous prenez à mon récit me flatte, et je n’ai pas besoin de vousdire que, dès ce moment, j’eus la certitude d’avoir retrouvé lefils de César de Rohan. Je réfléchis, comme bien vous devinez, etle résultat de mes réflexions fut celui-ci : Tant que l’enfantest à la ferme des le Bozec, me dis-je, élevé en petit paysan,selon le vœu de son aïeul, qui se fait notre complice sans levouloir, rien à craindre ; le mal, ce sont les visites de ceJosselin Guitan : il faut y mettre ordre.

L’enfant avait six ou sept ans : j’étaisdéjà seigneur de Rohan-Polduc et je croyais le comte Guy réfugié enAngleterre. Ce détail est peut-être sorti de votre mémoire :nous fîmes arrêter Josselin Guitan, sous je ne sais quel prétexte,et les verrous de la Tour Lebat se refermèrent sur lui. Je me misalors à la place du comte Guy qui avait cessé de solder la pension.Tous les ans à la Noël j’envoyai de mes propres deniers douze écustournois à Thurien le Bozec pour qu’il continuât de loger et denourrir l’enfant.

– Et l’enfant est devenu un jeunehomme ? demanda Feydeau, dont la curiosité impatiente pressaitle dénoûment de l’aventure.

– L’enfant doit arriver à sa vingtièmeannée, répondit le sénéchal.

– Il est toujours à la ferme de Thurienle Bozec ?

– Hélas ! non, mon beau-père, etc’est bien là le diable ! Je fus du temps sans l’aller voir, àcause de nos nouvelles occupations politiques. Ce coquin deJosselin Guitan prit la clé des champs au commencement de nostroubles, mais je n’eus point d’inquiétudes, parce que sa vieillemère se mit en noir après le combat de Châteaubourg et s’en allapartout pleurant son fils, tué par les gens de France… Quand jeretournai à la ferme de le Bozec, l’oiseau était envolé.

L’intendant laissa tomber ses deux bras lelong de son corps.

– Je comprends, fit le sénéchal. Votreavis est qu’on aurait pu prendre de meilleures précautions ;vous êtes dans le vrai, mon beau-père, mais ce qui est fait estfait. D’ailleurs, ce fils de César et de Jeanne de Combourg n’apoint reparu jusqu’à présent ; il n’entre dans le total de nosembarras que pour mémoire. Je vous fais remarquer à l’occasioncette circonstance assez curieuse : nous avons reconnupertinemment l’identité de l’héritier de Rohan, et nous ne savonspas où il est ; nous savons au contraire où est l’héritière deRohan, mais nous n’avons sur son identité que des données bienincertaines.

– Comment, comment ! l’héritière deRohan ! fit l’intendant en se redressant.

– Le fruit de l’autre mariage, célébrépar le chapelain Dom Sidoine, répondit Alain Polduc, la fille de machère cousine Valentine et du beau Morvan de Saint-Maugon.

– Vous ne m’aviez rien dit… s’écriaFeydeau. – C’est juste, j’allais y venir. Ce qui m’a faitanticiper, c’est la façon extraordinaire dont les deux histoires secroisent à dater d’un certain moment ; il y a là sujet àméditation, mon beau-père, et vous allez éprouver quelque surpriseà voir entrer en scène un nouveau personnage que vous connaissezbeaucoup, politiquement parlant… Ce n’est pas à vous qu’il fautapprendre que la volonté de M. le Régent fut transgressée,lors de l’exécution des quatre gentilshommes bretons àNantes ; le maréchal de Montesquiou garda le message royal quiaccordait la grâce, et ces quatre têtes tranchées pèserontlourdement sur sa conscience à sa dernière heure.

– D’accord, mon gendre, fit le sénéchal,mais vous vous éloignez de notre sujet.

– Non pas ! Avez-vous souvenir decertaine romanesque aventure qui précéda immédiatement l’exil ducomte Guy, mon noble cousin, il y a quinze ans ? une entrevuede Valentine et du comte de Toulouse ? unerévélation ?…

– Je me souviens de tout cela, mongendre : mais quel rapport ?…

– Voici une autre historiette. On raconteque M. le Régent aperçut un soir à l’Opéra, dans le demi-jourd’une loge une femme merveilleusement belle.

– Mon Dieu ! mon gendre, interrompitFeydeau, qui était sur les épines, il y a temps pour s’occuper deces sornettes.

– Voici la première fois, mon beau-père,que je découvre le côté sérieux de votre esprit. Permettezcependant, je vous ai parlé de l’entrevue de Valentine avec lecomte de Toulouse parce que nous arrivons à quelque chose qui yressemble. Ce n’est ni léger ni fleuri. La belle dame était à Paristout exprès pour parler à M. le régent de choses infinimentsérieuses. Elle le lui dit dans une audience qu’elle eut auPalais-Royal. Il s’agissait d’affaires d’État. Quand elle sortit,la conspiration des chevaliers de la Mouche-à-Miel était découverteet M. le régent avait donné sa parole de gentilhomme que pasune tête ne tomberait, pour ce fait, en Bretagne.

– Cette parole là n’était pas de l’argentcomptant, murmura Feydeau. Vous me racontez l’histoire de madameSaint-Elme, mon gendre !

– Précisément, mon beau-père, et vousallez deviner pourquoi. Posons d’abord que si les circonstancesfirent mentir le Régent pour ce qui regardait le bourreau, il agardé du service rendu un reconnaissant souvenir. Madame Saint-Elmene paraît point à la cour mais chacun sait bien que son pouvoir,pour rester mystérieux n’en est pas moins énorme. Son AltesseRoyale la consulte, l’écoute et suit même ses avis :m’accordez-vous ces prémices ?

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

– Eh bien ! beau-père, quand jeretournai à la ferme de Thurien le Bozec, où notre petit bonhommen’était plus, je commençai tout naturellement par jeter feu etflamme. Voici ce qui me fut raconté : Josselin Guitan étaitvenu, non pas seul cette fois ; il était venu avec une damejeune et belle, qui portait sur son visage pâli des traces desouffrance, Josselin Guitan et sa compagne avaient demandél’hospitalité à la ferme ; les fermes de Basse-Bretagne n’ontqu’une chambre ; pour faire place à leurs hôtes, les époux leBozec s’arrangèrent un lit dans l’étable. Le lendemain, ens’éveillant, ils ne trouvèrent ni Josselin Guitan, ni la jeunedame ; l’enfant, âgé alors de huit ou neuf ans, avaitégalement disparu. Sur la table, il y avait une bourse bien garnie.Dans les draps du lit où avait couché la belle dame, pendant queJosselin veillait armé au dehors, Julienne trouva un chiffon depapier qu’elle porta, ne sachant point lire, au curé de laparoisse ; c’était l’adresse d’une lettre, et la suscriptionétait ainsi conçue :

– À mademoiselle Valentine deRohan ?… interrompit l’intendant, sûr de son fait.

« – À madame la baronne de Saint-Elme, àParis, » rectifia lentement le sénéchal.

Feydeau enfla ses joues bleuies et resta commeabasourdi.

– Vous croiriez ?… commença-t-ilaprès un silence.

– J’en suis sûr ! répondit lesénéchal.

– Vous l’avez vue ?

– Jamais !

– J’ai cependant un vague souvenir delettres échangées entre vous.

– Elle m’a écrit une seule fois, monbeau-père, et nous entrons ici dans la partie de l’histoire quiconcerne la fille de Valentine et de Morvan de Saint-Maugon.

**

*

L’intendant royal était abasourdi. Jusqu’alorsil avait cru que cette maison de Rohan-Polduc, déchue etdépouillée, s’éteignait tout doucement dans l’exil. Si parfoisl’idée du vieux comte, et de sa fille Valentine, traversait sonesprit par hasard, c’était un souvenir si lointain et si vague, queses digestions n’en étaient nullement troublées. Il se sentaitriche ; il avait l’ambition naïve des écus animés qui veulentrouler à la cour ; il se disait qu’en devenant plus richeencore, il achèterait quelque jour le pouvoir politique, comme ilavait acheté les petites satisfactions de sa gloriole mondaine.

On ne peut pas dire que son gendre, lesénéchal, l’eût entraîné dans la comédie de Cellamare. Il y étaitentré de lui-même par désir de paraître, de jouer au chef de parti.Les financiers de cette sorte sont moins rares qu’on ne le pense.Bien des gens sont d’avis qu’une poignée de verges et une celluleaux incurables, suffiraient pour châtier ces Catilinas de carton.D’autres pensent au contraire que de pareils pantins ne méritentpoint de pitié.

La prétention que Feydeau avait d’être choisientre tous pour conduire à l’autel la comtesse Isaure l’avaitenfoncé très avant dans le complot. Il était par sa charge, lecaissier du roi ; il se faisait en secret le caissier desconjurés, à condition de verser les sommes dues entre les bellesmains de la comtesse Isaure.

À la condition surtout de laisser parfois soncarrosse stationner devant le logis de la comtesse, et de franchirde temps à autre le seuil de sa maison après la nuit tombée, avecdes apparences de mystère.

Le lecteur se tromperait, s’il assimilait lacharge d’intendant royal, tenue par Achille-Musée à un emploiquelconque de finances existant de nos jours.

L’intendant de l’impôt, à la foistraitant et magistrat, était un personnage depremier ordre. Il était traitant par cela qu’il prenait à forfaitles redevances d’une province, se portant fort pour le paiementd’une certaine somme fixée de gré à gré entre lui et l’État. Ilétait magistrat en ce qu’il avait droit de juger en premier ressortles litiges relatifs à l’impôt, et en ce second lieu parce qu’ilconnaissait des cas contestés de noblesse. Ceci luidonnait une influence énorme. De ses décisions, il n’y avait appelqu’à la chambre du roi.

Le motif de cette autorité mise entre lesmains d’un homme de finances était du reste aisé à comprendre. Lesgentilshommes ne payaient point la taille. L’intendant royal devaitdonc avoir le droit de demander à ces privilégiés les preuves deleur noblesse. On ferait un livre curieux avec les concussions desintendants, à l’endroit de la noblesse.

Pendant qu’il écoutait son gendre, tout unhorizon vaste et sombre s’ouvrait devant Feydeau. Il avait crucauser de petites tracasseries politiques, et on lui montrait commeune main mystérieuse qui menaçait de se refermer sur ses millionsmal acquis.

Ces Rohan semblaient renaître de leurscendres ! On lui parlait d’un fils de César, d’une fille deValentine. Une occulte protection entourait évidemment ce fils deCésar, dernier héritier de Rohan ; cette protection ne pouvaitmanquer à la fille de Valentine.

Cette protection avait un nom. Elle s’appelaitmadame Saint-Elme.

Achille-Musée faisait tous ses efforts pourrepousser une idée qui lui venait : Cette madame Saint-Elmeétait-elle Valentine de Rohan ?

– Mon beau-père, reprit cependant lesénéchal, madame Saint-Elme m’a fait l’honneur de m’écrire unefois, comme je vous le disais ; je n’aurai pas besoin d’ungrand effort de mémoire pour me rappeler sa lettre, car sa lettrene contenait qu’une seule ligne. Voici comment elle étaitconçue :

« Je suis à Paris, Paris est loin, maisj’ai le bras long, prenez garde ! »

« Saint-Elme. »

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