La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 6MOT D’ORDRE

Le regard de l’intendant Feydeau allait del’espagnol à Polduc. Il ne comprenait plus du tout.

– Avez-vous étudié un peu, seigneur donMartin demanda-t-il, les nuances des cheveux des dames ? J’aià cet égard un certain acquis, et je cultive les muses en amateur.Je puis vous peindre à l’aide de la parole la couleur exacte descheveux de madame Isaure. Ce n’est pas le blond cendré, qui estcharmant ; ce n’est pas le blond perlé, superlatif du blondcendré, qui affadit un peu le visage. Ce n’est pas le blondchatain, ni le blond fauve, ni le blond orangé… Ce n’est pas nonplus le blond olive, ni le blond-miel, ni le blond-cire, ni leblond qui ressemble aux plumes des jeunes tourterelles ce n’est pasblond de lin, ce n’est pas le blond alezan, encore moins le blondanglais, qui est couleur de feu, et que les chiens courants peuventsuivre au flair… C’est le blond céleste, seigneur don Martin, leblond qui fait une auréole lumineuse autour d’un front charmant, leblond qui rayonne comme un diadème d’or au reflet du soleil…

Achille-Musée s’arrêta pour reprendre haleine.Don Martin Blas, qui ne l’écoutait plus depuis longtemps, venait defrapper sur l’épaule du sénéchal.

– Vous avez quelque chose à me dire,monsieur Rohan-Polduc ! prononça-t-il tout bas à sonoreille.

– Jetez donc des perles à unrustre ! pensa Feydeau.

– Je vous proteste… continua lesénéchal.

L’espagnol lui serra le bras. Polduc n’essayamême pas de soutenir son regard.

– La comtesse Isaure ne porte pas sonvéritable nom, prononça Martin Blas en fixant sur lui ses yeuxardents.

– J’ignore… j’ignore absolument… balbutiaPolduc.

Don Martin Blas le lâcha et fit un tour dansla chambre.

– Ce n’est pas elle qui habite cetappartement ? demanda-t-il tout à coup, tandis qu’un rouge vifperçait le bronze de sa peau.

– Ce sont mesdemoiselles de Rohan-Polduc,mes deux filles, répondit Feydeau.

– Vos filles ! répéta Blas quis’arrêta en face de lui : ce nom de Rohan est donc à tout lemonde ?

– C’est moi, seigneur don Martin,s’empressa de répondre le sénéchal, qui vais adopter mes deuxjeunes belles-sœurs et leur donner mon nom.

Martin Blas avait les sourcils froncés.

– Chez nous, en Espagne, dit-il, lesvoleurs de grand chemin font aussi l’aumône avec le bien qu’ils ontdérobé.

Puis, d’un ton brusque et impérieux :

– Il faut que je voie cette femme !ajouta-t-il.

– Avec votre nom, seigneur don Martin,avec la mission dont vous êtes chargé, l’hôtel de la comtesseIsaure vous ouvrira ses portes à deux battants.

Ce fut le sénéchal qui parla ainsi.Achille-Musée salua de la main en souriant, et dit :

– S’il restait quelque barrière, un motde moi la ferait tomber.

– Il y a des barrières, repartitl’Espagnol. Voici quarante huit heures que je suis enBretagne ; depuis ce temps-là je cherche la comtesse Isaure,qui me fuit, comme jadis me fuyait madame la baronne deSaint-Elme.

Achille-Musée se leva.

– Seigneur don Martin Blas, dit-il, cem’est un honneur et un plaisir de vous offrir mon faiblecrédit ; madame la comtesse est au château…

– Vous vous trompez, mon beau-père,interrompit Polduc.

– Comment ! s’écria l’intendant.

– Madame la comtesse est partie cematin.

– Sans me prévenir !

Involontairement, Polduc jeta un regard versles nuages de fumée qui allaient désormais diminuant.

– Eût-elle fait un pacte avec le diable,pensait-il en ce moment, car il était homme à mener plusieursaffaires de front, si je peux faire subir à la comtesse Isaure, àla Louve et à la Saint-Elme, le même sort qu’à la Meunière, je gagema tête que nous n’entendrons plus parler jamais de Valentine deRohan !

– Seigneur don Martin, reprit-il touthaut, la comtesse Isaure est d’humeur vagabonde et n’honore paslongtemps le même logis de sa présence. Nous l’avons possédée hierau soir un instant. Au point du jour, j’ai vu son cheval tout sellédans la cour…

Achille-Musée n’avait plus qu’unepréoccupation, c’était de jouer son rôle de fiancé. Il frappaviolemment sur sa boîte d’or.

– Jarnibleu ! s’écria-t-il, nousnous expliquerons, elle et moi, une bonne fois et j’en aurais lecœur net ! Dans les termes où nous sommes ensemble…

– Je n’ai pas les mêmes raisons que monbeau-père pour éclairer les marches et contremarches de la bellecomtesse, interrompit Polduc, mais il m’étonne qu’un envoyé de lacour de Madrid ne sache pas quelles sont les occupations de madameIsaure.

Martin Blas se retourna vers lui et dit avecune rudesse soudaine :

– Mes bonnes gens, nous allons changer degamme. Qu’importe ce que j’ignore si j’en sais assez pour vousfaire pendre ?

Feydeau se redressa du coup : c’étaitpresque un gentilhomme. Polduc baissa les yeux au contraire, aprèsavoir lancé à l’Espagnol un regard de sang.

– Nous ne sommes pas habitués,prononça-t-il tout bas, à de pareilles façons d’agir.

– Les habitudes se prennent, réponditl’Espagnol : je ne suis pas content de vous. Écoutez-moi bien,tous deux. Si vous êtes utiles, on vous tolérera… Si vous n’allezpas droit votre chemin, gare à vous !

Il remit son feutre et poussa la porte d’uncoup de pied comme un manant en colère. Sur le seuil, il s’arrêtapour dire :

– Vous m’amènerez la comtesse Isaure, cesoir, au bal de M. le gouverneur. Je le veux ! À cesoir.

Il sortit. L’intendant Feydeau se laissa choirsur le sofa.

– J’aime mieux les gens de France !s’écria-t-il ; la tyrannie de ces rustres espagnols seraitintolérable !

– Intolérable ! répéta le sénéchalcomme un écho.

Il réfléchissait et se disait à partlui :

– Il y a des ressemblances, je puis metromper. Autrefois, c’était la courtoisie, l’élégance… un vraichevalier ! Mais alors pourquoi courrait-il après cettefemme ?… Et pourquoi ces regards troublés qu’il a jetés toutautour de la chambre où autrefois ?…

En sortant du boudoir, don Martin Blasdescendit à l’écurie et fit seller son cheval. Avant de partir, etmalgré l’assurance formelle de Polduc, il entra au salon pour voirsi la comtesse Isaure ne s’y trouvait point par hasard.

Dès qu’il fut en présence des dames, vous nel’eussiez point reconnu. Impossible de rencontrer un plus parfaitgentilhomme. Évidemment ses allures brutales en face du sénéchal etde l’intendant étaient un parti pris. Aussi Agnès et OlympeFeydeau, dites mesdemoiselles de Rohan-Polduc, nepartageaient-elles point l’opinion de leurs pères au sujet duSeigneur Martin Blas. Elles avaient découvert en lui je ne saisquoi de romanesque, et le ton basané de ses joues leur semblaitfort agréable à voir.

La comtesse Isaure n’était pas au salon. DonMartin Blas prit congé, promettant de revoir ces dames au bal duprésidial. Comme il descendait le maître escalier pour gagner lacour, où l’attendait son cheval, une jeune fille montait enchantant. Ils se rencontrèrent face à face.

La jeune fille était vêtue d’une simple robede toile ; ses cheveux s’échappaient de son serre-tête rond enprofusion de belles boucles dorées. Elle avait des petits sabotsaux pieds et le tablier des servantes tombait sur sa jupe. Elle nefit que passer, portant dans ses mains une belle robe de soierose.

L’Espagnol s’effaça pour lui laisser le cheminlibre. Elle le remercia d’un sourire. Martin Blas resta immobile,bouche béante et les yeux grands ouverts.

Un instant, il fut sur le point de remonterles degrés du grand escalier, mais il se ravisa et descenditlentement le perron du vestibule. Il se mit en selle et piqua desdeux.

La route est longue de la forêt jusqu’àRennes. Tant que dura la route, Martin Blas oublia de pousser soncheval. Une irrésistible rêverie semblait l’entraîner. En arrivantaux portes de la ville, il tressaillit comme un homme quis’éveille.

– Est-ce une vision ? se dit-il.

Puis le nom de Valentine vint mourir sur seslèvres…

**

*

Dans le boudoir, Achille-Musée et Polducrestaient assez déconfits.

– Mon beau-père, demanda le sénéchal,quelle est votre opinion sur tout ceci ?

– Heu ! Heu ! fit l’intendant,c’est un grossier personnage. J’avoue que je ne crains pas unpareil rival. Madame Isaure a trop de délicatesse dans l’esprit etdans le cœur…

– Ah çà ! beau-père, interrompitPolduc indigné, est-ce que vous devenez fou tout à fait ?Avez-vous bien le cœur de plaisanter quand il s’agit de nosfortunes assurément et peut-être de nos existences ?

– Je ne plaisante pas, la comtesse…

– Laissons la comtesse, s’il vousplaît ! nous reparlerons de la comtesse quand il s’agira pournous d’expliquer comment madame Isaure, l’héroïne des conspirationsqui se trament à Rennes contre le Régent, peut avoir des rapportsavec la baronne de Saint-Elme, vendue ou donnée à la cour…

– Voulez-vous que je vous dise, Alain,mon garçon ? fit l’intendant d’un air capable ; cet hommea tenté de nous effrayer, voilà tout !

– Il a réussi, mon beau-père, répliquaPolduc gravement : nous avons vous et moi une horrible peur…et il y a de quoi !

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