La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 2L’INTENDANT ROYAL

L’intendant jeta sur son gendre un regardd’inquiétude.

– C’est juste, dit-il pourtant, c’esttrop juste. On ne saurait se montrer trop aimable avec M. lerégent… Quand S. A. R. a eu vent des bruits qui courentsur mon hymen avec la comtesse Isaure…

– Causons affaires, interrompit lesénéchal.

– S. A. R. poursuivitl’intendant a poussé un grand cri, disant : est-il possiblequ’Achille-Musée retombe dans le piége du mariage !

– Combien comptez-vous lui offrir enétrennes ?

– À la belle comtesse ? La corbeilleme coûtera…

– J’entends à M. le régent.

Achille-Musée ouvrit sa boîte d’or.

– Diable ! diable ! dit-il,l’impôt ne rentre pas comme sur des roulettes.

– J’ai à vous parler de cela et d’autreschoses. Comptons sur nos doigts. J’ai à vous parler des Loups quiont passé la nuit en armes autour de la mare de Muys ; j’ai àvous parler de la comtesse Isaure, au point de vue de votre caisseseulement… J’ai à vous parler de l’ancien sabotier Yaumy et decertaine sorcière qui fait des miracles au vieux moulin de laFosse-aux-Loups. J’ai à vous dire que la Louve a reparu dans laforêt ; que madame Saint-Elme, la mystérieuse protectrice deRohan, est à Paris mieux en cour que jamais, si bien en cour quenos correspondants lui attribuent la rentrée en grâce deM. de Toulouse… Faites-moi songer aussi, au cas où jel’oublierais, à vous toucher un mot de ce beau cavalier qui estarrivé cette nuit en ma maison.

– Le seigneur Martin Blas ?interrompit l’intendant avec un léger bâillement.

– Oui. Ce don Martin Blas vient justementde Paris avec un message pour la comtesse Isaure.

– Monsieur mon beau-père ! s’écriaPolduc, écoutez attentivement, croyez-moi ; la partie estengagée malgré nous ; nos cartes se mêlent toutes seules, etil ne dépend pas de notre volonté de retirer les enjeux !

– Expliquez-vous, je vous prie, voulutdire l’intendant, au sujet de ce message…

– Plus tard, interrompit le sénéchal. Ils’agit d’abord de régler le don gratuit, comme on dit enlangage parlementaire, que nous allons déposer de compte à demi auxpieds de M. le Régent de France. Je ne suis qu’un pauvregentilhomme, et, pour ma part, je sais bien ce que je fournirai,mais vous, mon beau-père, vous fournirez le reste, c’est-à-dire unpot-de-vin de cinq à six cent mille livres, pour que Son AltesseRoyale ait le cœur content.

L’intendant bondit sur le sofa, et le sang luimonta au visage.

– Je ne parle pas poursuivit le sénéchaltranquillement, d’une bagatelle de vingt ou vingt-cinq mille écuspour certain illustre valet, qui aime presque autant les petitscadeaux que son maître.

Nouveau bond de l’intendant, qui supputa d’unaccent désolé :

– Six cent soixante-quinze millelivres !

Puis il ajouta en regardant Polduc detravers :

– Mon gendre, vous êtes fou !

– Mon beau-père, répliqua le sénéchal,qui avait assurément son but en faisant suivre à l’entretien cetteroute pleine de circuits, ne discutons pas encore ; ce seraitprématuré. Avant d’approfondir la question, permettez-moi de vousapprendre certains détails que vous ignorez à coup sûr.

– Six cent soixante-quinze millelivres ! répéta l’intendant, dont la boîte d’or tournait entreses doigts comme une toupie d’Allemagne.

Alain Polduc se mit à l’aise à l’autre bout dusofa et commença ainsi :

– Il y avait autrefois, je vous parled’une douzaine d’années, au bourg de Pléchastel, entre Quimper etChâteaulin, en Basse-Bretagne, un paysan qui se nommait Thurien leBozec. Il avait une bonne ferme au bord du Bénaudet, et comme safemme, Julienne, ne lui avait point donné d’enfant, il avait adoptéun orphelin… Oubliez un instant vos six cent soixante et quinzemille livres, mon beau-père, et devinez qui je reconnus un jourassis par terre au seuil de Thurien le Bozec, et faisant sauter surses genoux le petit orphelin qui souriait ?

– Qu’importe cela ! gronda Feydeautout entier à sa méchante humeur.

– Cela importe beaucoup, mon beau-père,répliqua Polduc avec calme. Vous possédez environ les deux tiersdes anciens domaines de Rohan, et c’est la meilleure plume de votreaile… Or, César de Rohan et Jeanne de Combourg, unis en légitimemariage, ont laissé un fils dont la naissance fut authentiquementconstatée par le chapelain du manoir où nous sommes…

L’intendant commençait à ouvrir de grandsyeux.

– Cela vous importe beaucoup, repritencore Alain Polduc, car vous savez comme tout le monde qu’après lafin tragique de César et Jeanne, sa femme, le vieux Rohan monta unmatin à cheval pour aller chercher leur fils qui était ici près, enla paroisse de Noyal. Le vieux Rohan fut plusieurs jours sansrevenir, et l’on disait dès ce temps-là qu’il avait été jusqu’àQuimper… Cela vous importe beaucoup, je vous le répète, car l’hommequi faisait jouer l’orphelin sur ses genoux ; au seuil deThurien le Bozec, était Josselin Guitan, l’ami, le serviteur deCésar et l’âme damnée de Valentine :

Chaque passion a son travail et ses jobs. Lapassion d’Achille-Musée Feydeau était la vanité du parvenu :vanité à propos de tout, argent, honneurs, élégance, poésie,esprit, crédit, bravoure même, et popularité, et don de plaire.

Cette passion du reste, n’était pas trèsexigeante, quoiqu’elle coutât fort cher. Pour peu que la fouleparût croire à son bonheur, Achille-Musée était heureux pour toutde bon ; il vivait de gloriole.

Or, le plus beau de ses triomphes étaitassurément cette rumeur qui le mariait dans un avenir prochain avecla comtesse Isaure. Quoiqu’il fût très économe, il avait dépensé degrosses sommes pour alimenter ce bruit.

La comtesse Isaure régnait sur la jeunessebretonne ; tout ce que Rennes contenait de noble, de vaillantet de beau, était à ses pieds. Quelle gloire, veuillez en convenir,pour Achille-Musée Feydeau, qui n’avait plus vingt ans, selon sonpropre aveu, et qui n’était, après tout, qu’un gentilhomme definance, quelle gloire de damer le pion à toute cette noblessed’épée !

La comtesse Isaure puisait à sa caisse,c’était là un fait avéré. Feydeau eût voulu l’écrire en grosseslettres sur la porte cochère de son hôtel. La comtesse Isaure avaitavec lui des entretiens particuliers de jour et de nuit. En cesoccasions, Feydeau eût arboré volontiers au sommet de sa plus hautecheminée un drapeau pour le faire savoir à la ville entière.

Voyez cependant la méchanceté des gens !Les gens ne croyaient pas beaucoup au bonheur de l’intendantFeydeau. Le monde avait saisi son ridicule, le monde s’amusait delui d’autant mieux qu’il était plus riche, plus puissant et plushaut placé ; ceux-là seuls qui avaient besoin de sa bourse etde son influence condescendaient à faire semblant de croire.

Le sénéchal était tout naturellement au nombrede ces derniers, en sa qualité de gendre d’abord, ensuite parcequ’il avait toujours besoin de Feydeau. Pour que le sénéchalmontrât aujourd’hui si peu de complaisance, il fallait unecirconstance grave. Feydeau l’avait pressenti vaguement dès ledébut de l’entrevue et ne s’était point trompé. Il s’agissait de labase même de son immense fortune. Il laissa de côté pour un instantsa manie et se résolut à écouter.

– Soyez tranquille, beau-père, ditcependant Alain Polduc comme s’il eût voulu jouer avec lesperplexités du financier, nous allons revenir tout à l’heure à labelle comtesse… Avant de vous dire ce que faisait là-bas ceJosselin Guitan, j’ai besoin d’établir clairement, avec vous, notresituation mutuelle au sujet des biens de Rohan.

– Parbleu ! s’écria Feydeau, lasituation est bien claire… j’en ai acheté les trois quarts à peuprès.

– Acheté ? répéta le sénéchal, quisecoua la tête. Moi seul et vous nous savons à quel prix !

– Et quant au quatrième quart, poursuivitFeydeau, vous vous l’êtes fait donner après la confiscation.

– Et je voudrais bien le garder, monbeau-père prononça Polduc avec un gros soupir.

La boîte d’or de l’intendant s’arrêta entreses doigts, et sa figure prit une expression de réelleinquiétude.

– Tant qu’il n’y a pas eu lieu,poursuivit Polduc, je ne vous ai point fatigué de cesdétails ; vous avez acheté, c’est vrai, mais comme on peutacheter les biens d’apanage, sauvegardés par les articles 7, 22 et23 du second annexe à l’acte d’union. Pour rendre votre possessiondéfinitive, il fallait absence d’héritier ou ordonnance royale.Cette ordonnance, vous n’avez pas pu l’obtenir du feu roi, etjusqu’à cette heure M. le Régent a négligé de vousl’octroyer.

– Voici quinze ans que les choses sont encet état, voulut objecter Feydeau.

– Reste donc le défaut d’héritier,interrompit Polduc : la meilleure de toutes les conditions àmon sens pour nous tirer de peine. Mais celle-là ne dépend pas denous plus que l’autre. Le double mariage de César et de Valentinefut célébré, selon le rite catholique, par Dom Sidoine, chapelainde Rohan ; il a produit un double fruit, vous savez cela commemoi. César eut de Jeanne de Combourg un héritier mâle ;Valentine mit au monde une fille dont le père est Morvan deSaint-Maugon.

– Qui a disparu… objecta l’intendant.

– Qui a disparu, répéta Polduc ;ceci ne fait rien à l’affaire… outre que les gens qui disparaissentainsi peuvent bien revenir quand on ne les attend plus. Aux termesde la Coutume de Bretagne, qui laisse tomber les biens nobles enquenouille, la fille de Valentine est autant à craindre pour nousque le fils de César.

– Existe-il donc, demanda Feydeau, cefils ou cette fille ?

– J’ai lieu de croire, répondit Polduc,qu’ils existent tous les deux.

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