La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 7CHANGEMENT À VUE

Ce fut un spectacle étrange et comme il n’estpas donné souvent à un écrivain d’en pouvoir peindre. Par toutesles portes, par toutes les fenêtres à la fois, ce flot noir etgrouillant avait envahi la salle. Tout ce que contenait leprésidial à cette heure eût pu être fait prisonnier sansrésistance, car les grandes clameurs qu’on entendait au dehorsprouvaient que l’armée des Loups tenait les issues.

Mais ces pauvres gens, ébahis de leur proprevictoire et timides d’abord en face de ces splendeurs, n’essayèrentpoint de retenir ces captifs dont la rançon eût valu la province deBretagne. Parmi les gentilshommes qui étaient là, certainsd’ailleurs semblaient avoir autorité sur les envahisseurs. Dansleur nombre, il nous faut compter M. de Rieux.

Comment et pourquoi ?

En ce temps, nous le répétons, le meilleur amid’un homme ne pouvait jamais savoir au juste où il était, où ilallait. Tout au plus savait-on d’où il sortait.

De Rieux était un Breton, un brave homme et unhomme d’esprit, voilà tout ce qu’on peut dire.

Ajoutons que son pommeau d’épée avait laissésur le visage de Yaumy, le joli sabotier, chef putatif des Loups,une profonde et sanglante empreinte, et que Yaumy n’avait soufflémot. C’était peut-être un Loup que ce gai M. de Rieux,lieutenant-colonel du régiment de Conti.

Ce qui est certain, c’est qu’en voyant sonattitude, Polduc et Feydeau n’osèrent point se montrer méchants.Martin Blas, au contraire, avait dit :

– Je veux pour ma part la comtesse deToulouse et cette jeune fille qu’on nomme Céleste.

Rieux, toujours de bonne humeur, avaitrépondu :

– La comtesse de Toulouse, non, mais lafillette, Dieu vous l’a donnée avant nous, cousin Morvan.

Et, s’avançant vers lui, Rieux lui secoua lamain d’un air goguenard.

– Mon cousin, ajouta-t-il, vous avezfièrement bruni depuis quinze ans ! Sans votre accent du paysde Carentoir, que vous n’avez point perdu en courant le monde, dudiable si je vous aurais reconnu !

Grâce à de Rieux et à quelques autres, onn’insulta point les hôtes du gouvernement, qui purent opérer leurretraite. Bientôt, sous ces flots de lumières que renvoyaienttoujours les grandes glaces et l’or des hautes moulures, tout futsombre, tout fut noir. Au lieu de ces toilettes brillantes qui toutà l’heure encombraient la fête, au lieu de cette étincelante cohuequi chatoyait de soie, de diamants et de fleurs, les feux deslustres et des girandoles s’absorbaient dans les haillons sombresformant le vêtement des Loups, qui pour la plupart étaient descharbonniers.

La foule augmentait, du reste, d’instant eninstant. Chacun voulait voir, et le gros de l’armée était toujoursdehors. Tandis que les vrais conviés de cette fête s’esquivaientpar la rue de l’Horloge, les Loups montaient toujours. Et chaquenouveau venu, en entrant dans cette sphère rayonnante, était prisdes mêmes éblouissements. Si on les eût attaqués en ce lieu, ils nese seraient point défendus.

On les voyait tous, tant qu’ils étaient,étonnés et comme engourdis par un choc. La plupart ne bougeaientpoint ; d’autres se démenaient comme si le parquet leur eûtbrûlé la plante des pieds. Évidemment, en ce lieu inconnu etredouté, ils avaient crainte qu’un vengeur ne sortit de terre.

Pendant quelques minutes tout au plus on vitle satin, les dentelles et les pierreries mêlés aux lourds haillonsdes révoltés de la forêt. Peu à peu, la dernière dame, escortée dudernier gentilhomme, passa le seuil de la porte basse qui donnaitsur la rue de l’Horloge. Achille-Musée Feydeau et M. lesénéchal sortirent comme les autres, pour ne se point compromettreabsolument, et pour servir d’escorte à mademoiselle Olympe et àmademoiselle Agnès. En sortant un des derniers, l’épée à la main ettête haute, le maréchal de Montesquiou dit :

– Si je commandais encore la province, jeferais danser ces coquins sans violons !

Peut-être l’eût-il fait comme il le disait,quoique les paysans du pays de Rennes lui eussent prouvé une fois,sous le bourg de Pacé, en lui tuant deux cent cinquante hommes durégiment de La Ferté, qu’ils n’étaient point si maniables.

En quittant le présidial, presque tous lesgentilshommes avaient un sourire sous la moustache. On leschassait, mais, s’ils étaient battus, c’était sur le dos de laFrance. Ils étaient un peu comme ces pères faibles qui s’amusentquand même aux plus terribles espiègleries de leurs enfants. Cesfantastiques vainqueurs de la vice-royauté française, c’étaient endéfinitive, des Bretons.

À part même ceux qui, secrètement, étaiententrés ou voulaient entrer dans la forêt, laplupart se réjouissaient de ce soufflet donné en plein visage de laconquête.

La ville était prise par la campagne bel etbien. Chacun savait que les casernes étaient barricadées en dehors,ainsi que les hôtels Saint-Georges et de Pesée, où étaient lesquartiers des cadets. Le collége militaire de Kergus était gardé.Le poste du régiment de Conti avait été fait prisonnier en dehorsdes portes Mordelaises ; en dedans, les soldats del’intendance avaient mis bas les armes. Les coups de feu qu’onavait entendus étaient tirés en l’air, disait-on, par les gardes àpied de la sénéchaussée.

C’était une victoire, mais c’était aussi unetrahison, comme toutes les victoires de l’émeute.

De la noble assemblée qui naguères emplissaitla grande salle du présidial, il ne resta plus bientôt que deuxhommes et deux femmes : la comtesse Isaure etM. de Rieux, d’un côté ; de l’autre, don Martin Blaset la pauvre petite Céleste qui se mourait de peur.

La comtesse Isaure avait remis son masque. UnLoup, que sa haute taille distinguait de ses camarades, s’approchad’elle.

– Que le palais du gouverneur soit àl’abri de toute attaque, lui dit-elle à voix basse. Laisse lesaides et les gabelles à Yaumy. Que Jouachin se charge de la prisonavec une troupe de vassaux de Rohan. Voici la liste des prisonniersà délivrer.

Elle lui remit un papier. Le Loup fendit lafoule et sortit pour bientôt revenir. En son absence, on entenditde vives acclamations au dehors.

À un mouvement que fit l’Espagnol prétendupour se rapprocher de Céleste, M. de Rieux vint se mettreentre eux bonnement.

– On vous dit que vous l’aurez, cetteenfant, mon cousin, fit-il en se frottant les mains ; maiscroyez-vous que nos amis vont rester là les bras croisés ? Lebal est tiré, il faut le boire !

Puis d’une voix de tonnerre :

– Holà l’orchestre !s’écria-t-il : marchons !

La noire inondation s’agita en grondant. Cemot grec orchestre n’était pas du tout connu des Loups. À la bonneheure, si M. de Rieux, eût évoqué le biniou et labombarde ! On vit briller les lames de tous les couteaux.Chacun crut que c’était là un appel aux armes.

Mais l’orchestre frappa un accord, et lesLoups montrèrent leurs longues dents blanches à pain noir, pourrire, non point pour mordre. L’orchestre, placé dans une retonde engalerie, à six ou sept pieds du sol, n’avait pu fuir avec cesmessieurs et ces dames. Il s’était vu captif dès l’abord, et lesvirtuoses dont il se composait, ayant toute autre chose à fairequ’à être braves, s’étaient tapis derrière leurs siéges, espérantn’être point aperçus. L’ordre de M. de Rieux les fitsortir de leur trou : on vit les violons tout pâles, et lesbasses de viole, émues jusqu’aux larmes, reprendre leur place etdresser en tremblant leurs instruments. À cette vue, un grand éclatde rire fit trembler la vitre du présidial.

C’était la glace qui se rompait. Les Loupsjetaient bas du premier coup cette timidité qui accompagne toutdébut dans le monde. Ils étaient chez eux on allait bien levoir !

– Allons, signor Fontana, ditM. de Rieux au chef d’orchestre, une courante, s’il vousplaît c’est de circonstance !

Le signor Fontana leva son bâton de mesure.Aussitôt, ce fut dans le salon un trépignement de sabots dont rienne peut donner une idée. L’orchestre fit de son mieux pour dominerce tonnerre, mais quinze cents paires de gros sabots sur un bonparquet de chêne, voilà un instrument puissant !

On se mit en branle. Il n’y avait point defemmes, mais de la gaîté, ah ! de la gaîté ! Sur lestrois mille sabots, vous eussiez pu compter hardiment quinze centsgaloches de charbonniers. Je vous laisse à deviner de quellecouleur était le nuage de poussière qui s’éleva.

Martin Blas rabattit son chapeau sur sesyeux ; M. de Rieux mit son mouchoir dans sa bouche.Il riait à faire plaisir.

– Eh Josille ! criait le voyageurJulot, qui s’était mis un voile de dentelle sur la tête, je vas tefaire comme j’ai vu les duchesses à Paris… Qu’elles se balançaientde ci… qu’elles se balançaient de là… Pelo ! prête-moi tonéventail.

On put voir alors que les nobles fugitives nes’étaient point toutes retirées avec armes et bagages. Pelo, quiavait une coiffure de roses blanches sur son masque de peau deLoup, prêta son éventail volé.

Pendant que le voyageur Julot fit les grâcesdes duchesses parisiennes, chacun voulut ajouter quelque chose à satoilette. Il fut chargé bientôt d’un monceau de rubans, attachés auhasard, de trois ou quatre mantilles et d’autant d’écharpes. Trentemains lui attachaient à la fois autour du corps des plumes, desnœuds de velours et des guirlandes arrachées aux piliers. On mitautour de son cou rougeâtre un joli collier de peau de cygne.

Fier et sérieux, le voyageur Julot compritqu’on voulait lui faire honneur et se conduisit de façon à ne pointdémériter la faveur dont il était l’objet. Il donna de l’éventailpar la face à tous ceux qui l’entouraient et fit ainsi un largecercle autour de lui. Dans ce cercle, il se mit à danser, imitant às’y méprendre les princesses de la cour du Régent.

L’orchestre jouait en désespéré. Les sabots,furieux de joie, faisaient un tapage infernal. Ceux qui étaientdans le salon criaient pour manifester l’enthousiasme de leurplaisir. Ceux qui étaient dehors criaient pour entrer.

C’était une bacchanale effrayante, et jamaisce bon M. de Rieux ne s’était tant diverti !

Quand l’orchestre, épuisé, fit trêve et que lenuage de poudre fut un peu dissipé, on put voir qu’un légerchangement s’était opéré dans la position de nos personnages.Peut-être cela venait-il purement du hasard.

Céleste était toujours assise sur l’estrade,mais la comtesse Isaure avait pris place à côté d’elle.M. de Rieux restait isolé au bas des degrés.

Quant à don Martin Blas, la cohue s’étaitemparée de lui en quelque sorte et le tenait pressé dansl’embrasure d’une des croisées qui donnaient sur la place d’armes.Il était si parfaitement encadré par cette masse humaine quil’opprimait de toutes parts, qu’il n’eût même pu faire un mouvementpour dégainer son épée.

La voix de stentor de M. de Rieuxs’éleva de nouveau.

– Qu’on serve à manger et à boire !cria-t-il à la porte de la grande galerie où quelques valets semontraient tout effarés.

Pour le coup, Julot le voyageur n’avait rienpu voir de pareil dans la grande ville de Paris. Dès que les Loupseurent appris le chemin de l’office, il y eut un va-et-vient deplateaux qui bientôt furent dédaignés comme embarrassants. LesLoups apportaient à brassées les bouteilles, les gâteaux, lespâtés, les conserves, enfin tout le matériel qui avait été préparépour fêter l’appétit de messieurs et de mesdames des États.

On buvait, c’était une bénédiction !toute bouche avait son goulot, si bien qu’il y eut un silence emplipar le joyeux glouglou de tous ces flacons qui étaient en train dese vider.

Les heureux qui avaient trouvé place dans lasalle montrèrent leur bon cœur. Des masses de bouteilles et decomestibles furent jetés par les fenêtres à la volée, et l’arméecampée sur la place d’Armes eut sa part du festin. Champagne,bordeaux, chambertin, les Loups purent se vanter d’avoir goûté toutcela un fois dans leur vie.

Puis la danse reprit, échevelée cette fois,car on avait commandé à l’orchestre de jouer la fameuse Rondedu Tabac. La farandole commençait au pied de l’estrade et secontinuait par le vestibule et les escaliers jusque sur la placed’Armes, qu’elle traversait en hurlant pour replier sa queuejusqu’au perron du palais des États.

La farandole finie, un autre changements’était opéré dans la salle. La comtesse Isaure et Céleste avaientdisparu. Nous les eussions retrouvées dans la galerie voisine oùRaoul arrivait, les cheveux en désordre, le front couvert de sueuret de sang, et portant à son uniforme déchiré les aiguillettes decapitaine.

Raoul avait sauvé madame la comtesse deToulouse et c’était le prince gouverneur qui lui avait attaché desa main les insignes de son nouveau grade.

Ce Loup de grande taille, qui était parti uneheure auparavant, portant la liste des prisonniers à délivrer etles ordres de madame Isaure, revint en ce moment. Son masque qu’ilôta pour étancher la sueur qui inondait ses joues, montra le francet bon visage de Josselin Guitan.

– La besogne est finie, dit-il.

Il était deux heures après minuit. Les Loupsavaient fait autre chose que danser, manger et boire. La prison dela Petite-Motte avait été forcée. Quatorze gentilshommes et un plusgrand nombre de gens de roture qui étaient encore détenus pourl’affaire des chevaliers de la Mouche à miel étaient en liberté.Les rôles de l’arriéré avaient été lacérés. Les coffres de larecette et du contrôle étaient au pillage, ainsi que les aides, etles gabelles brûlaient.

L’hôtel du maréchal était situé rue deBourbon ; ses derrières donnaient sur l’Hôtel-de-Ville. Unevingtaine de gentilshommes s’étaient rassemblés : tousFrançais et enragés de leur mésaventure.

Montesquiou voulait mettre l’épée à la main etdonner au beau milieu de cette canaille. Mais la folie était partrop manifeste : vingt contre trois ou quatre mille ! Ily avait là les paysans de trente paroisses.

Les compagnons du maréchal rongèrent leurfrein pendant une heure ou deux, mais la rage finit par leur monterau cerveau. On chargea tout ce que l’on trouva de mousquets dansl’hôtel, et, au moment où les Loups rassasiés se mettaient pour latroisième fois en branle au son des violons, une décharge biendirigée en coucha une douzaine sur le parquet. Le chapeau de MartinBlas fut percé d’une balle.

– Oh ! oh ! fitM. de Rieux en présentant tout son corps à une croisée,ce maréchal est un vrai rabat-joie ! Éteignez leslustres !

L’instant d’après, une obscurité profondeavait remplacé les éclatantes clartés de la foule, et les Loupsterrifiés descendaient le grand escalier pêle-mêle.

Don Martin, à demi-étouffé, sortit enfin de sagêne, jurant au-dedans de lui-même qu’il prendrait sa revanche.Dans l’escalier, le joli sabotier lui dit à l’oreille :

– La petite demoiselle sera cette nuit àla Fosse-aux-Loups.

– Moi aussi, répondit l’Espagnol.

Comme il débouchait sur la place d’Armes, ilse sentit serrer le bras. La comtesse Isaure était auprès de lui,masquée.

– Monsieur de Saint-Maugon, lui dit-elle,je ne vous veux point de mal ; vous êtes encore le maître deprendre la fuite : pour cela, je vous donne uneheure !

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