La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 12LE CORNETTE

La lettre poursuivait :

« … Je vous demande bien pardon de vousécrire, mais je n’ai que vous à qui dire ce qui m’arrive, et ilfaut bien que je vous explique pourquoi je ne suis pas à cetteheure au château de Rohan Polduc, comme je l’avais promis à lafemme du moulin… »

– Il ne sait pas encore qu’elle estmorte, pensa Céleste avec un gros soupir.

« À part cela, continuait la lettre, j’aiexécuté de point en point tout ce que la brave sorcière m’avaitcommandé. Je me suis présenté chez M. de Rieuxlieutenant-colonel de Conti, et je lui ai remis ma lettre decréance qu’il a lue en riant de tout son cœur ; c’est unseigneur très-gai. Après avoir lu il m’a toisé de la tête au piedset j’ai entendu qu’il disait : « Ça fera un beausoldat… »

– Pour cela, oui, pensa Céleste.

« … Après quoi, disait encore la lettre.M. de Rieux m’a fait l’honneur de me tendre la main.Pensez si je tombais des nues. Il me secouait la main bonnement etil riait, et il parlait tout seul disant : « – Foi demoi ! voici au moins une mine à porter le nom d’un Breton devieille roche ! Celui-là, si on lui met le fouet à la main,saura bien chasser les croquants de la maison de sonpère ! »

« J’ai eu bonne envie de lui demander sic’était de moi qu’il parlait, mais il a sonné pour avoir du vin etm’a fait boire une tasse pour ma bienvenue. Chaque fois quej’allais l’interroger, il me donnait un grand coup sur l’épaule etme disait, en riant comme un bossu : « – Mon mignon,quand tu le tiendras, le fouet, frappe fort et ferme et ne te gênepoint ! »

« Puis tout à coup, il a repris : –As-tu entendu parler, mon petit bonhomme, de ce serpentmythologique qui avait tant d’ennemis et tant de têtes ? Jecrois qu’il s’appelait l’hydre de Lerne. La brave femme quit’envoie a aussi beaucoup d’ennemis et beaucoup de têtes…, trois ouquatre, sans compter celle qui lui sert à Paris… et toutes cestêtes là tiennent ferme sur ses épaules ! »

Céleste se frottait les yeux.

« Comprenez-vous cela, vous,Céleste ? demandait Raoul dans sa lettre. Moi, j’en étais toutétourdi. Cependant, j’ai réfléchi depuis ce matin trois fois plusque je ne l’avais fait en toute ma vie. Je suis bien sûr qu’ilparlait de la Meunière ; elle et madame Isaure ont les mêmesdesseins… Enfin, je voudrais gager que ces desseins se rapportent ànous deux… »

– Le fou ! se dit Céleste.

Mais pensait-elle bien ce qu’elledisait ?

« Je saurai si je me trompe, reprenait lalettre, ou si j’ai deviné juste. En attendant, j’ai foi en madestinée puisque la volonté de Dieu l’unit à la vôtre, Céleste… Jeservirai ceux qui vous aiment, jusqu’à la mort ; jusqu’à lamort, je combattrai leurs ennemis… Je vous entends me demander sije les connais ? Pas encore, quoique M. de Rieux aitprononcé trois noms, entre six éclats de rire. Ah ! quel gailuron ; et comme il vide bravement son verre ! Il a nomméd’abord Rohan-Polduc, ensuite l’intendant Feydeau, et enfin uncavalier que le hasard a fait mon ami d’un jour, l’Espagnol donMartin Blas… »

Céleste resta pensive après avoir lu ces troisnoms. Au bout d’un instant elle murmura :

– Le premier est l’homme dont je mange lepain, le second est le père des demoiselles que je sers, letroisième est ce beau seigneur qui m’a fait peur, ce soir, dansl’escalier à force de me regarder…

**

*

À l’âge où les deux demoiselles Feydeaucommençaient à s’ennuyer de leur poupée et alors que feu madame lasénéchal, fille aînée de Feydeau, après deux ou trois années demariage infécond, désespérait d’être mère, on trouva un soir, sousla maîtresse porte du manoir de Rohan, une petite fille endormiedans un berceau d’osier. On la recueillit. Elle était très-jolie etremplaça d’une manière avantageuse les poupées dont mademoiselleAgnès et mademoiselle Olympe ne voulaient plus. Ce fut à qui desdeux aimerait le plus passionnément la petite fille. On délaissapour elle le chien favori et même la chatte blanche.

La petite fille était Céleste. Vers ce temps,Mme la sénéchale, qui était une pauvre créaturebonne, faible et souffrant déjà de la maladie qui la mit autombeau, rencontra dans la forêt une femme inconnue qui luidit :

– L’orpheline est la sûreté du château,souvenez-vous de cela.

On commençait à parler des Loups. JosselinGuitan avait été vu dans les coupes de Saint-Aubin-du-Cormier. Lespaysans disaient que Valentine de Rohan courait le pays, la nuit,déguisée en mendiante. Depuis quelque temps, dans les loges de laforêt, le mystérieux nom de la Louve avait été prononcé pour lapremière fois. Madame la sénéchale n’eut garde d’oublier. Tantqu’elle vécut Céleste fut heureuse.

On l’élevait auprès d’Agnès et d’Olympe commesi elle eût été leur jeune sœur. C’était la sénéchale qui lui avaitdonné ce nom de Céleste, car on n’avait trouvé aucune indicationdans le berceau.

Céleste était si douce que les deuxdemoiselles Feydeau continuaient de l’aimer. Ce fut lorsqu’elle eutdouze ou treize ans, l’année qui suivit la mort de la sénéchale,que son martyre commença. Les gentilshommes qui venaient au châteaula trouvaient charmante et le disaient. C’en fut assez pour lafaire prendre en horreur par mademoiselle Agnès et mademoiselleOlympe.

En quelques mois, leur aversion fit desprogrès si rapides qu’elles allèrent jusqu’à la frapper. Célesterésolut de s’enfuir, mais vers cette époque la conduite de ses deuxtyrans changea quelque peu. Le sénéchal s’était interposéouvertement.

Si le lecteur a souvenir de la dernièreentrevue d’Alain Polduc avec son beau-père et de certaine lettresignée « Saint-Elme », mentionnée dans cetteconversation, il devinera aisément le motif de l’intervention deM. le sénéchal. La lettre disait en effet quelque chose commececi ; « Paris est loin, mais j’ai le bras long. »Polduc le savait bien. Depuis lors, Céleste ne fut plus maltraitéequ’en paroles. – Mais la haine des demoiselles Feydeau s’augmentaitjournellement de toutes les marques d’admiration prodiguées en leurprésence même à la cendrillon, comme elles l’appelaient.

Céleste faisait cependant de son mieux pourles fléchir ; elle oubliait les rebuffades et les sarcasmesd’aujourd’hui pour ne se souvenir que des caresses d’autrefois, etsa reconnaissance à l’égard de M. le sénéchal était aussi viveque sincère.

Rien, jusqu’à ces derniers temps, n’avait jetéla moindre lueur dans son esprit au sujet du secret de sanaissance. Elle se croyait la fille de quelque pauvre villageoise.Le premier doute qui naquit en elle vint de ce mystérieux baiserdéposé sur son front par la belle comtesse Isaure.

Les paroles de la Meunière avaient changé cedoute en fièvre. Mais ce petit drame dont le prologue semblait siplein de promesses avait eu, ce jour-là même, son dénoûment tristeet muet. La Meunière était morte, entraînant avec elle ce secretqu’elle était seule à connaître sans doute.

Voilà que maintenant Raoul venait lui apporterd’autres espoirs et d’autres notions, Raoul qui la veille étaitpour elle presque un étranger et que désormais, grâce à cette mêmepauvre femme décédée, Céleste aimait plus qu’un frère.

Elle voulait savoir. La lettre du nouveaucornette de Conti éveillait violemment sa curiosité sans lacontenter, et pourtant elle restait là rêveuse et ne tournait pointla page achevée.

Il y avait une phrase énigmatique qui luirevenait comme un refrain. Raoul avait parlé de la Meunière commeayant quatre têtes.

– Quatre têtes ! pensait Célestaavec un superstitieux espoir : il faudrait donc la tuer quatrefois !… Et comment M. de Rieux a-t-il pu obéir à unemendiante qui se cachait dans une masure en ruines ?

Au bout d’un instant, elle reprit salecture.

« Après m’avoir forcé de boire à sasanté, M. de Rieux m’a demandé si je trouvais son vin bonet puis, s’étant levé de sa bergère il a dégainé ma propre épéesans du tout m’en demander permission. « Cadet, m’a-t-il dit,sais-tu au moins te servir de cela ? – Assez bien, ai-jerépondu. »

« Je n’ai pas cru devoir lui dire que monvieil ami Bergaz m’a tenu quatre années en sa salle, et je l’ailaissé éprouver mon épée sur le plancher. « Voici la miennelà-bas » m’a-t-il dit tout à coup en me montrant son épéependue à la muraille, « décroche-la, cadet, nous allonsvoir ! » J’ai obéi. Avant même que je fusse en garde, ilm’a détaché une botte volante à la hauteur des yeux. J’ai paré depied ferme et si rudement qu’il a passé l’épée dans la main gauchepour secouer ses doigts de la droite qu’il avait toutengourdis.

« Et il riait, le digne homme, mais de sibon cœur ! « Tu t’appelles Raoul ? me dit-il ;c’est un nom de preux, palsembleu ! Tu as une bonnepoigne ! » Sans faire semblant de rien, il m’a poussé dela main gauche une seconde botte si vive, que je me suis cru borgnepour le coup. J’ai paré encore de mon mieux. L’épée a sauté hors desa main. « Ah ! ah ! foi de moi ! a-t-il faiten se tenant les côtes, quel joli petit seigneur ! Ramasse-moicela, cadet. Tu es cornette de Conti : va-t’en acheter teséquipages. »

« Ce disant, il me tendait bienamicalement une poignée de pièces d’or. Je lui ai répondu quej’avais un mandat sur le trésorier du régiment. « Bon,bon ! petit Raoul, s’est-il écrié en riant de plus belle, tues fier, tu en as le droit. Je te permets de m’appeler moncousin. » Je croyais rêver et, comme je me confondais enactions de grâces, M. de Rieux m’a pris la main et l’aserrée rondement. Il me regardait. J’ai cru un instant qu’il allaitcesser de rire. Dans son regard il y avait comme une nuanced’émotion attendrie.

Alors, j’ai demandé : « Qu’ai-je àfaire pour le service du roi ? »

– Quand tu seras équipé, Raoul, monneveu, m’a-t-il répondu, je te charge spécialement de te promenerdans les rues de Rennes. Ce soir, tu viendras me dire le tempsqu’il a fait… Attends ! j’allais oublier ! Ne manque pasde passer au revers des Lices, sous le balcon de la comtesseIsaure. »

« Il m’a salué de la main, et je suissorti. J’étais comme ivre. Le trésorier du régiment m’a comptémille écus. Une heure après, j’avais mon uniforme, et je mepromenais à cheval par la ville pour le service du roi. Parobéissance, j’ai passé et repassé sous les fenêtres de madameIsaure ; mais elle était absente. C’est seulement sur le tard,et au moment où le soleil allait se coucher, que j’ai vu de loinvenir son carrosse. Je me suis approché elle m’a souri. Il n’y aque vous au monde, Céleste, pour être plus belle que la comtesse,et il y a des moments où je trouve que vous lui ressemblez…« Salut, cornette ? » m’a-t-elle dit. Une demidouzaine de gentilshommes accompagnaient son carrosse. Elle m’afait signe de venir tout contre la portière, et m’a dit :« Ce soir, au château ! N’oubliez pas que vous avezpromis ! » Et comme je m’inclinais respectueusement,voulant dire que je n’avais garde d’oublier, elle a ajouté :« Cette nuit, au bal du gouvernement… j’ai à vousparler ! » Elle a rentré sa tête dans son carrosse, et jesuis allé dire à mon colonel le résultat de ma journée.

« – Neveu, s’est-il écrié en me voyant.Je sais le temps qu’il fait. As-tu bonne envie de commencer tabesogne ? – J’en brûle d’impatience, mon colonel ! – Ehbien ! Raoul, tu vas entrer en fonctions tout de suite. Je teconfie le commandement du poste de nuit des portes Mordelaises. Oncraint quelque chose. »

« J’ai été sur le point de lui avouer lerendez-vous de le Meunière que venait de me rappeler la comtesseIsaure mais, ce secret était-il à moi ? D’ailleurs plusieursgentilshommes sont entrés en ce moment, et M. de Rieuxm’a donné la main en me disant : « Va t’en, neveu. »Et il a ajouté pour les autres : « Messieurs, voici unmaréchal de France en herbe et qui ne sera pas le premier de sonnom ! » Au moment où je sortais, tout le mondedemandait : Quel nom a ce jeune gentilhomme ?…

« Vers sept heures, j’ai pris lecommandement de l’escouade préposée à la garde des portesMordelaises : j’entendais mon beau cheval piaffer dans la couret je me disais qu’en moins d’une heure il pouvait me porter prèsde vous ; mais j’avais encore dans l’oreille le mot deM. de Rieux : « On craint quelque chose. »Faisant donc contre fortune bon cœur, je me suis mis à une table etj’ai écrit cette longue lettre pour vous dire ce que j’aurais tantaimé vous conter de vive voix. Un soldat va partit à franc étrier,pour vous la porter ; vous me plaindrez avant uneheure… »

Il y avait ce post-scriptum : « Aumoment de clore ma lettre, j’entends M. de Rieux quidemande à haute voix : « Le cornette Raoul est-il à sonposte ? » Et il ajoute en parlant à l’officier ; moncamarade : « il est invité au bal deM. de Conti de Toulouse… » Ah ! ce n’est pascette fête que je désirais ; là bas, je vous aurais vue etpeut-être que le mystère qui commence à me rendre fou auraitsoulevé un coin de son voile…

La lettre s’échappa clos mains de Céleste quipensait :

– Que d’énigmes, en effet !… Maiscelle qui avait donné le rendez-vous et qui pouvait éclairer cettenuit étrange n’est plus de ce monde ! Je ne l’avais vue qu’unefois et elle me faisait peur… ah ! je ne savais pas que je laregretterais comme ma meilleure amie…

Un instant, elle demeura absorbée ; sesyeux étaient humides et ses mains jointes. Au mouvement de seslèvres vous auriez vu qu’elle priait pour la morte.

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